Diverses réflexions de la catégorie éthique et anthropologie philosophique nous montrent à quel point l’absence de réflexion – morale – peut être dangereuse. N’importe quel homme sain d’esprit peut commettre des actes monstrueux, s’il ne prend pas la peine d’exercer son jugement moral, sa responsabilité, et/ou s’il en est incapable à cause d’un contexte difficile. L’être humain est confronté à l’absurdité, à l’inhumanité, la finitude.
Néanmoins, l’être humain est aussi capable de résister, de réfléchir, de construire. Si tous les auteurs que je cite ont rédigé des essais ou élaboré des expériences, c’est bien souvent parce qu’ils ont décidé de croire en l’homme malgré tout. Eux qui, pour certains, ont été confrontés au pire, ont pris sur eux d’en témoigner et d’affirmer la vie, des engagements et des valeurs malgré tout.
C’est pour ça que l’on doit se battre, donner son avis, tenter d’avancer. Au lieu de parler de jugement moral (expression qui peut paraitre peu éclairante, éventuellement péjorative), je préférerai utiliser ici le terme d’attention ou de soin, couplé avec une notion d’ouverture. Cette piste m’a été inspirée notamment par Michel Dupuis (philosophe abordant les questions du soin, de l’attention), ainsi que par H. Arendt (concept de banalité du mal et habitude à exercer son jugement moral). Il s’agit bien d’une aptitude morale, qui ne se caractérise pas tant par de grands calculs mathématiques que par une intelligence vécue, en pratique.
Attention à soi, attention à autrui, et aux autres. Ouverture à la différence, celle qui vient d’ailleurs, mais aussi celle que l’on possède en soi.
- En prenant soin de soi, en faisant attention à soi, à ses sentiments, à ses comportements ; en sachant les reconnaître, les exprimer, les formuler, les maîtriser… En prenant le temps, en prenant distance, en relativisant. Par un geste d’honnêteté avec soi-même, d’intégrité, de respect de soi ;
- En faisant attention à autrui, à ne pas le blesser, à ce qu’il ressent, à ce dont il a besoin, à ce qu’il pense… En s’ouvrant à son point de vue et en le considérant comme une richesse. Par un geste d’accueil, de bienveillance, d’humilité (se traduisant dans une éthique coopérative de la discussion – cf. Grice et Eco) ;
- En prenant soin des autres, de l’humanité en tant que telle, de la « masse informe » : en y faisant attention, en la considérant sans superbe ; en s’ouvrant à la culture et aux croyances différentes, en les respectant et en tâchant de les comprendre de manière authentique, sans pour autant les partager totalement.
Sans doute y a-t-il aussi une notion d’empathie lorsqu’il s’agit de prendre soin de l’autre qui souffre.
On peut, selon moi, envisager une éthique du quotidien, applicable par tous, à son échelle. Éviter de blesser, dans un conflit lors d’un désaccord, et trouver une solution qui sied à chacun ; canaliser sa colère et son stress ; tâcher de comprendre les cultures qui nous entourent (se décentrer de son propre vécu, tant du point de vue cognitif qu’émotionnel) ; mettre en place des comportements constructifs ; ce sont là des illustrations d’enjeux de la vie « au quotidien ». Chacun est concerné. Chacun peut le faire, car un individu n’est pas « bon » ou « mauvais » une fois pour toutes (contrairement à un acte que l’on aurait posé, sur lequel on ne peut revenir. Cf. la notion d’existentialisme).
L’influence du milieu reste par ailleurs capitale par rapport à l’action humaine (même s’il s’agit d’une tension entre liberté et aliénations / déterminismes). S’il ne faut peut-être pas beaucoup à certains hommes pour devenir « inhumains », qu’un effort de moralité de chacun est nécessaire pour éviter ces tendances, il est néanmoins intéressant aussi de chercher les situations qui, dans nos sociétés, modèlent de tels comportements, les encouragent, voire les conditionnent dans une certaine mesure. La consommation de certains produits qui aliènent totalement la personne qui les prend, par exemple, pose question. Face à un certain niveau d’adversité, probablement différent pour chacun, ne sommes-nous pas tous capables du pire ?
« Faire de son mieux », « porter attention à », cela ne semble pas dire beaucoup de ce qu’il convient de faire… Cependant, il est question de se soustraire aux dogmes moraux qui imposent des manières de faire et des comportements bien spécifiques. Il y a ici un choix résolument existentialiste qui privilégie la liberté aux déterminismes et qui suppose que chacun puisse faire qu’il y ait un peu plus de bien, ou un peu moins de mal, par ses actes. Cette attention n’est pas de l’ordre du calcul purement rationnel : il s’agit comme pour Arendt d’une disposition morale à agir (raison pratique). S’il y a des terreaux fertiles au mal (et à sa « banalité »), il y a également des terreaux fertiles à des comportements qui permettent de construire une société harmonieuse. Un postulat est que l’on peut développer cela en favorisant une autonomie critique des individus, en exerçant leur jugement moral.
Cette proposition est également liée à une certaine forme d’optimisme en philosophie morale : il s’agit de considérer que l’être humain a le pouvoir de transcender sa condition, de faire sens, ne serait-ce qu’un peu, face à l’absurde auquel il est confronté…
Pour approfondir et faire des liens : résumé de mes positionnements philosophiques (2012) dans ce blog
Au niveau des liens entre épistémologie et éthique : Pour une éthique de la discussion