J’aimerais approfondir la pensée de Ruwen Ogien à propos de son éthique minimale.
Apparue en octobre 2003 dans Penser la pornographie, l’éthique minimale propose de réduire l’éthique à un petit nombre de principes. Ils dessinent le cadre d’une éthique d’inspiration libérale et anti-paternaliste. En dépit de différences de formulations selon les époques, l’éthique minimale reste axée sur le principe de non-nuisance (Wikipédia).
Dans plusieurs articles consacrés à la philosophie morale, j’ai précédemment développé des notions comme la bienveillance, le souci et l’attention pour autrui ou encore le soin de l’autre (éthique dite du « care »). Dans un virage à 180°, je souhaite partager un argumentaire sur le côté potentiellement contreproductif d’un tel positionnement éthique.
La philo d’Ogien, c’est un peu l’idée que « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Et si, le « vrai » bien, c’était de ne pas nuire à autrui, et rien de plus ?
Avant-propos concernant Ogien
Les essais de Ruwen Ogien sont particulièrement abordables tout en étant rigoureux et clairs. Il écrit pour être compris et on sent qu’il a un véritable souci didactique qui fait du bien à la philosophie. Son style est limpide, contrairement à certains philosophes continentaux qui camouflent la vacuité de leurs textes à grands renforts d’un vocabulaire pompeux et de formulations obscures. De plus, sa pensée n’est pas une pure abstraction déconnectée du réel. Au contraire, ses questionnements sont toujours ancrés dans la réalité concrète (à ce sujet, cf. notamment Dilemmes moraux et expériences de pensée en philosophie morale : tueriez-vous un homme pour en sauver cinq ? (2019)). Enfin, durant sa vie, il a su incarner sa philosophie morale : il est bien question d’en faire quelque chose sur le plan pratique, et pas de se contenter d’édicter des principes abstraits.
La neutralité à l’égard des manières de vivre personnelles
L’un des principes de l’éthique minimale développée par Ogien est la neutralité / réserve à l’égard des manières de vivre personnelles. Une des bases de ce discours, c’est la distinction entre le mal que l’on peut se faire à soi et le mal (nuisance, violence…) que l’on peut faire à autrui. Cela correspond à l’idée que l’on ne peut pas condamner quelqu’un qui ne fait du tort qu’à lui-même.
Être neutre signifie de laisser vivre les gens comme ils l’entendent, tant qu’ils n’engendrent pas de souffrance autour d’eux. Il n’est pas question d’être relativiste et de dire « à chacun sa morale ». Il subsiste en effet un critère majeur pour distinguer ce qui est bon et ce qui est mauvais, et ce critère est conséquentialiste : la moralité d’un acte peut être évaluée en fonction de ses conséquences (plaisir, souffrance) sur autrui.
« Ne pas nuire, rien de plus » : le conséquentialisme et le minimalisme de Ogien
> Lire aussi : Ruwen Ogien : « Ne pas nuire aux autres, rien de plus », par Roger-Pol Droit (Le Monde, 2009).
C’est la force de la pensée d’Ogien. Sa pensée est conséquentialiste et minimaliste en morale. Conséquentialiste, parce qu’elle évalue la moralité de nos actes au regard de leurs conséquences palpables, concrètes, en termes de joies / plaisirs et souffrances / nuisances. Minimaliste, parce qu’au lieu de prescrire un ensemble de règles pour « avoir une vie bonne », il se contente de dire qu’être moral, c’est éviter de nuire à autrui – et c’est déjà énorme !
Dans La panique morale, Ruwen Ogien (2004) critique cette propension à considérer de manière disproportionnée les faits comme des problèmes sur le plan moral. L’auteur explique combien des thématiques comme la sexualité, la pornographie ou le clonage, par exemple, sont colorées d’un moralisme qui n’est pas fondé sur une pensée raisonnée.
Extrait de Nuance ! La puissance du dialogue, Paris, Les Pérégrines, 2022, p. 39.
Pour Ogien, rechercher à ériger une manière de vivre en absolu moral revient à amoindrir fortement les libertés individuelles (par un choix arbitraire d’un mode de vie au détriment des autres), et est généralement symptomatique de paniques morales (s’incarnant souvent dans des idéologies réactionnaires qui s’offusquent de l’altérité). Entre autres critiques, l’auteur épingle que les morales maximalistes inventent des « crimes sans victimes » et sont oppressives, en s’immisçant dans les choix de vie des gens (et ce, d’une manière qui n’est pas équitable, puisqu’elle impose aux uns ce que d’autres ont choisi).
> Lire davantage de développements dans Nuance ! La puissance du dialogue, « Ethique de la nuance », Paris, Les Pérégrines, 2022, pp. 151-154.
> Lire aussi : Dilemmes moraux et expériences de pensée en philosophie morale : tueriez-vous un homme pour en sauver cinq ? (2019)
Autrement dit, Ogien propose de ne juger moralement que ce qui nuit manifestement aux autres. Il applique et argumente sa pensée à de nombreuses questions éthiques : pornographie et sexualité entre adultes consentants, relations amoureuses, consommation de drogues, etc.
> Lire aussi : Ruwen Ogien, Philosopher ou faire l’amour (2020)
Concernant la liberté d’expression, par exemple :
Pour Ruwen Ogien, qui s’appuie sur les réflexions de John Stuart Mill, « elle implique qu’il faut distinguer aussi clairement que possible les offenses et les préjudices » (Libération, 2015). Les offenses provoquent des désaccords, des émotions désagréables, mais pas de dommages concrets à des personnes spécifiques. En revanche, les préjudices peuvent causer de tels dommages.
Extrait de Nuance ! La puissance du dialogue, Paris, Les Pérégrines, 2022, p. 95.
Ogien poursuit dans Libé : « défendre la pleine liberté d’offenser ne signifie pas justifier la liberté de causer des préjudices ».
« Avoir une vie bonne » et « avoir une vie morale » : pour une égale considération des individus
Ogien distingue « avoir eu une vie bonne » (heureuse, accomplie…) et « avoir eu une vie morale ».
Pour lui, d’une part il n’y a pas unanimité par rapport aux conceptions de la vie bonne (nos priorités sont différentes, nous n’envisageons pas toutes et tous une vie accomplie de la même façon), mais en plus, d’autre part, aucune conception de la vie bonne n’a de valeur morale en elle-même, c’est-à-dire indépendamment de ses conséquences sur autrui. Il est donc vain (et dommageable) d’imposer une vision de la vie bonne, mais cela n’empêche pas de se mettre d’accord collectivement sur ce qui fait une vie morale.
Pour ce faire, ce à partir de quoi il convient de juger, c’est la « contribution possible au juste », les « rapports équitables avec autrui », où chacun est « considéré de manière égale ». Si l’on veut que la morale soit équitable, il faut mettre sur un pied d’égalité les conceptions personnelles de la vie bonne. En fait, un système moral (au niveau politique, par exemple) se doit même d’être le garant de l’équité par rapport aux manières de vivre personnelles. C’est ce que l’on retrouve notamment dans le principe de la laïcité (même si ce terme est souvent galvaudé) : l’idée est que l’Etat est le garant que chaque personne puisse vivre sa foi ou son absence de foi (entre autres) comme elle l’entend. C’est dans cette mesure qu’il faut entendre le non-jugement à l’égard des modes de vie des individus. Le propos est d’éviter de se formaliser / de sur-moraliser des modes de vie des gens qui ne nuisent pas à autrui.
Dans son art de la clarté et de la synthèse, Ogien résume (avec des formulations variables) les trois piliers de son éthique comme suit :
- la considération égale de chacun, qui correspond au fait d’accorder le même poids aux opinions et aux revendications de tous ;
- la neutralité à l’égard des conceptions personnelles du bien et/ou l’indifférence morale par rapport à soi-même, c’est-à-dire le fait de ne pas juger les manières de vivre des individus ;
- la non-nuisance à autrui, soit l’idée de ne pas causer de tort à d’autres personnes qu’à soi-même.
> Je mentionne et développe également des aspects de la philosophie de Ruwen Ogien dans mon ouvrage Nuance ! La puissance du dialogue (2022).
Pour aller plus loin
Monique Canto-Sperber, Ruwen Ogien, La philosophie morale, Paris, PUF, 2004.
Roger-Pol Droit, Ruwen Ogien : « Ne pas nuire aux autres, rien de plus » (Le Monde, 2009)
Ruwen Ogien, La panique morale, Paris, Grasset, 2004.
Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard/Folio essais, 2007.
Ruwen Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset, 2011.
Ruwen Ogien, Qui a besoin d’une éthique à visage humain ? (Raison Publique.fr, 2013)
Ruwen Ogien, Que reste-t-il de la liberté d’offenser ? (Libération, 2015)
Patrick Savidian (dir.), Roberto Merill (dir.), Du minimalisme moral, Essais pour Ruwen Ogien, Raison Publique, 2018.
Sur Philomedia.be :
- Ruwen Ogien, Philosopher ou faire l’amour (2020)
- Vertus, déontologisme et conséquentialisme : les 3 voies de la philosophie morale (2020)
- Dilemmes moraux et expériences de pensée en philosophie morale : tueriez-vous un homme pour en sauver cinq ? (2019)
- Questions d’éthique (2017)
- Guerre(s) et philosophie (2015)