Je vous propose de découvrir dans cet article un sociologue contemporain, Serge Paugam. Il est à mes yeux un des penseurs incontournables pour penser les questions de marginalisation (jusqu’à des formes de « clochardisation »). L’exclusion sociale, en somme.
Paugam est empreint des courants philosophiques qui prennent distance avec l’essentialisme. Cela signifie qu’il n’est pas d’avis de dire que « telle personne est comme ça et le restera », que « c’est dans sa nature », etc. (cf. les problématiques liées au concept d’identité). En bref, et sur base de ses observations des processus de disqualification sociale, il établit une compréhension qui va au-delà d’une conception figée de l’identité.
Son approche témoigne que l’identité n’est pas seulement un bloc stable, un noyau dur qui ne change jamais, mais aussi et au contraire quelque chose qui se façonne dans un contexte, selon des processus.
Plusieurs arguments vont en ce sens :
- Les conceptions essentialistes, liées aux évolutions de la génétique, ont contribué à élaborer des théories qui ont engendré des dérives terribles, comme durant la seconde guerre mondiale. Quoi de meilleure justification qu’une « identité génétique » pour déterminer des races supérieures et inférieures ? Tout un courant philosophique ne va pas manquer de tourner le dos à l’essentialisme après cela. Paugam est loin d’avoir été le seul, et encore moins le premier.
- Les sociologues (ainsi que psycho-pédagogues) qui ont travaillé sur la question de l’exclusion notamment ont élaboré un concept très important aujourd’hui : la stigmatisation, ou l’étiquetage (labelling, en anglais). En très caricatural, dites à quelqu’un qu’il est nul, et, statistiquement, il se comportera comme tel. Mettez une étiquette sur une personne, et elle s’y conformera. Je vous brosse le trait très grossièrement, évidemment : il s’agit d’un processus, auquel des individualités réagissent différemment… Mais de nombreuses études abondent en ce sens (Cf. notamment Goffman, labelling de l’Ecole de Chicago) et il apparait aujourd’hui comme un « acquis » des sciences sociales. Pour le dire avec un peu plus de rigueur, il existe des dynamiques sociales qui ont tendance à favoriser ou non la socialisation ou l’exclusion des individus.
> Voir aussi Effet Pygmalion (ou Effet Rosenthal et Jacobson)
Paugam, en observant les institutions d’aide sociale, a tâché d’élaborer un système explicatif en tenant compte de ces considérations. Voici ce qu’il en ressort : Paugam établit une « classification des exclus », non en fonction de quelque chose qu’ils seraient, qu’ils auraient (revenus, diplômes, etc. : un ensemble de « critères figés » qui les définiraient), mais selon les relations qu’ils entretiennent avec les centres d’aide.
> Cf. également son intervention retranscrite sur le site de l’Université de Nantes.
Cela rejoint les considérations de Simmel, dans son essai sur La pauvreté en 1908, et pour qui la pauvreté entendue comme « attribut individuel, autrement dit la privation des ressources matérielles pour un individu, ne suffit pas à le faire entrer dans la catégorie sociale spécifique des «pauvres». C’est, en réalité, «à partir du moment où ils sont assistés, peut-être même lorsque leur situation pourrait normalement donner droit à l’assistance, même si elle n’a pas encore été octroyée, qu’ils deviennent partie d’un groupe caractérisé par la pauvreté ».
Pour Paugam, il y a les « fragiles », qui ont recours à des aides ponctuelles ; les « assistés », qui font appel régulièrement à ces aides, notamment sous forme de contrats ; et enfin les « marginaux », qui ont complètement déconnecté de ce système. Là où l’étude est la plus intéressante, c’est qu’il décrit le processus, notamment d’étiquetage, qui fait qu’une personne qui commence une relation avec les centres d’aides se fait appeler… Fragile. En d’autres termes, il met en avant non seulement qu’il s’agit de relations qui évoluent et non d’identité « figée », mais surtout qu’il existe des processus, des cheminements, qui font évoluer les relations de l’une vers l’autre (je ne décris pas ici celles-ci dans le détail). Il arrive en ce sens à intégrer à ses observations non seulement la critique envers des modèles essentialistes, mais aussi la question de l’étiquetage, parmi les nombreux processus d’exclusion.
Enjeu fondamental s’il en est, étant donné qu’en mettant en évidence des choses « qui n’aident pas », on peut aisément trouver des réponses. Et donc, tenter de développer des processus « qui aident ».
Sources et notes de lecture supplémentaires
– [Note de lecture] Paugam, La disqualification sociale
– La problématique de l’identité
– Regards croisés sur l’exclusion sociale
– Francis Jacques, Langage et ex communication (œuvre qui élabore un plaidoyer pour distinguer les relations de l’identité ; l’idée n’est pas de faire un choix entre essentialisme et existentialisme, mais bien de nuancer l’un et l’autre, en fonction des contextes. Il s’agit de rendre au monde sa complexité)
– Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, 2011 (troisième édition)
– Rogers Brubacker (trad. par F. Junqua), Au-delà de l’identité (article qui tente de faire droit aux essentialistes et à leurs opposants, non en rejetant l’un ou l’autre courant, mais en les nuançant et en affinant le vocabulaire « identitaire »)