L’étude des schémas narratifs et des récits les plus courants permet de comprendre en partie la mise en forme et la construction, de l’information, du scoop, de l’événement.
Un passage élagué de mon essai Médias : influence, pouvoir et fiabilité (2012).
Dominique Strauss-Kahn en 2011 : crise, bouleversements, déclin
Dominique Strauss-Kahn [DSK], à l’époque président du Fonds Monétaire International, et hypothétique candidat à l’élection présidentielle française, est inculpé aux Etats-Unis en 2011 pour abus sexuels. Les images font le tour du monde. Il est littéralement lynché par la presse américaine, qui voit en lui un violeur, et qui décharge sur lui une bile parfois proche d’un nationalisme assez effrayant. Les titres des journaux sont scénarisés : le vilain français, l’homme de pouvoir, riche sans scrupule, aurait abusé d’une pauvre femme de chambre du pays.
Un personnage est né. Un mythe se raconte. C’est « le pot de terre contre le pot de fer ». C’est parti pour un remake de « David contre Goliath ».
Quelques mois plus tard, après des centaines d’articles de rebondissements qui n’en ont que le nom, de brainstormings d’hypothèses en passant par toutes les théories du complot, de spéculations stériles, de « lives » et envoyés spéciaux qui filment un bâtiment gris, les charges sont abandonnées par le procureur américain.
Dans certains médias qui ont vu venir, l’amorce avait déjà été faite. DSK qui hier était trainé dans la boue est aujourd’hui vu comme une victime. Certains laissent une porte entr’ouverte à des hypothèses. D’autres pointent le (dys)fonctionnement de la presse (comble de l’ironie). Elle n’aurait pas vu venir ces rebondissements, alors qu’elle s’en nourrit…
Le lendemain en novembre 2011, c’est reparti, sur base de nouvelles inculpations :
« Les grands principes défendus par la presse française pour justifier l’absence de réactions des journalistes quant aux habitudes, connues par la profession, de DSK il y a encore quelques mois, semblent ne plus être de mise aujourd’hui. Toutes les excuses sont bonnes pour relancer la machine à buzz » (GRIMBERGHS, C., « DSK : L’effarante double vie des médias français », in La Libre, le 18/11/2011).
Ainsi, la « liberté de la presse » et les codes de déontologie auxquelles elle se soumet sont à géométrie variable : quand elle veut taire un événement, elle s’en remet à la vie privée des concernés, à la déontologie journalistique. Quand elle sent l’odeur de l’argent, elle s’en remet à sa liberté (qui, si elle est entravée, mène nécessairement, comme chacun le sait, au totalitarisme) et au « devoir public d’informer ». Une excuse permettant de se prémunir d’une réflexion préalable (cf. à ce sujet la réflexion menée par Boris Libois). Dans les faits :
« Aujourd’hui, le retour sur investissement profite surtout aux médias. Libération reconnait une augmentation de ses ventes de 93% au lendemain de l’arrestation largement médiatisée de DSK. Lemonde.fr s’est assuré une journée à 3,6 millions de visiteurs sur son site. “Le coup d’arrêt”, “la débandade”, “le drame”, “la descente aux enfers” titraient les journaux au début de l’affaire. Une mine d’or pour les médias » (GRIMBERGHS, C., « DSK : L’effarante double vie des médias français », in La Libre, le 18/11/2011).
C’est un principe courant : ceux qui sont mis sur un piédestal offriront les meilleures chutes, les pages « déclin ». Ceux qui ont été traînés dans la boue fourniront les « happy end ». Et pour satisfaire le besoin social de bouc-émissaire, la presse à scandale canalise la haine qu’elle avait placée en Strass-Kahn sur son accusatrice : celle qui hier était une innocente victime sans histoire est aujourd’hui une femme perverse dont le passé tumultueux noircit totalement la crédibilité.
Le 16/05/2011, Erwann Gaucher constate que DSK est quasiment à la une de toute la presse française, dans « au moins 35 quotidiens de l’hexagone », dont 16 dans lesquelles la photo est exactement la même et plusieurs qui contiennent le mot « chute » ou un dérivé (GAUCHER, E., « La grimace de DSK 16 fois à la une », le 16/05/2011). Cela renvoie notamment aux problématiques d’agenda setting (sachant que cette information sensationnelle occulte de nombreux autres faits choisis) et d’uniformisation de l’information.
Les trains qui arrivent à l’heure ne sont pas des événements : la presse agit selon le changement, le scoop, le sensationnel… Et le récit ! Les gens sont personnifiés, caricaturés, réifiés. Et mis en scène, mis en histoire. Plus les scénarios suscitent des sentiments, des émotions vives, plus ils seront appréciés par les journalistes.
Plus il y a un écart entre une situation initiale et la « perturbation » de celle-ci (exemple : DSK, riche patron du FMI, potentiel candidat-président français, qui, du jour au lendemain, est traîné dans la boue), plus le récit est intéressant : « Que va-t-il se passer, maintenant ? » « Strauss-Kahn va-t-il s’en sortir ? » « Comment vont réagir ses proches ? ». C’est la perturbation, le changement radical, qui fait le récit et qui pose les questions, pas l’info. Après, il suffit de broder autour.
La mécanique est la même que dans les séries télévisées : au dernier moment, un rebondissement est annoncé. « Que va-t-il se passer ? Comment X ou Y réagiront-ils ? La suite au prochain épisode ». De quoi garder le public en haleine.
Il ne faut pas généraliser trop hâtivement : souvent, l’information et la mise en récit correspondent. L’une peu même servir l’autre : c’est en attirant le public vers des questions de fond que certains médias contribuent à la réflexion. Mais dans certains cas, l’info est totalement occultée au profit du récit, de la création de personnages, de la création de « crises », de pseudo-événements, de « gentils » et de « méchants », de « bien » ou de « mal » (cf. la question des communautarismes en Belgique).
Les dispositifs des journaux n’y échappent pas : des accroches telles que « nous avons les toutes dernières informations en provenance des intéressés », « nous sommes sur place et attendons ce qui va se passer », « priorité au direct » et autres sont des formules courantes dans le milieu journalistique. C’est une véritable spectacularisation. Dans ces cas de figure, le journaliste se met lui-même en scène : « nous sommes sur place, nous attendons, nous ne savons rien, mais s’il se passe quelque chose, vous saurez tout en exclusivité » caricaturerait plutôt bien ce genre de pratiques (Cf. notamment CANAL+, Le Petit Journal [émission TV], le 05/09/2011).
Dans la presse people, la « révélation promise » (« En exclusivité, nous allons tout vous dire, même ce qui est censuré », « Inédit : telle star se confie à nous », « les secrets de telle célébrité ») opère très souvent.
Il s’agit régulièrement de promesses non tenues au terme de l’article. Le contenu est parfois absent, au détriment de la forme, d’un « suspense » assurant le lien entre l’information d’hier et celle de demain. Ces procédés ne sont aujourd’hui plus réservés à la presse tabloïd. Le 15/11/2011, le journal L’Express, un périodique pourtant considéré comme généraliste, titre en une « Nouvelles révélations : l’effarante double vie de DSK ».
Il arrive en outre que le média se mette lui-même en récit, le crée à défaut d’information, présentant des « envoyés spéciaux » et autres journalistes « sur le terrain » comme autant d’acteurs de l’événement. En 2011, le slogan « Priorité au direct » de la chaine française d’information en continu « BFMTV » est d’ailleurs fréquemment raillé dans ce cadre dans l’émission « Le petit journal », sur Canal+. Ce simple slogan recèle tout un imaginaire social lié aux « reporters-héros » et au dispositif du direct qui offrirait la réalité « à voir », comme une fenêtre sur le monde. Ce n’est pas un cas isolé. Voir aussi : CANAL+, Le Petit Journal [émission TV], 2011.
Il n’y a pas de nouveaux faits extérieurs, mais le journaliste est sur place, tel un détective qui s’aventure sur les lieux d’un crime.
Le moment, bien souvent, de tendre le micro aux passants.
N’y avait-il pas certains jours d’autres sujets à traiter que l’affaire Strauss-Kahn, plutôt que d’aller voir s’il dormait dans un hôtel ou dans un appartement ?
Plusieurs grands récits ou modèles d’analyse narrative permettent de comprendre certaines facettes des médias. Nous nous contentons ici d’évoquer cela. Le lecteur intéressé pourra se documenter sur les récits courants utilisés en journalisme. Lors de confrontations, des mises en narration de type « le pot de terre contre le pot de fer », inspiré de David contre Goliath, « seul contre tous » (faible versus fort), « le combat des chefs » (fort versus fort) sont couramment rencontrées.
Dans ce cadre, la personnification ou la caricature, réduisant les acteurs à une ou deux caractéristiques (qu’il est intéressant d’analyser, de dévoiler lors d’études de cas ! On se souviendra par exemple de “Madame Non” pour Joëlle Milquet en Belgique), sont également très répandues.
Enfin, le vocabulaire de « crise », notamment est typique d’un schéma narratif de base où d’une situation initiale, le récit évolue en fonction d’un bouleversement ou malheur (voire d’une suite d’aggravations, de dégradations, entrecoupées d’améliorations) qui constitue le nœud de l’histoire vers une situation finale, un dénouement.
Ces expressions typiques posent problème : à propos de la crise économique belge, par exemple, n’y aurait-il pas un sérieux travail d’explication du système à faire, avant de parler de querelles stériles ?
Ce point de vue est incomplet, partiel, voire partial. Il convient de l’approfondir, de le nuancer, en réhabilitant par ailleurs le journalisme, au moins en partie ; il est en effet simpliste d’entendre le monde du journalisme comme un tout uniforme, même si certaines tendances semblent se dessiner.