Reprendre la parole : médias, savoirs et résistances face aux discours dominants

Entretien avec Yvan Tchanga

Yvan Tchanga est titulaire d’un Diplôme d’études universitaires général de l’Université de Douala au Cameroun (Bac+2). Il a ensuite obtenu un Bachelier en communication (finalité journalisme), à la Haute Ecole Provinciale de Hainaut – Condorcet, puis un Master en communication politique et lobbying à l’Université Libre de Bruxelles. Depuis l’automne 2024, il a entamé un Doctorat en communication dans le champ des études autochtones à l’Université de Montréal, où il assure des fonctions d’auxiliaire d’enseignement et de recherche. Yvan Tchanga a également travaillé plusieurs années en tant que journaliste indépendant, notamment dans le journalisme sportif.

Dans ce long entretien, nous abordons ensemble son parcours et approfondissons les thématiques suivantes :

  • la neutralité et la place de l’engagement, en journalisme comme en sciences
  • les études autochtones, décoloniales et postcoloniales
  • les crises et les évolutions possibles du journalisme, ainsi que quelques enjeux majeurs des médias de différents continents
  • l’enjeu de la diversité des prises de parole dans l’espace public
  • la construction des savoirs (épistémologie)
  • quelques conséquences de ces constats en termes de pensée critique, citoyenne et politique

Un parcours, une pluralité de voix

Ton parcours est déjà très riche et diversifié. Peux-tu nous en dire davantage sur ces trajectoires, et sur ce qui te guide ? Qu’est-ce qui rassemble le journalisme sportif, l’intérêt pour la politique, la spécialisation académique dans le champ des études décoloniales et postcoloniales, avec un regard particulier sur les études autochtones ?

Ces différentes trajectoires, aussi riches les unes que les autres, dans trois continents différents – Afrique, Europe et Amérique du Nord –, témoignent de ma curiosité et de mon envie de découvrir diverses cultures.

« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir »

Frantz Fanon

J’ai débuté en effet mes études universitaires au Cameroun où j’ai effectué deux ans de formation en communication, animé par le désir de devenir journaliste. Au milieu de cette deuxième année, j’ai eu pour projet d’effectuer des études à l’étranger pour avoir de meilleures opportunités de carrière.

C’est ainsi que j’ai obtenu une inscription à la Haute Ecole Hainaut Condorcet en Belgique où j’ai recommencé mon cycle d’études en Bachelier car il me fallait avoir une licence au Cameroun pour pouvoir prétendre à une inscription directe en Master.

La première année a été compliquée en termes d’adaptation car beaucoup de références médiatico-politiques m’étaient étrangères. J’ai dû mettre les bouchées doubles en lisant la presse quotidienne et en suivant le Journal Télévisé tous les jours pour rattraper mon retard. Passionné de football depuis tout petit, j’ai effectué un stage de deux mois dans la section sportive de La Capitale (groupe SudInfo), à Bruxelles. C’est au sortir de là que j’ai été recruté, par le responsable Sébastien Hellinckx, comme pigiste et plus tard promu comme responsable de la couverture du championnat de la deuxième division amateur.

Au cours de ma troisième année, fort de mes observations et de mes expériences au Cameroun et en Belgique, j’ai rédigé un travail de fin d’études sur la crise des médias et du journalisme. Ce blog et l’interview que tu m’avais accordée ont été fort pertinents pour ma recherche d’antan. Mes remerciements renouvelés.

Dans cet essai, j’analysais les crises des médias et du journalisme, défendant l’idée d’un journalisme constructif à rebours des mauvaises nouvelles distillées fréquemment dans la presse. Le monde n’est pas cet enfer haïssable que décrivent la plupart du temps les médias. Les informations négatives affichées en « Une » éveillent la curiosité de bon nombre et participent à une logique marchande. Au contraire, le journalisme constructif ou de solutions, parce qu’il apporte une valeur ajoutée au journalisme classique peut contribuer à renforcer la crédibilité des médias (Amiel, Le journalisme de solutions, 2020). Le journalisme de solutions s’inscrit donc dans une dynamique citoyenne, posture que je défends ardemment.

Mon autre passion pour la politique et la rhétorique m’a conduit à l’ULB afin d’étudier les stratégies de communication des hommes et femmes politiques. J’ai notamment consacré mon mémoire à la rhétorique politique de Christiane Taubira, dont l’art oratoire me fascine autant qu’il m’inspire. Mon travail a permis de mettre en lumière tout l’arsenal rhétorique qu’elle a déployé pour faire adopter la loi de 2001 portant son nom, relative à la reconnaissance de l’esclavage et la traite négrière comme crimes contre l’humanité. À travers ce mémoire, j’ai pu joindre mon amour pour la rhétorique, mon admiration pour Taubira, ma passion pour ce sujet représentant la valorisation de mon identité et mon engagement envers la valorisation des personnes supposément marginales.

Cette formation était également dans le but d’ajouter une nouvelle compétence à ma palette journalistique et de voir l’envers du décors en explorant les institutions politiques. J’ai notamment effectué un stage de trois mois au Parlement bruxellois et à celui de la Fédération Wallonie-Bruxelles auprès de la députée Ecolo Margaux De Re.

Durant mon Master, j’ai eu l’immense opportunité d’être sélectionné avec deux autres étudiant·e·s pour réaliser une mobilité de quatre mois à l’Université de Montréal. C’est là-bas que j’ai fait la rencontre de ma directrice de thèse actuelle, la Belge Mélanie Chaplier, anthropologue de formation, diplômée de l’UCL et spécialiste des études autochtones. Elle m’a donné un cours intitulé « Interculturalités et contextes autochtones » dans lequel on explore des thématiques propres au contexte canadien et nord-américain : résurgence et journalisme autochtone, colonialisme de peuplement, politiques de reconnaissance, racisme systémique… C’était mon introduction aux études autochtones [Indigenous Studies en anglais, ndlr], un domaine qui s’inscrit dans un cadre plus large des études décoloniales et postcoloniales (soulignons que ce sont pas les mêmes choses. Ce sont deux courants avec des ancrages, une histoire et des positionnements différents). Ce champ, que j’ai choisi d’explorer, est devenu le cœur de mon parcours académique depuis mon retour de Belgique, où j’ai entrepris un doctorat.

Dans ce parcours tricontinental, mes intérêts larges pour le journalisme, le sport, l’étude des médias, la communication politique, ainsi que les études postcoloniales et décoloniales témoignent assurément de mon désir d’explorer diverses facettes de la communication. Que ce soit au Cameroun, en Belgique ou maintenant au Québec, on peut bien voir que mes orientations thématiques, bien que diverses, s’inscrivent toujours dans la même discipline. La clé de voûte de tout cela est ma passion effrénée pour la rhétorique, aussi indispensable pour convaincre en politique que pour informer efficacement en journalisme. Ce sont des professions requérant une belle maîtrise de la parole, de l’agencement des mots et de la gestion des émotions à procurer.

Je porte toujours un regard attentif sur les discours et je crois en leur capacité de façonner notre réalité. Mon projet de thèse, par exemple, vise à documenter les pratiques des journalistes autochtones au Québec. L’un des principaux objectifs est de mettre en évidence leur souveraineté narrative face à une marginalisation et une sous-représentation dans les médias dominants. Cette contestation des discours hégémoniques et ce recadrage identitaire charrient au fond un enjeu rhétorique. C’est consubstantiel à tout mon parcours académique et professionnel.

Si devais faire carrière dans le journalisme, je m’inspirerais fortement d’Aimé Césaire pour mener mes combats. Dans Cahier d’un retour au pays natal, poème publié en 1939, il poussait ce cri de résistance et de défense des colonisés :

« Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai […]. Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir »

– Aimé Césaire

D’une pseudo-neutralité univoque à une prise de parole située

Une question philosophique et épistémologique majeure qui me vient est celle de la « neutralité ». On dit que les sciences, l’éducation ou le journalisme doivent être « neutres » ou encore « objectives ». Mais n’est-ce pas une chimère ? Qu’entendre par « neutralité » ? Quels éclairages peux-tu fournir sur cette question ?

La question de la neutralité et de sa jumelle qu’est l’objectivité a jalonné l’histoire des sciences.

Des auteurs tels que Weber, Popper ou Kuhn ont longuement débattu de ces questions. Pour les définir, des mots clés tels que rigueur, impartialité, insensibilité sont souvent énoncés. Les tenants de cette posture décrivent le chercheur ou la chercheuse comme une personne froide, mettant à distance ses émotions, valeurs ou ressentis lors du traitement de son objet.

Force est de constater avec le courant constructiviste selon lequel toute connaissance implique une dimension de construction de l’objet par un sujet connaissant (et donc des formes de subjectivité) que ces concepts en sciences sociales relèvent plus d’une utopie que de la réalité. Dans un excellent article publié en 1988 où elle introduit le contexte de « savoirs situés », Donna Haraway montre très bien qu’ils masquent en réalité des points de vue subalternes en perpétuant le savoir hégémonique d’une catégorie particulière de personnes dominantes : hommes blancs, hétérosexuels et catholiques.

Dans certaines époques et contextes, puisqu’un petit groupuscule s’était « accaparé » la légitimité de produire des discours valables, dont la science, ils l’ont envisagée avec un regard omniscient. Factuellement, cela a exclu tant des contenus que des formes de production de savoirs, désignées comme « invalides » ou « inférieures », sciemment ou non, et ce de manière structurelle, systémique.

Les subalternes, étant exclus de la prise de parole sont contraints de s’exprimer à partir des positions dites « universelles ». En d’autres termes, la neutralité est un concept occasionnant exclusion et domination.

Dans beaucoup d’universités, on apprend encore aux futurs journalistes à être « froids », « distants », « objectifs », « neutres » lors du traitement des faits. Autant de concepts creux et vaseux qui ne correspondent pas toujours aux réalités du terrain. Quelle place accorde-t-on aux émotions et à l’histoire de vie qui transcende les journalistes ? Comment un journaliste autochtone, dont les parents ont vécu la tragique période des pensionnats, peut-il faire fi de cet événement le marquant à tout jamais ? Face à un cas de racisme ou de misogynie, peut-on exiger un traitement de l’information avec un regard détaché, comme si cette action se déroulait sur la planète mars ? Comment être « impartial et objectif » dans de tels cas de figure ? « Traiter les faits sociaux comme des choses », comme le propose Emile Durkheim, est en réalité une démarche difficilement réalisable. La « neutralité axiologique » dont parle Max Weber est un leurre car le chercheur ou la chercheuse porte en lui un bagage socio-culturel, des valeurs et des expériences qui influenceront toujours sa démarche.

Une posture épistémologique – Des racines et des ailes

Si je comprends bien, ces constats amènent à considérer que la position à partir de laquelle nous parlons et les conditions d’élaboration particulières de nos discours ont une influence non-neutre sur les savoirs que nous produisons. Et donc au lieu de prétendre se défaire de toute subjectivité, il s’agit plutôt d’assumer la part subjective dans la construction des savoirs et d’en rendre compte avec transparence. Quelle est dès lors ta propre posture ?

Au terme d’un séminaire doctoral sur la question [dont nous reprenons ici quelques extraits, ndlr], j’écrivais justement ces lignes : « Quelle est ma posture épistémologique ? Si j’avais une réponse claire à cette question, j’avoue que cela m’ôterait un poids des épaules… ».

Il est toutefois certain que mes origines camerounaises constituent la pierre angulaire mon positionnement.

Le professeur Achille Mbembe est l’un des plus grands penseurs du Cameroun du 21e siècle

Durant tout mon parcours scolaire, je n’ai que très peu appris l’histoire de mon pays, ses héros, ses aires culturelles, ses langues nationales, ses traditions… Il faut savoir que le Cameroun compte plus de 250 ethnies avec autant de langues mais seuls le Français et l’Anglais sont reconnues comme les langues officielles. Les membres de ma famille parlent le Nufi (encore appelé Fe’efe’e), soit une langue originaire de la région de l’ouest. Toutefois, durant toute mon enfance jusqu’à l’âge adulte, j’ai été éduqué en Français avec des bribes de Nufi. La conséquence est que je maîtrise parfaitement le français mais approximativement le Nufi, pourtant source de mon identité. Dès lors, les uns et les autres sont de plus en plus acculturés, consommant en grande partie les médias français, alors que l’histoire de ce pays et du continent européen est abondamment enseignée au Cameroun au détriment des savoirs locaux.

Dans les pays colonisés comme le Cameroun et bien d’autres dans le monde (selon la littérature), on apprend toujours beaucoup plus l’histoire et les valeurs du « colon à domicile » que l’histoire de son propre pays. Et dans les pays coloniaux, personne ne sait grand-chose des pays colonisés. C’est ce que Charles Mills, dans son ouvrage Le contrat racial (1997), a appelé « l’ignorance blanche » et « la suprématie blanche intégrée », car intégrée même dans l’inconscient du subalterne, d’où ces programmes scolaires encore maintenus plus de 50 ans après la colonisation. En venant en Belgique et en allant en France, je m’attendais à ce que les gens me connaissent autant que je les connaissais à travers les livres et les médias. Hélas non, c’était un leurre !

Plutôt que de s’atteler à connaitre cette histoire dite universelle, l’autrice maorie Linda Smith (Decolonizing Methodologies : Research and Indigenous Peoples, 1999 et 2012) invite les peuples marginalisés à construire leur propre souveraineté narrative. Cette démarche vise à redéfinir les récits dominants pour rétablir des perspectives ancrées dans leurs réalités et leurs savoirs. Je m’exprime donc ici avec un ancrage profondément africano-camerounais, guidé par une dynamique décoloniale. Se défaire de ces structures de pouvoir aliénantes et reprendre le contrôle de nos récits constitue le fil conducteur de ma posture épistémologique.

Je partage avec Sefa Dei (« Rethinking the role of Indigenous knowledges in the academy ». International Journal of Inclusive Education, 2000), l’idée selon laquelle les autres formes de savoir – comme les savoirs autochtones qu’il considère comme un outil de résistance – doivent être intégrés dans l’académie. Le défi impérieux et exaltant sera de trouver les voies et moyens pour les faire dialoguer avec les savoirs occidentaux.

Ma posture décoloniale ne suppose pas toujours de me défaire de tous les savoirs acquis depuis ma naissance ou encore de contester à tout va l’héritage colonial. J’envisage ma posture dans une démarche critique et réflexive.

Les études décoloniales et postcoloniales, avec une fonction tribunitienne : porter la voix des sans-voix

Spécifiquement, en quoi les études décoloniales/postcoloniales et/ou un journalisme « engagé » (« situé ») d’un point de vue identitaire/narratif peuvent-ils être considérés comme une nécessité (ou du moins comme une plus-value) en termes de production de savoirs ?

Ma démarche de recherche s’inscrit donc dans une perspective située. Pour revenir à Donna Haraway, la théoricienne à l’origine de cette perspective, la production des savoirs ne se fait pas ex nihilo. Elle tire son origine à partir d’un lieu singulier et n’a pas de prétention à l’universalité.

Le chercheur ou la chercheuse n’a pas un regard omniscient et son processus épistémologique ne peut se reposer sur ce qu’elle appelle un « God-trick » (truc de Dieu), soit un processus désincarné dans l’optique de produire « la Vérité ». Il faut assumer sa subjectivé et non la rejeter tel un poison létal. Les biais étant incontournables dans les activités scientifiques, il est recommandé de les limiter autant que possible mais une disparation totale est impossible.

En tant que chercheur noir, originaire du Cameroun, ayant vécu 6 ans en Belgique et séjournant actuellement au Québec, il va sans dire que tout mon parcours et mes expériences de vie influenceront toujours mes recherches, mon rapport au monde et ma manière d’être en général. Je ne dois jamais perdre de vue cette dimension car ma posture épistémologique repose sur ces multiples trajectoires et cela est visible dans mes divers intérêts de recherche.

Mon projet de thèse sur le journalisme autochtone, s’inscrivant dans le champ des études décoloniales et postcoloniales, vise à donner la parole aux principaux concernés pour une réflexion sur leurs pratiques pouvant englober leurs défis et rôles dans le champ médiatique contemporain, avec une attention particulière à la difficulté de parler « au nom de ». En effet, bien que mes propres expériences de marginalisation en tant que personne noire me lient aux conditions des peuples autochtones du Canada, il demeure important de questionner les limites et les implications de cette position, à la lumière des réflexions de Linda Alcoff dans « The problem of speaking for others » (1991).

Au Canada, pays dans lequel existe un « colonialisme de peuplement » (cf.  Patrick Wolfe (2006) et Simon Dabin (2019)), c’est-à-dire une forme de colonisation où les colons s’installent durablement en cherchant à effacer et remplacer les populations autochtones, leurs cultures et leurs structures politiques, les membres des Premières nations souffrent de racisme systémique et font régulièrement l’objet de discriminations de toutes sortes.

Depuis la Commission Vérité et Réconciliation s’étant achevée en 2015, ayant mis en lumière les traumatismes des personnes touchées directement ou indirectement par les « pensionnats indiens », le gouvernement mène des efforts, même si insuffisants, pour une réconciliation avec les peuples autochtones. Dans l’un des appels à l’action figurant dans le rapport final, le gouvernement reconnait l’importance des médias et s’engage, entre autres, à l’accroissement de la programmation liée aux Autochtones ou encore un accès équitable pour les peuples autochtones à des emplois à CBC et Radio-Canada, les diffuseurs publics nationaux. La documentation d’un journalisme autochtone engagé permet d’offrir un narratif débarrassé des biais coloniaux, ayant traité historiquement les Autochtones comme des êtres barbares. Même si la représentation des Autochtones dans les médias tend à s’améliorer, il n’en demeure pas moins qu’on a tendance à parler d’eux dans cinq situations précises : quand ils font les guerriers, dansent, sont morts, sont saouls et battent le tambour. C’est un constat fait par Duncan McCue, journaliste Anishinaabe (groupe de nations autochtones), professeur associé à l’Université de Carleton et auteur de Decolonizing Journalism, qui est un guide de bonnes pratiques pour des reportages dans les communautés autochtones.

Il est donc essentiel qu’un journalisme identitaire produise des récits valorisant sa culture. Cette approche concourt à l’autonomisation et à la décolonisation des pratiques médiatiques.

De l’universalisme au pluriversalisme : pour une mise en dialogue participative des savoirs

Quels sont les enjeux de ces thèmes dans le contexte médiatique contemporain, les raisons pour lesquelles c’est un thème de recherche fertile, important à considérer, tant d’un point de vue situé (ta propre perspective) qu’à des échelles plus larges ? Autrement dit, nous expliquer pour quelle(s) raison(s) t’intéresses-tu aux objets de recherche que tu as identifiés, que pourrait-on en apprendre ?

Dans le contexte médiatique contemporain, les questions décoloniales et postcoloniales (dont notamment les études autochtones) mais aussi d’Equité, de Diversité et d’Inclusion (EDI) auxquelles je m’intéresse sont particulièrement pertinentes.

Elles critiquent et remettent en question les structures de pouvoir, ont pour objectif de corriger les préjugés et stéréotypes négatifs sur des groupes marginalisés tout en valorisant les points de vue alternatifs. Dans des sociétés qui se veulent multiculturelles, démocratiques, pluralistes, les discriminations des personnes et savoirs dits subalternes vont à rebours des objectifs affichés. Raison pour laquelle il faut encourager les initiatives d’autodétermination et de résistance face à des entités colonialistes, racistes et sexistes.

J’ai été témoin d’une même injustice sur trois continents différents, sous différentes formes. D’abord sous la forme d’un appareil médiatique au service du pouvoir en place et reléguant les citoyens à des laissés-pour-compte, ensuite sous la forme d’un environnement de sous-représentativité et de marginalisation des minorités les réduisant au silence, et enfin sous la forme d’un traitement caricatural et grossier des populations autochtones dans les médias. Une injustice transcontinentale où la voix d’un pouvoir dominant prévaut sur toutes les autres.

En outre, comme j’ai eu l’occasion de le développer plus haut, j’ai grandi dans ce que Ndlovu-Gatsheni (2021) appelle la « colonialité de la connaissance » et que Ramon Grofosguel (2013) nomme « le racisme épistémique », soit une société qui valorise à outrance les connaissances des puissances colonisatrices tout en dévalorisant, à certains égards, les savoirs locaux. Durant tout mon parcours académique, j’ai été biberonné aux théories et théoriciens occidentaux avec peu d’emphase sur ma propre histoire et la réalité des peuples du sud, leur culture et leur savoir. Cela crée évidemment un point de vue déformant et pourrait constituer une négation de l’identité de quiconque eu égard à la marginalisation des savoirs endogènes, vus comme savoirs insuffisamment élaborés.

Grâce à ma thèse, je compte me connecter à un cadre conceptuel et à un univers théorique auxquels je m’identifie, lesquels ne m’ont jamais été enseignés tout au long de mon parcours. Au-delà du caractère intellectuel, ces objets de recherche revêtent aussi un fort engagement personnel envers la valorisation culturelle, l’affirmation identitaire, la décolonisation du journalisme et des savoirs universitaires. Même si je ne suis pas autochtone, je suis profondément sensible à leurs luttes pour l’autodétermination, et ma propre trajectoire m’amène à adhérer à une solidarité décoloniale ancrée dans mes origines. Il faut sortir de l’universalisme – qui est en réalité une construction occidentale – pour embrasser un pluriversalisme dans les modes de production de l’information et des connaissances. C’est dans cette direction que s’inscrit ma réflexion et mon engagement.

Le pluriversalisme est très différent de l’universalisme. Des auteurs comme Quijano, Maldonado Torres ou Silvia Winter disent que l’universalisme est une projection des valeurs du monde occidental à l’étendue de la planète. Le pluriversalisme, par contre, reconnaît la diversité des savoirs et des visons du monde, et est pour la coexistence égalitaire des différentes épistémologies.

 

Si je comprends bien, il s’agit dès lors d’une mise en dialogue des perspectives et épistémologies autochtones avec les épistémologies plus hégémoniques, c’est bien cela ? Serais-tu d’accord d’expliquer brièvement en quoi ces considérations changent la manière de « faire la science » et du journalisme ?

À l’occasion d’une table ronde tenue à l’Université de Montréal en novembre 2023, les journalistes autochtones Michel Jean, Sushan Bacon et Gabrielle Paul ont fait ressortir que la pratique du journalisme dépend largement du contexte dans lequel on se trouve. Toutefois, les intérêts nobles – justice sociale, éducation, recherche de la vérité, etc. – ne doivent jamais être altérés. Je postule pour un journalisme militant à l’aune d’un engagement constant pour l’émancipation et la défense des droits des citoyens. Il n’est point question ici de faire montre d’un militantisme aveugle sans respect des règles déontologiques ; les fondamentaux – recherche, vérification, contextualisation, etc. – demeurent.

Au niveau scientifique, il faudra favoriser l’intégration de différentes autres formes de savoir dans l’académie – comme les savoirs autochtones ou des personnes noires. Il faudra tenir compte de leurs modes de production sans y jeter un regard condescendant. Dans plusieurs communautés noires et autochtones, l’oralité occupe, par exemple, une place centrale contrairement à la tradition académique occidentale privilégiant les écrits. La co-construction des savoirs est fondamentale et cela se manifeste par la collaboration avec les communautés locales ou les méthodes de recherche participative, a titre d’illustration. Les connaissances sont par essence situées et aucune région du monde ne peut se prévaloir d’en détenir le monopole. Une compréhension et une acceptation mutuelles sont plus que nécessaires.

Différents contextes médiatiques et un journalisme en crise : quels enjeux ?

Ayant pu observer les environnements médiatiques sur trois continents différents, peux-tu nous dire quelques mots sur les particularités de l’environnement des médias au Cameroun et au Canada ? Quelles comparaisons peux-tu faire avec les médias belges et français ?

De manière sommaire, l’environnement médiatique au Cameroun est fortement politisé, structuré autour de deux grands camps opposés. D’un côté, les médias pro-gouvernementaux, comme la CRTV (Cameroon Radio Television, le diffuseur public) et Cameroon Tribune (presse écrite), soutiennent activement le régime de Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, en relayant les actions gouvernementales et en minimisant les critiques. De l’autre, les médias dits anti-gouvernementaux, tels qu’Équinoxe TV ou Le Messager, dénoncent la corruption, les atteintes aux droits de l’homme et le culte de la personnalité autour du président, souvent qualifié de dictateur. Ces deux blocs adoptent des lignes éditoriales diamétralement opposées, alimentant une forte polarisation du paysage médiatique, où la liberté de ton peut parfois être synonyme de répression pour les journalistes critiques du pouvoir. Le Cameroun est 130e sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse 2024 établi par Reporters sans frontières.

Au Canada, tout comme en Belgique, le diffuseur public n’est pas un média d’Etat à la solde du pouvoir comme au Cameroun. Dans ces deux pays, il y a une certaine autonomie éditoriale bien que le financement provienne en grande partie des fonds publics. Même si certains partis politiques dénoncent des biais idéologiques lorsque le traitement de l’information ne va pas en leur faveur, il n’existe pas de propagande pro-gouvernementale.

Avec le Canada, le Cameroun partage la particularité du bilinguisme : ce sont les deux seuls pays au monde ayant l’anglais et le français comme langues officielles. Dans les médias, cela se reflète au Canada par l’existence de deux diffuseurs nationaux : CBC pour la branche anglophone et Radio-Canada pour la branche francophone. Au Cameroun, il y a une seule version du média national, diffusant cependant de nombreux programmes en anglais. Tout comme en Belgique et au Canada, il existe de nombreux autres organes de presse publiant dans différentes langues dépendamment de la région.

J’ai été particulièrement frappé au Canada, par l’existence des programmes et des subdivisions entièrement dédiées à l’actualité des peuples autochtones. Le diffuseur public, par exemple, dispose, de la section CBC news Indigenous  pour les anglophones et Espaces Autochtones pour les francophones de Radio-Canada. Ces espaces sont enrichis par des journalistes spécialistes des questions autochtones, offrant ainsi une couverture dédiée et pertinente des enjeux qui touchent ces communautés.

 

Tu as aussi travaillé sur la crise des médias. Peux-tu nous en dire davantage à ce sujet ?

Lorsque je rédigeais mon travail de fin d’études sur la crise des médias et du journalisme en 2021, je ne pouvais pas imaginer qu’elle s’accentuerait juste deux ou trois ans plus tard avec l’arrivée de l’Intelligence Artificielle, posant des problèmes non seulement déontologiques mais aussi économiques et politiques.

Les désinformations se multiplient drainant avec elles les risques de licenciement et les menaces sur nos démocraties. Paradoxalement, malgré les dangers qu’elle charrie, l’IA, si elle est bien maitrisée, pourrait constituer un formidable outil pour donner au journalisme une valeur ajoutée.

On a plus que jamais besoin des journalistes dans cette époque de plus en plus polarisée avec des vérités alternatives régnant en maitre. La capacité des journalistes à trier, organiser, démentir, sélectionner des bonnes informations est prépondérante.

Quels enjeux en matière de régulation et d’éducation aux médias et à l’esprit critique ?

Qu’identifies-tu comme « retombées » de tes connaissances en termes d’éducation aux médias et à l’esprit critique, et en termes de régulation ? Quels sont les enjeux majeurs que tu identifies, et quelles pistes emprunter pour émanciper les citoyennes et les citoyens ?

J’identifie comme enjeu majeur de mes recherches, la possibilité, pour les groupes marginalisés – comme les communautés autochtones et les personnes noires –, de reprendre le contrôle de leur récit et de leur représentation dans les médias. Cela passe par la formation, le recrutement et la mise en place d’un cadre plus inclusif.

L’éducation aux médias devrait permettre de déconstruire les stéréotypes et la vision coloniale des médias traditionnels, en permettant à chacun et à chacune de mieux comprendre comment les récits sont construits, sélectionnés et diffusés. Cela inclut la critique des narrations médiatiques et leur impact sur la perception de l’Autre. Ceci invite à une réflexion sur la place du journalisme et des médias dans la consolidation du vivre ensemble et de la citoyenneté démocratique.

Du point de vue de la régulation, l’inclusion des quotas de contenus des personnes issues de la diversité ainsi que des minorités visibles et la mise en place des mécanismes pour une représentation plus juste constituent des pistes pour favoriser un esprit critique. Il faudra décoloniser les pratiques journalistiques en prenant en compte la richesse des cultures, des langues et des perspectives situées dans le processus éditoriaux. Pour les citoyennes et les citoyens, il sera essentiel d’avoir accès à des informations diversifiées et de qualité, en soutenant des initiatives des médias communautaires