Entretien avec Julien Lecomte (2013). Propos recueillis par Julie Vanderkar (Gsara asbl).
Rencontre avec Julien Lecomte, titulaire d’un Master en information et communication, expert auprès du Csem (2012-2013), auteur du livre « Médias : influence, pouvoir et fiabilité » et qui traite notamment d’éducation aux médias.
Thèmes abordés :
- Fonctionnement des médias : publicité, économie (médias publics, médias privés…) et impacts sur les contenus et leur fiabilité (exemples : RTBF, RTL-TVI… + phénomènes clash, buzz, etc.)
- Agenda setting (Mc Combs & Shaw), journalisme et opinion
- Le(s) public(s) sont-ils demandeurs ? Divertissement, socialisation et/ou info et stratégies de séduction des médias
- Analyse critique des médias et médias critiques : Acrimed, Petit Journal, @rrêt sur images, MediaTIC, Medialog… La place de la critique et de l’analyse des médias : dans les médias « traditionnels » (MédiaTIC, MediaLog, Alain Gerlache, Le Petit journal, Vincent Glad…), dans des médias et projets alternatifs (Acrimed, @SI, Gsara, Media Animation…) ainsi que dans des instances (CDJ, CSA, CSEM, AJP…)
- Education aux médias
La publicité représente un enjeu majeur des médias. Vous posez la question dans votre livre : « on truque des matchs de foot pour de l’argent. Dès lors, pourquoi ne truquerait-on pas l’information ? ». Quelles seraient les répercussions de la logique marchande sur l’information ?
Le public est une cible. Comme le veut la formule bien connue de Patrick Le Lay, l’ensemble des « consommateurs » est une « marchandise » vendue aux annonceurs. Plus l’audience est grande ou spécifique, plus elle vaut de l’argent. L’intérêt de certains annonceurs passe avant l’information plus pertinente, même sur des sites comme Google (référencement payant, référencement naturel boosté par du SEO, etc.).
Pour capter l’attention de ce public, les recettes sont diverses : elles portent entre autres le nom de scoop, de « buzz », de mise en récit… Certains médias peuvent avoir tendance à jouer la carte de la proximité (micro-trottoir, infos locales, identitarismes…) ou de l’émotionnel (mort, crise, trash…) également. Il s’agit de stratégies parmi d’autres qui permettent de rendre les infos les plus digestibles.
Dans un contexte de concurrence extrême, beaucoup choisissent par ailleurs la compétition dans l’immédiateté, dans le flux d’info. Cela engendre que la production à la chaine ne doit pas s’arrêter et fournir du neuf au consommateur. Est-ce grave ? Je dirais que pas nécessairement. Cela dépend de l’impact sur la qualité de l’information et sur sa bonne compréhension par le public… S’il s’agit de la dénaturer ou de relayer des données fausses, là, il y a un problème. On touche à mon sens à un élément primordial de l’information, qui est sa fiabilité.
On peut s’interroger aussi sur le statut du journaliste ou du pigiste dans ce système (ce qui préoccupe pas mal l’Association des journalistes professionnels notamment)…
En tant que service public, la RTBF est quant à elle soumise à un contrat de gestion (dont la dernière version est entrée en vigueur le 1er janvier 2013, ndlr), mais elle reçoit aussi des fonds de la publicité (ses recettes publicitaires en radio/TV ne peuvent excéder les 30%). Recevoir des fonds de la pub signifie qu’elle aussi doit capter l’audience et recueillir l’attention. L’attention est une denrée rare, on parle d’ailleurs d’économie de l’attention. Capter l’audience est un défi pour les médias (quand bien même la totalité des fonds serait issue d’un financement public), d’autant plus pour les médias traditionnels. Concrètement, si vous prenez les JT belges francophones (qui réalisent les audiences maximales en Wallonie), il y a au moins autant de « teasing » sur la RTBF que sur RTL-TVI, la concurrente privée, d’autant plus depuis le relooking qu’il a subi en 2011. A contrario, RTL mise beaucoup sur l’info et sait qu’elle a fort à faire à ce niveau-là, justement parce que la Une dispose de l’étiquette « qualitative » dans une certaine opinion populaire. On sait d’ailleurs qu’une grande partie des audiences passe d’un JT à l’autre. Il faut faire attention à ne pas raisonner en termes d’idées reçues, parfois éculées. Toujours est-il que certaines tendances et que le format médiatique peuvent avoir une influence sur la qualité de ce qui est proposé aux publics.
Quant au fait de « truquer » l’information, il s’agit surtout d’une question rhétorique. On sait cependant qu’il y a de grands lobbies et groupes médiatiques qui n’hésitent pas à influer sur les contenus. En Belgique, il faut reconnaitre que le système médiatique est relativement libre de ces pressions (cf. le classement RSF de la liberté de la presse dans le monde).
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Quoi qu’il en soit concernant toutes ces tendances, il serait hâtif de faire des généralisations à tout le système médiatique.
Quels en seraient les effets sur l’opinion publique ?
Il est matériellement impossible d’informer tout le monde sur tout ce qui se passe partout dans le monde. Il s’opère nécessairement un choix de l’information, que l’on peut commenter grâce à la notion d’« agenda setting ». Ce choix se fait en fonction de plusieurs contraintes qui émanent à la fois du pôle éditorial et du public. Les médias mettent des thèmes « à l’agenda » : c’est ce dont les médias vont parler, mais aussi ce dont le public parlera. En ce sens, les médias ne diraient pas tant « quoi penser » mais nous diraient « à quoi penser », ce à propos de quoi il est important d’avoir une opinion. Ce qui est dans l’agenda des médias, c’est ce dont les gens vont parler et vice versa. Souvent, on peut observer également le cheminement inverse : ce dont les gens parlent (par exemple, un « buzz » sur Internet) est repris par la presse d’info. C’est la dimension de socialisation des médias, qui prime souvent sur celle d’information.
Une stratégie éditoriale efficace consiste à anticiper les sujets de conversation des gens.
Quelles seraient d’après vous les autres stratégies pour plaire au public ?
Il serait difficile d’en faire une liste exhaustive. Pour plaire au public, il ne faut pas l’indisposer dans ses préjugés fondamentaux. Les médias préfèrent éviter la polémique complexe, si ce n’est pour mettre en scène du « clash » sur des sujets à propos desquels l’opinion est polarisée. Par contre, en ce qui concerne des remises en cause d’idéologies consensuelles ou des thèmes complexes, il est rare qu’un média « traditionnel » y fasse droit. Les médias seraient « lissés » pour ne pas trop bousculer leur audience, pour la flatter, voire parfois lui permettre de se regarder le nombril. Ils colporteraient ainsi les idéologies sociales les plus banalisées et surtout simplifiées, ainsi que les opinions les plus partagées, les plus gros clichés. C’est quelque chose que l’on peut déplorer à mon sens, surtout quand on sait que certaines visions réductrices sont de nature à renforcer des crispations ou autres fermetures identitaires…
A noter que ce n’est pas nécessairement une stratégie dans la mesure où cela peut se faire de manière tout à fait inconsciente… Ce n’est pas incompatible avec la logique de clash et de trash. En réalité, il s’agit de bousculades en surface, sur le mode de l’émotionnel ou de l’opinion à chaud, et non du fond des choses. C’est le micro-trottoir : on en reste à des opinions de surface, des personnes qui sont « pour » et d’autres « contre », mais sans traiter nécessairement du fond du problème. Pour la presse, la mise en scène des oppositions peut par contre s’avérer très divertissante…
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Les gens en seraient-ils vraiment demandeurs ?
Le postulat est de dire « puisqu’ils consomment, c’est qu’ils sont demandeurs ». Or, ce n’est pas parce qu’une personne consomme un produit médiatique que ce produit est appréciable qualitativement.
De nombreuses personnes ont d’ailleurs un discours négatif sur les médias (et à la fois, paradoxalement, certains d’entre eux les consomment malgré tout).
Contrairement à ce que l’on peut souvent lire ou entendre à ce sujet, le téléspectateur n’est pas le récepteur passif qui va adorer être pris pour un pur consommateur qu’on va abêtir pour lui vendre son produit (« la masse », dont ce sont souvent « les autres » qui font partie…). Il y a une critique sociale croissante qui revient aux oreilles des médias, et il y a aussi une demande pour de la qualité et des dossiers de fonds. Des gens sont même prêts à payer pour cela, on le voit sur Internet. Je citerais sur ce point un camarade de discussion en ligne Cyrille Franck qui dit que pour faire une ligne éditoriale, il faut trouver le juste équilibre entre les haricots et les bonbons Haribo ; « entre l’austère plat de haricots “politique internationale” et l’indigestion de bonbons Haribo “faits divers ou people” ».
Ensuite, il est tout aussi possible de regarder une émission dans le simple but de participer à la critique sociale de celle-ci. Si les gens continuent de regarder du Nabilla, les médias se disent qu’ils aiment ça, donc ils en reprogramment. Et à la fois, Nabilla, c’est le genre de personne qu’on adore détester. Personnellement, je comprends et ne méprise pas du tout qu’on ait envie de regarder Nabilla. Je trouve que certains (pseudo)intellectuels ou analystes sont parfois méprisants dans leurs critiques envers les usages médiatiques populaires. Une manière de se distinguer, sans aucun doute (on est encore dans la socialisation : « je me démarque socialement par mes comportements »). Quelqu’un est-il moins intelligent parce qu’il regarde les « Anges de la Téléréalité » ? Cela ne m’empêche pas d’y voir certaines idéologies sociales ou encore de déceler des discours et des pratiques dissonantes chez les téléspectateurs. Pas mal de gens regardent cette émission pour la critiquer. Il y en a donc qui s’exposent à des contenus tout en les dénigrant, pour peu que cela offre de bons sujets de conversation le lendemain.
Là encore, information et socialisation sont deux dimensions qui se nourrissent mutuellement.
Pour sortir de cette logique qui pourrait en venir à privilégier toujours la même soupe et à formater les goûts des publics, Cyrille Franck affirme que s’il faut donner aux gens ce qu’ils veulent, il faut aussi leur donner ce qu’ils ne savent pas encore vouloir.
Quelle est la place accordée à l’éducation aux médias, voire à la critique des médias ?
Même si elle n’est pas assez présente et pas toujours assez nuancée, la critique a sa place dans les médias. On peut citer par exemple les « snipers » dans l’émission de Ruquier : les médias accordent une place de choix à ceux dont le métier est de critiquer, de remettre en cause, de déconstruire (parfois de façon grossière, mais déconstruire tout de même).
Il y a des émissions spécifiques aux médias comme les chroniques « MediaTIC » d’Alain Gerlache ou encore « Médialog » de Thierry Bellefroid sur la RTBF (qui reprend le flambeau d’Intermédias qu’il avait hérité d’Alain Gerlache également).
Les médias mettent aussi en scène leur propre dénonciation. Si on regarde un zapping sur Canal+, le Petit Jounal ou le Grand Journal avec Vincent Glad, on est en plein dans des médias qui montrent des médias, des médias qui se moquent des médias. On peut regretter l’inertie et le fait que cela reste au stade de la mise en scène, et non d’une réflexion de fond.
On pourrait très bien faire un Petit Journal sur le Petit Journal, par exemple. Cette émission critique les médias qui parlent tout le temps de la neige en hiver. Mais tous les hivers, le Petit Journal parle des médias qui parlent de la neige en hiver. Il fait son marronnier des autres marronniers !
Les médias sont importants en tant que contre-pouvoir (d’où l’importance d’une presse indépendante de pressions politiques, économiques, etc.). Mais ils représentent désormais un axe de pouvoir en tant que tel (on parle de « quatrième pouvoir »). Un pouvoir qui a, lui aussi, des contre-pouvoirs modérés, qui peuvent se développer en tout cas dans une société démocratique telle que la nôtre. Je pense aux associations de critique de médias ou d’éducation aux médias (comme le Gsara ou encore Média Animation), des organismes comme le Conseil Supérieur de l’Education aux Médias, des institutions comme le Conseil de Déontologie Journalistique (CDJ), le Master en Education aux médias à l’Ihecs… Le CSA et l’AJP jouent également un rôle dans la réflexion sur la profession, sur sa régulation et sur une éducation à son sujet. Sans compter les sites d’info alternatifs en ligne ! Cela témoigne à la fois de la santé de notre système (les gens ont de plus en plus d’outils pour se faire leur propre opinion), mais aussi, sans doute, du fait que les médias ne sont pas ou plus suffisamment « émancipateurs » (ou du moins plus considérés comme tels) : un autre « contre-pouvoir » doit prendre le relais.
En France, « @rrêt sur images » et l’association « Acrimed » font un bon travail d’analyse et de critique de médias, d’autant plus qu’ils sont transparents avec leurs propres présupposés. En ce qui concerne Acrimed, ils ne se cachent pas d’être plutôt héritiers de Bourdieu et de partager des valeurs de gauche.
Pour moi, un enjeu de ce contre-pouvoir incarné par l’éducation aux médias est non seulement d’analyser le fonctionnement des médias, mais aussi d’inviter l’usager à étudier son propre rapport aux médias ; ses propres attitudes et comportements : « où est-ce que je me situe dans ce système ? ». En tant que discours sur le réel (comme l’info dans les médias !), la critique des médias se doit d’être réflexive, et donc d’être vigilante par rapport à elle-même !
Ce qui devrait être le cas aussi des journalistes…
Oui je préfère de loin les journalistes qui revendiquent leurs opinions et idéologies en toute transparence que ceux qui se prétendent neutres et objectifs. Contrairement à ce que le dispositif du JT peut laisser croire, l’info ne se donne pas à voir d’elle-même, elle se « fabrique ». Selon Florence Aubenas et Miguel Benasayag, auteurs du livre « La fabrication de l’information », trois idéologies sous-tendent cette « fabrication » de l’information : la « transparence », « la critique spectaculaire du spectacle » et le « règne de l’opinion ».
Eddy Caekelberghs, ou le tabou des préférences politiques des journalistes
L’influence des médias ne correspondrait pas tant à des tentatives conscientes de manipulations qu’à la perpétuation de valeurs et d’idées reçues. Les journalistes ne seraient que les héritiers de tendances largement partagées dans le milieu où ils demeurent. Les meilleurs journalistes savent qu’ils sont partiaux et tâchent d’en rendre compte humblement. Les autres trompent déjà leur public, autant qu’eux-mêmes, s’ils baignent dans l’idéologie d’une objectivité dogmatique, se croient le reflet exhaustif et transparent du réel et se présentent comme tels. En pédagogie, c’est la même chose.
Pour moi, il ne s’agit pas de diaboliser la presse et ses pratiques, surtout dans nos contrées où il faut bien sûr rester vigilant, mais où les dérives ne sont pas les plus marquées. D’ailleurs, on peut dresser un parallèle avec un « principe » journalistique : les trains qui arrivent à l’heure ne font pas l’objet d’articles, par contre quand ils déraillent, cela crée l’événement. Tout comme les trains, la presse déraille peut-être moins souvent qu’elle ne roule correctement, mais personne n’en parle. Ce n’est pas parce qu’on parle plus des dérives et sophismes des médias et de la presse que ces derniers ne tâchent pas de respecter une fonction d’information. Ce n’est pas parce que l’on constate qu’il y a autre chose que des dérives que celles-ci sont tolérables, au contraire. Sans doute est-il judicieux de laisser de côté les discours trop génériques afin de décortiquer ce système complexe et de se faire une opinion « au cas par cas ».