Comment comprendre la circulation des thèses réactionnaires ?

J’ai déjà écrit concernant la circulation des fake news, et également sur la lutte contre les discours de haine. Une réflexion que j’aimerais investiguer concerne l’adhésion à des thèses idéologiques comme « il faut renforcer la sécurité », « il faut renforcer la surveillance / le contrôle / les sanctions » et basées sur un manichéisme moral. Sans me prononcer dans l’absolu quant à leur pertinence, il m’apparait qu’elles témoignent de mécanismes psychologiques et sociaux intéressants à déconstruire.

Peinture : John William Waterhouse

[Note 2024/06] Cet article se concentre sur des explications relatives au succès de ces thèses au niveau des publics qui y adhèrent. Je n’aborde pas ici toutes les stratégies et agissements – souvent plus cyniques et manipulateurs – des idéologues « premiers émetteurs » de ce type de thèses, dont certains possèdent des tribunes médiatiques ou un accès privilégié à celles-ci (tout en se prétendant muselés). C’est notamment dans ces tribunes que se dictent l’agenda thématique (cf. McCombs & Shaw) et le framing (cf. Lakoff) du débat. Ces postures de « premiers émetteurs » ne sont bien entendu pas à négliger, même ce n’est pas le sujet ici.

Les thèses réactionnaires et les paniques morales de ce type se fondent souvent sur une représentation naïve et manichéenne de la moralité. Exemple : « si on durcit la surveillance et qu’on punit davantage, il y aura moins de criminalité ». Je ne dis pas que toutes les idées similaires sont absolument fausses (on se situe d’ailleurs dans un questionnement qui ne se borne pas à la question de la vérité, mais nous positionne sur le devoir-être, l’efficacité, l’utilité, le bien, le juste…), mais elles sont généralement simplistes et limitées*. Ce que je voudrais développer est en lien avec la question de la décentration et tient dans une hypothèse de travail assez simple : ces positions tiennent en grande partie de l’ignorance*, et cette ignorance n’est pas tant cognitive que sociale.

* Précision : il ne s’agit pas de dire que les personnes adhérant à des idées réactionnaires sont incultes ou qu’elles ne s’informent pas assez. Au contraire, cela peut concerner des personnes très cultivées, qui passent beaucoup de temps à s’informer sur des sujets bien spécifiques en consultant différentes sources, mais qui néanmoins sont sujettes à des biais qui font qu’elles ignorent d’autres perspectives qui leur sont étrangères.

> En plus d’être manichéenne, ce type de thèse relève d’un essentialisme en morale. Pour en savoir plus à ce sujet, lire aussi : Qu’est-ce que l’existentialisme en morale ? (2018) et Essentialisme moral, sécurité et totalitarisme : certains humains sont-ils intrinsèquement des monstres ? (2018)

L’erreur fondamentale d’attribution

Prenons une image : quand on a été un « bon élève » qui n’a jamais eu de problème avec un enseignant durant toute sa scolarité, il est séduisant de se dire que les « mauvais élèves » rentreraient dans le rang si on resserrait la vis. Quand on n’a jamais eu de problème avec les forces de l’ordre, on peut aussi se dire que les gens qui en ont l’ont certainement bien cherché d’une certaine manière. Pour prendre encore une autre illustration, pour une personne n’ayant jamais été en proie à des violences conjugales, des violences sexuelles, ou à une grossesse non désirée, il est souvent plus simple d’imaginer que la victime n’a pas fait preuve d’assez de prudence, n’a pas pris de précaution voire est pleinement responsable de ce qui lui arrive.

En psychologie sociale, c’est ce que l’on appelle l’erreur fondamentale d’attribution : nous avons tendance à « accorder une importance disproportionnée aux caractéristiques internes d’un agent (caractère, intentions, émotions, connaissances, opinions) au détriment des facteurs externes et situationnels (faits) dans l’analyse du comportement ou du discours d’une personne dans une situation donnée » (Wikipédia). En résumé : s’il arrive un malheur à une personne ou si elle cause du malheur à autrui, c’est de sa faute.

> Lire aussi : Du volontarisme à la culpabilisation des individus (2018) et « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils sont morts dans d’atroces souffrances en essayant » – Le volontarisme sur Linkedin (2017)

On peut ainsi comprendre comment les réactionnaires résolvent la dissonance entre un engagement conservateur soi-disant « pro vie » et une adhésion à la vente d’armes : il y a les « gentils » (qui ne font que le bien/se protéger et n’ont pas de problème) et les « méchants » (qui sont irresponsables et tuent les gentils). Je pense qu’on néglige la place de l’ignorance (et donc de l’éducation vs le populisme) dans le processus. Intuitivement, c’est lié aussi à ce biais d’internalité (erreur fondamentale d’attribution) qui tend à négliger le contexte quant à l’explication de ce qui se passe : si quelqu’un agit mal ou a des malheurs, c’est de sa faute.

Position sociale et point aveugle : les biais en première personne

Comme je l’ai suggéré par mes exemples d’illustration, en plus d’être potentiellement sujets à l’erreur fondamentale d’attribution, nous sommes tributaires d’une perspective donnée, en lien en grande partie avec notre position sociale. Notre représentation du monde est une construction (cf. Qu’est-ce que le constructivisme ? (2018)) qui fait intervenir notre subjectivité. Ceci ne veut pas dire que nous ne pouvons pas croire des choses vraies, mais cela souligne combien la position à partir de laquelle nous jugeons peut influencer notre jugement.

Pour un enfant qui a toujours eu de bons résultats à l’école, sans trop de difficulté, il est difficile de concevoir que l’on peut avoir de mauvais résultats tout en faisant des efforts, malgré un ensemble de variables contextuelles qui expliquent la réussite scolaire. C’est aussi très difficile de comprendre les raisons qui font que quelqu’un commet un crime si cela ne nous a jamais effleuré l’esprit. Dès lors, il est plus confortable de se satisfaire d’explications causales simples : la personne-criminelle est essentiellement mauvaise, déficiente, psychopathe, nuisible. Je ne dis pas que cette thèse est fausse dans tous les cas (je n’en sais rien), mais je suis persuadé qu’elle n’explique pas tout et qu’une telle perspective limite assurément les leviers d’action (lorsque l’on prend en compte plusieurs paramètres qui expliquent la criminalité, on peut agir efficacement sur ces différents paramètres pour la faire diminuer).

Le souci, c’est que nous avons aussi tendance à nous sentir moins sujets que les autres aux préjugés. C’est l’idée de point aveugle (Wikipédia) : nous nous pensons moins biaisés que les autres. Nous sommes donc biaisés à propos de nos propres biais, ce qui les rend encore plus difficiles à remettre en cause !

> Lire aussi : Désinformation, fake news : pourquoi on y adhère et comment s’en prémunir ? (2021) et « Fake News » : Pourquoi partageons-nous des contenus faux ? (2019)

> Lire aussi : T’as laissé ton « esprit critique » au placard ! (2017), Un mensonge poserait-il problème s’il n’y avait personne pour y croire ? (2017) et Médias : « Manipulation » ! « On nous prend pour des cons » ! (2018)

L’ignorance des autres perspectives

Adolescent, j’ai pu moi-même être séduit par des idées réactionnaires concernant la sécurité, la prison, les flics dans les rues, etc. : « face aux délinquants, il faut se montrer plus sévère et cela résoudra les problèmes de délinquance ». Puis j’ai rencontré des gens, beaucoup dialogué avec différentes personnes, eu l’opportunité de faire des études et d’apprendre entre autres des bases de la psychologie, de la sociologie, de la communication, de la philosophie… J’ai eu la chance d’évoluer dans un milieu social ouvert, ainsi que de vivre des expériences marquées par la diversité, et de les vivre bien. J’ai aussi pu observer parfois « l’envers du décor » de ce que je ne percevais autrefois qu’à travers mon prisme de « personne sans problème » (nous avons toutes et tous des problèmes, mais force est de reconnaître que certaines personnes doivent faire face à davantage de difficultés que d’autres au niveau social : précarité ou pauvreté, violence sous de multiples formes, discriminations, etc.)… J’ai mieux pris conscience de la complexité de la réalité sociale, des raisons pour lesquelles un individu est amené à la marginalité, de la violence institutionnelle ou encore de l’inefficacité (voire contre-productivité) des mesures sus-citées.

> Lire aussi : Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration » (2017)

Je suis farouchement opposé à l’idée que comprendre signifie être d’accord, cautionner ou excuser, mais je suis aussi d’avis que comprendre est la moindre des choses, surtout si l’on a la prétention de défendre des pistes de solutions. On peut continuer à condamner les crimes fermement tout en multipliant les méthodes pour y faire face, plus efficacement. Ce n’est pas faire preuve de laxisme, mais de pragmatisme (sauf à considérer que le but ultime de la justice est uniquement de faire souffrir les gens qui ont commis des nuisances, et non d’éviter les nuisances).

Passéisme, nostalgie et mémoire biaisée

C’est ahurissant de voir combien des personnes en appellent aux « valeurs d’antan » alors qu’elles en ont souffert : il y a une forme d’ignorance (encore une fois, sociale et non seulement cognitive) qui ne veut pas voir afin de se positionner socialement comme « supérieure ».

« De mon temps, on jouait dehors, on mangeait des caramels, le pain coûtait 5 francs et papa nous collait des mandales quand on ne filait pas droit. C’était la belle époque ! »

La mémoire humaine ne correspond pas à un simple stockage de données. Quand nous replongeons dans nos souvenirs, nous reconstituons en réalité activement ceux-ci, nous les relisons par le prisme de notre vie présente, nous nous les expliquons et nous leur donnons une signification a posteriori. Nous avons tendance à enjoliver le passé et à minimiser les aspects plus négatifs.

Le problème, c’est que la « vraie vie » déconnexionniste ressemble comme deux gouttes d’eau à une pub pour camembert industriel, c’est à dire au cliché marketing de la vie rurale selon le rite mormon. Dans le rêve déconnexionniste, personne n’est jamais coincé dans le métro aux heures de pointe, ni humilié par son chef de service, ni infantilisé par le représentant d’un service administratif, ni harcelé par de gros lourds, etc. Tout n’est que luxe, calme et jeux d’enfants – deux jeunes gens, évidemment beaux et hétérosexuels, qui échangent un regard finiront mariés et propriétaires d’une maison en banlieue (et non pas divorcés et surendettés).

Andre Gunthert, La « vraie vie » sent bon le camembert (2014)

Dans un article concernant les reproches émis à l’égard des médias sociaux, je développe combien ces critiques témoignent souvent davantage de fantasmes que de problématiques tangibles. Je montre aussi que cette posture réactionnaire est loin d’être neuve, puisque Platon s’inquiétait déjà de cette jeunesse qui ne se « soumet » plus à ses maîtres, que les romans policiers, le rock ou le rap ont été accusés d’être des symboles de décadence, que Pompidou fustigeait la télévision qui abrutissait les masses et pervertissait les mœurs ou encore que les jeux vidéos sont souvent identifiés comme les causes directes des comportements violents des jeunes. Je conclus que c’est avant tout un phénomène de positionnement social qui vise à « se distinguer » d’une certaine manière, à se conformer à des normes que l’on a intériorisées. En disant « Nabilla est idiote », je me positionne comme quelqu’un de plus cultivé. En déclarant « une fessée n’a jamais fait de mal à personne », je me montre comme ayant été éduqué « à la dure » tout en étant une « personne droite ».

> Lire aussi : La critique schizophrénique des médias sociaux (2018)

> Lire aussi : La vérité sur l’emploi, le chômage et la pauvreté (2013)

Discerner, comprendre et rencontrer autrui

Il ne suffit donc pas de « revenir aux faits » et de prendre en défaut ces propos idéologiques, de « transmettre » bêtement (ce serait aussi une approche réactionnaire, d’ailleurs).

C’est parfois difficile de se remettre en question. Quand ça m’est arrivé, c’est venu toucher à l’image du « Good Guy » que je pensais / voulais être. La prise en compte de cette dimension intime et morale des idées (a fortiori politiques) me semble importante.

A mon avis, peu de personnes soutiennent des idées ou des actes en se disant qu’elles font du mal, soit parce qu’elles se désengagent moralement (dilution de responsabilité, etc.), soit parce que de leur point de vue, leurs positions sont justes.

Changer, c’est donc parfois faire face à des dissonances cognitives – et morales – où il s’agit d’assumer qu’on est peut-être dans le « mauvais camp »…

— Julien Lecomte (@BlogPhilo) April 12, 2022

L’enjeu serait de créer des opportunités de mieux comprendre le vécu d’autrui (empathie, décentration), de faire preuve de discernement (« faire la part des choses »), de se rencontrer et dialoguer. Dans un sens comme dans l’autre, de personne humaine à personne humaine. Ce sont les trois leviers que j’identifie dans mon ouvrage Nuance ! La puissance du dialogue (2022).