« Il n’y a pas de différence entre le réel et le virtuel ». La formule est du philosophe Stéphane Vial. Elle a de quoi interpeller. Pourtant, à l’heure du jeu Pokémon Go, les frontières se brouillent. Et si cette distinction n’avait plus (voire jamais eu) de raison d’être ?
Pokémon Go : le virtuel dans le réel, et vice versa
Les chroniques se succèdent au sujet de Pokémon Go, ce jeu qui permet d’attraper des petites créatures fantastiques dans la rue, les parcs, les immeubles ou en pleine nature. Certaines se contentent de raconter comment fonctionne le jeu, d’autres critiquent de manière virulente l’irruption (encore plus) massive dans la collecte des données personnelles (à ce sujet, cf. Surveillance de masse et pouvoir(s)). Des débats enflammés ont lieu quant à savoir si cela tue un peu plus la socialisation, ou au contraire si ça la renforce…
Nous n’entrerons pas dans ces discussions déjà bien nourries par ailleurs. Par contre, ce phénomène nous semble extrêmement intéressant pour illustrer la distinction – ou plutôt l’absence de distinction – entre le « réel » et le « virtuel ».
Si l’on s’en tient à Wikipédia :
« Virtuel est un adjectif utilisé pour désigner ce qui est seulement en puissance, sans effet actuel. Aujourd’hui, on utilise souvent cet adjectif pour désigner ce qui se passe dans un ordinateur ou sur Internet, c’est-à-dire dans un « monde numérique » par opposition au « monde physique ». ».
Ce qui est intéressant avec Pokémon Go, c’est que le « monde numérique » (sur internet, à travers un écran) et le « monde physique » y sont largement confondus, mêlés dans une troublante synergie.
Il y a bien « quelque chose qui se passe » dans le réel. Les utilisateurs sortent de chez eux. Ils marchent, découvrent des lieux d’intérêt. Ils se rencontrent parfois. Au cœur de leurs interactions bien réelles ? Du « virtuel ». Mais au fond, que reste-t-il de virtuel là-dedans ?
« Idée reçue : Internet est un monde à part, déconnecté du réel »
Dans son article « Trois idées reçues sur Internet », Antonio Casilli déclarait déjà en 2011 :
« La rupture entre espace physique et espace numérique devient caduque, impensable, tandis que notre quotidien s’affiche comme l’espace même où l’informatique a lieu. Les données qui circulent d’une borne wifi à l’autre pénètrent notre réalité en saturant l’espace concret des villes, des maisons, des corps mêmes des usagers. […] L’informatique actuelle est capable de numériser la réalité non pas en la dématérialisant, mais au contraire en l’augmentant : les objets ne se dématérialisent pas, mais ils produisent et transmettent des fichiers, des textes, des sons et des images digitales ».
> Lire aussi André Gunthert : La « vraie vie » sent bon le camembert (2014)
A l’idée d’une forme de « vidage » du réel au profit du monde « virtuel », Casilli oppose en fait le concept de « réalité augmentée ». Nous disposons de nouveaux dispositifs pour percevoir le monde et interagir en son sein.
Du point de vue de la socialisation, notons également que la plupart des pratiques sur le web ont une dimension relationnelle : commenter un statut ou un article, chatter, tweeter, « aimer » un contenu, partager un article ou une opinion, etc. Même les applications ou les jeux en ligne où les joueurs sont chacun chez eux derrière leur écran suscitent de fortes interactions entre les usagers, qui soit y retrouvent leurs amis, soit y tissent des relations nouvelles. De plus, ces jeux sont souvent vecteurs de sujets de conversation (d’où le succès des vidéastes qui en parlent, par exemple : sans y avoir joué, le jeune spectateur peut quand même en parler dans la cour de récréation). Ils peuvent alimenter les relations du réel.
Même dans des jeux comme Second Life, dans lesquels l’idée était de se créer une « autre vie » que celle du quotidien, nous ne sommes pas dans un simulacre de la réalité, dans une copie ou une illusion où ce qui se passe est faux, comme le voudrait le dualisme (un peu platonicien) entre réel et virtuel. Les gens y investissent de leur personne et l’utilisent comme un complément ou un supplément de réel.
Concrètement, Internet n’est pas un monde à part, mais il ouvre de « nouveaux territoires » dans lesquels se jouent nos échanges avec le monde et les autres. Ces territoires sont tous bien « réels ».
« Her » : les émotions sont bien réelles
Poussons la réflexion jusqu’à imaginer que nous puissions créer une intelligence virtuelle capable d’interagir avec l’humain sans que l’on soit capable de la distinguer d’un ordinateur classique (pour les puristes, elle réussirait le « test de Turing »). Ce cas de figure est actuellement envisagé dans des fictions (le film AI, la série Humans…). Le film Her met en scène un être humain qui progressivement se voit troublé par ses interactions avec la machine. Là où nous voulons en venir, c’est que les émotions de cette personne sont bien réelles, même si leur « objet » n’existe pas matériellement parlant.
Sans aller jusqu’à des expériences de pensée aussi extrêmes, nous pouvons constater ceci au quotidien en observant des jeunes – ou des moins jeunes – qui s’émeuvent, s’amusent, s’énervent, s’attristent ou se déchirent à travers les réseaux sociaux. Il y a bien du réel au sein du virtuel.
> [Mise à jour 2023] Lire aussi : ChatGPT, test de Turing et Chambre chinoise de Searle (2023)
Stéphane Vial enfonce les dernières cloisons en déclarant qu’« il n’y a pas de différence entre le réel et le virtuel ». En fait, pour lui, toute notre expérience du monde est façonnée par nos technologies.
« Nous nous appuyons ici sur la notion de « phénoménotechnique » empruntée à Gaston Bachelard, qui nous conduit à défendre un constructivisme phénoménologique selon lequel toute technique est une matrice ontophanique, dans laquelle se coule notre expérience-du-monde possible ».
En remontant un peu plus loin, avec Kant, nous pouvons dire que nous construisons le monde et l’appréhendons toujours à travers des dispositifs techniques, des « intermédiaires », des systèmes de représentation et de perception de phénomènes (ne seraient-ce que nos cinq sens, notre « raison »). L’être nous apparait toujours d’une certaine manière.
Dernière réflexion en ce sens : ce qui se passe dans notre imagination ou nos pensées est-il simplement faux et illusoire, ou est-ce un peu plus compliqué que cela ?
> Pour aller plus loin à propos de la notion de constructivisme en épistémologie, cf. Doctrines et courants en épistémologie
Autrement dit, notre « système perceptif » est comme une sorte de « média premier », d’« écran premier » qui est prolongé par les autres technologies.
Ces « intermédiaires techniques » ne se limitent donc pas aux machines, à une dimension « mécanique ». On peut bien sûr évoquer l’imprimerie, mais aussi l’écriture alphabétique, ou encore les différents langages, qui ont métamorphosé notre manière d’aborder le monde, notamment. Nous pensons en utilisant des mots et des symboles, nous traitons mathématiquement la réalité avec des nombres…
> A ce sujet, lire notre entretien avec le philosophe Pierre Lévy : Médias, culture et cognition
Vial précise son propos en écrivant que cela ne revient pas à dire qu’il n’y a pas de différence entre ce qui est matériel et ce qui ne l’est pas, mais simplement qu’il est illusoire de penser qu’il y a une frontière nette entre deux mondes totalement indépendants et séparés, l’un étant « la réalité » et l’autre un simple simulacre.