Cet article se base sur les réflexions et considérations issues particulièrement de trois ouvrages, afin d’ouvrir des pistes de questionnement :
1- Umberto Eco, Comment voyager avec un saumon
2- Boris Libois, Éthique de l’information
3- Gabriel Ringlet, professeur à l’UCL : vers un journalisme du « non événement », une prise directe avec le réel.
1. Considérations tirées du livre de U. Eco
Selon cet ouvrage satirique, de « pastiches et postiches », nous pourrions reprocher les dérives suivantes à certains journalistes : l’usage de leur rhétorique au détriment de la vérité et l’ancrage dans une logique économique (accompagné notamment d’une monstration du sanglant).
A cela, il faut ajouter la problématique de la « censure », qui pourrait s’exprimer de deux manières : d’abord, il y a la censure que j’appellerai « externe ». Elle entend le politique, les groupes de pression économiques, mais aussi les tabous culturels, qui englobent la religion et la sexualité (ou les minorités en général, et donc le « politiquement correct »). Cela signifie que les journalistes ne peuvent parler de certaines choses sans courir des risques (juridiques, mais parfois plus graves) ou être sujets à des pressions plus ou moins explicites. Enfin, il y a une censure « interne », alimentée par les journalistes eux-mêmes, qui choisissent l’information, et occultent certaines parties de la réalité, sans nécessairement en être conscients.
Si cette critique est aujourd’hui partagée, nous assistons probablement à un revirement radical, consistant en une attitude de « prise du contrepied » de ce que véhiculent les médias… Il reste qu’elle est matière à réflexion éthique au sein du journalisme, ce que ne manque pas de nous fournir le texte de Boris Libois.
Voir l’article médias : manipulation, influence et pouvoir pour des éléments d’analyse de ce système.
2. « Éthique de l’information. Essai sur la déontologie journalistique », par Boris Libois [*]
Commençons par une brève présentation de ce qui va attirer notre attention. D’abord, on soulèvera la pertinence des questions traitées. Ensuite, nous nous attarderons sur le caractère tautologique de l’autorégulation des médias. Après cela, nous évoquerons le débat posé par l’idée de créer un organe politique de contrôle externe de la presse. Enfin, nous discuterons amplement sur le fait que l’auteur attribue une fonction politique à la presse (partie de l’argumentation que je trouve primordiale), puis reviendrons sur la conclusion de l’ouvrage analysé.
Déjà en 1994, Boris Libois émet des critiques qui semblent aujourd’hui encore fort pertinentes (et même davantage qu’à l’époque où il écrit). Il pointe habilement les problèmes éthiques actuels du journalisme ; la spectacularisation, les dérives de la télé-réalité, le privilège démesuré accordé à la nouveauté, à la vitesse, l’effacement progressif de la frontière entre réalité et fiction, entre publicité et information…
A ses yeux, il est nécessaire que l’on crée une éthique qui soit différente d’une simple autorégulation (cette dernière amenant au relativisme des valeurs). Pour ce faire, l’auteur argumente en faveur d’une instance politique nouvelle qui contrôlerait ce « quatrième pouvoir » qu’est la presse. Il va dès lors critiquer une sorte d’absolutisation de la liberté d’expression individuelle, derrière laquelle se retranchent souvent les journalistes pour justifier leurs actes.
Dans son introduction, B. Libois insiste sur le fait que les médias, alors qu’ils sont considérés comme le quatrième pouvoir, sont indépendants, ne sont soumis à aucun véritable contrôle externe. Or, notre démocratie est telle que les différents pouvoirs ont chacun des moyens de pression, de contrôle, les uns sur les autres. Ensuite, il démontre que l’autorégulation dans ce domaine est un principe tautologique, puisque la liberté de la presse est présupposée, et que cela sous-entend son autonomie, soit qu’elle se donne ses propres lois, tout en ne manquant pas de disqualifier les autres sources réglementaires (celles-ci étant étiquetées de contraires à la liberté d’expression, au « droit d’informer » et in fine à la démocratie). Enfin, il pointe la confusion entre la liberté d’expression (individuelle) et celle de la presse (qui pourtant prône un bien sociétal qui est le droit du public à l’information). Cette erreur implique que les journalistes se réfugient derrière leur droit et la bonne conscience qu’ils en font, ce qui revient à dire que toutes les conceptions (toutes les subjectivités et les éthiques individuelles des journalistes) se valent.
Jusque là, je suis tout à fait d’accord avec l’auteur. Je trouve que ce dernier met bien en lumière les différents phénomènes qui posent aujourd’hui de nombreuses questions. Dans la suite de son ouvrage, il prend néanmoins une position que j’aurais tendance à questionner davantage. Il propose en effet d’associer l’État à la presse pour créer un service public qui permettrait l’émancipation démocratique.
C’est là que le bouquin pose son véritable débat, et où l’argumentation philosophique prend tout son sens. Certes, l’autorégulation des médias semble être un fait qui va de soi, et a montré ses nombreuses carences. De surcroît, la presse (je me permets ici l’analogie avec la mondialisation économique) dispose d’un grand pouvoir, qui n’a quasiment aucune limite fixée de l’extérieur. On peut ajouter que la presse s’opposait auparavant à un état totalitaire, alors qu’aujourd’hui, nous vivons dans une démocratie : elle est comme un grand contre-pouvoir qui n’a plus vraiment de pouvoir à sa taille à contrebalancer. L’instauration d’un contrôle paraît presque être dès lors une fatalité. Néanmoins, dans ce livre, Boris Libois reste relativement vague sur cette institution et ses véritables fonctions. Son raisonnement est d’ailleurs presque inattaquable a priori, mais nous ne pouvons dire ce que de telles considérations pourraient engendrer effectivement, dans les faits. Quels seraient les traits de ce cadre légal ?
Ce n’est cependant pas cette réflexion qui a attiré le plus mon attention. A un moment du livre, l’auteur indique qu’il conçoit la presse comme un « bien instrumental ». Pour lui, cette dernière a une fonction politique primordiale ; l’information ne doit pas être prise en soi, ni par rapport à la vitesse à laquelle elle est transmise, mais comme un moyen en vue d’une fin résolument politique. L’information doit selon lui favoriser la réflexion et la participation démocratique. Je trouve que ce point de vue est extrêmement important : nous sommes tellement bombardés d’informations de toutes part qu’on perd de vue le but de cette démarche. A croire que certains s’informent uniquement pour s’informer. De plus, très souvent, peu importe la vérité de l’information (et surtout le questionnement quant à cette dernière), pourvu qu’elle arrive vite.
Ce qui me plait dans l’ouvrage analysé, c’est son idéal d’émancipation démocratique. La visée est de rendre au journalisme un vrai but. C’est moins la prétention à une vérité objective inaccessible qui est recherchée qu’une véritable mise en question par rapport à des phénomènes concrets. Ainsi, dans le choix de l’information, par exemple, il devrait être inconcevable que l’on préfère parler de l’enlèvement d’une jeune fille pendant trois mois que de réseaux pédophiles sur Internet. Rien n’empêche de parler des deux, mais on ne peut occulter le second par le premier. Placer en une de plusieurs dizaines de journaux télévisés que la formation du gouvernement n’avance pas, pour dire qu’on n’a pas d’information à ce sujet, alors qu’on ne nous met au courant que d’une infime partie de ce qui figure au moniteur belge, par exemple, c’est une aberration.
Ce qu’il faut donc prendre en compte, c’est l’aspect pratique qui se cache derrière l’information. La connaissance, auparavant différenciée de l’action devient ici une condition de possibilité d’une meilleure pratique démocratique. Je suis tout à fait d’accord avec cette optique et pense que la fonction première de la presse est de donner un maximum de matière à réfléchir pour que le citoyen puisse participer activement à l’élaboration d’une société meilleure.
Il faut pourtant tempérer ce jugement. Il est relativement réducteur de n’envisager la presse dans son ensemble que par rapport à sa simple fonction politique. En effet, les fonctions de socialisation et de divertissement, probablement moins importantes philosophiquement, ne sont pas à négliger. De plus, n’y a-t-il pas d’autres problèmes à réfléchir par rapport à la presse « dans son ensemble », sachant que certains médias et journalistes contribuent aujourd’hui à remettre en cause les médias?
A la fin de son ouvrage, l’auteur revient sur la portée et les limites de la régulation publique. On trouve tout de même quelques précisions sur ce qu’il entend par son idée d’organisme régulateur de la presse. Malheureusement, je trouve qu’il ne s’avance pas suffisamment et que la réalisation pratique concrète reste assez floue. Néanmoins, on peut déduire qu’il n’est aucunement question de soumettre la presse à une seule idéologie, pour en faire un instrument de propagande, ni même d’effacer toute trace d’engagement dans chaque journal (utopie de neutralité objective qui est en soi une idéologie, d’ailleurs). Il est plutôt question de donner un cadre favorisant l’exercice du journalisme en fonction de sa fonction publique d’information (non au sens d’un « droit de savoir », mais d’émancipation). Par conséquent, selon l’auteur, il faut articuler la liberté d’expression comme droit individuel avec la liberté de la presse comprise comme fonction publique, en donnant la primauté au droit individuel.
> Découvrez mon entretien avec Boris Libois en 2012 : médias, éthique et régulation, dans lequel l’auteur revient sur ses différentes considérations et leurs enjeux.
3. Un journalisme du non événement
Ne peut-on pas, parfois, par des récits simples, voire de la vie de tous les jours, apprendre bien davantage ? Est-il inconcevable d’envisager un journalisme qui parle de ce qui concerne ses lecteurs – dans leur humanité -, non tant par démagogie ou tentatives de séduction que pour les aider à se poser la question du sens ? Est-ce irréaliste d’imaginer des médias « émancipateurs » qui seraient plus proches de leurs publics et des questions qui nous concernent fondamentalement en tant qu’être humains, et qui nous rapprochent dans notre humanité ? Des questions intemporelles, qui peuvent se poser dans l’ici et maintenant, mais qui invitent à transcender sa condition humaine, tout en assumant sa finitude…
Dans cette optique (je pense ne pas m’avancer trop), un journalisme « phénoménologique », qui mette en prise avec du sentiment, du vécu (mais aussi de la sobriété) avec la vie réelle, concrète, serait la position défendue par Gabriel Ringlet. Dit autrement, un journalisme qui relie l’usager avec le sens de la vie. Cela me semble être une des positions qui tiennent la route quant au défi éthique que peut proposer la profession. C’est la question du sens, celle qui invite à « aller plus loin » sur base d’une main tendue. Dans ce cas, le journaliste pourrait être celui qui tend la main.
Un peu (beaucoup) d’humilité, de fragilité, de sens par rapport à la mort, au pouvoir ou encore à la maladie… C’est aussi ce qu’on peut lire dans l’ouvrage « Ceci est ton corps » de G. Ringlet. Car dans le fond, l’être humain, être-pour-la-mort (pour reprendre l’expression d’Heidegger) ne cherche-t-il pas plutôt la réponse à la question du sens de sa vie, de sa mort, par la religion, les sciences ou autres « grands récits » ? N’est-ce pas réellement ce sens, donné par l’amour, l’attention, la disponibilité, l’altruisme, auquel on pourrait se rattacher ?
Des questions que Gabriel Ringlet laisserait à mon avis bien le soin de laisser ouvertes, apportant un modeste témoignage à qui souhaite l’entendre.
Notons que l’ouvrage « Ceci est ton corps » offre aussi au lecteur averti une critique à peine voilée d’une certaine tradition catholique archaïque.
[*] B. Libois, Éthique de l’information. Essai sur la déontologie journalistique, Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles (ULB), 1994.
A l’époque, l’auteur était vice-président du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel. En fait, on peut comprendre qu’il milite pour légitimer un organe de ce type et lui donner plus de prérogatives / d’autonomie. Il s’agit ici de pistes interprétatives.
Il n’entend pas que la presse doit être un instrument du pouvoir, en ce sens qu’elle serait réduite à un moyen de propagande, d’influence, soumise à une dictature économique ou politique. Elle est bien plutôt à prendre comme un moyen envers une fin qui est l’amélioration de la démocratie, et donc d’une création des conditions de possibilité d’un exercice critique de la presse.
Boris Libois parle principalement de l’univers audiovisuel, mais précise lui-même que tout ce qu’il écrit peut être étendu à la presse écrite. Découvrez mon entretien avec Boris Libois en 2012 : médias, éthique et régulation, dans lequel l’auteur revient sur ses différentes considérations et leurs enjeux.