Avec quelques mois de retard, je découvre une séquence de l’émission « On est en direct » du 15 février 2022. La séquence qui m’intéresse évoque et illustre parfaitement des choses que je développe dans mon livre sur la Nuance.
Léa Salamé commence en citant une déclaration de Fianso qui explique qu’il ne veut pas parler de politique sur des plateaux de télé, notamment parce qu’il craint la récupération de ses propos. Elle lui demande ensuite :
« Là, quand vous voyez la campagne présidentielle, vous n’avez pas envie de dire des trucs ? »
Fianso répond qu’il en a très envie et en plus qu’on le lui réclame, qu’on lui envoie des « quantités de messages » pour qu’il « prenne des positions ».
C’est ce que mes éditrices ont épinglé en 4e de couverture de mon livre : « Dans notre société où le débat public semble de plus en plus binaire et manichéen, chacun doit choisir son camp ». Dans ma première partie, je décris une « société du commentaire » où l’on nous somme de réagir à chaud, de nous indigner, dans un cocktail d’émotion brute et de moralisme.
Fianso estime aussi qu’il ne se sent pas légitime d’aborder certains sujets. Kev Adams le rejoint en disant qu’il est parfois gêné par le fait que des artistes donnent leurs opinions politiques à la télévision et que ce n’est pas leur rôle. On pourrait discuter de ces positions et je pense qu’eux-mêmes pourraient les nuancer (!) si on leur laissait l’opportunité de les développer davantage, mais en tout cas ils soulèvent des questions intéressantes quant à ce qu’il est bon d’exprimer publiquement ou pas.
La liberté d’expression ne consiste pas à donner un mégaphone à toutes les opinions, contrairement à ce qu’on voit sur certains plateaux. Cela ne veut certainement pas dire que les artistes ne peuvent pas avoir d’opinion politique et les communiquer, mais qu’il y a une différence entre une opinion documentée et un avis donné vite-fait sur tout et n’importe quoi. Il y a une différence entre une analyse travaillée et un avis lambda, de même qu’il y a une différence entre laisser une personne exprimer ses idées et lui tendre systématiquement le micro en l’encourageant à le faire devant une large audience. D’ailleurs, cela ne vaut pas que pour les artistes ! Il y a de nombreux chroniqueurs politiques, éditorialistes ou autres qui devraient prendre de la graine de ces artistes. C’est une belle leçon d’humilité.
Kev Adams ajoute que pour lui, « on vit dans une société où l’on est constamment divisés » et explique qu’il a envie plutôt d’unir les gens. Cela illustre ce que je développe à propos de la propension au clash et à la culture binaire des débats. Souvent, les débats sont organisés de manière à mettre en scène des personnages archétypiques (pour ne pas dire caricaturaux) de deux camps, pour les faire s’affronter. La position de l’autre fait alors de lui un ennemi ; tout nous oppose.
Michèle Bernier estime quant à elle que l’art peut faire passer des messages différemment. Kev Adams dit être d’accord avec elle, mais le débat est rapidement recentré vers le fait de s’affirmer sur un plateau de télé. On pourrait pourtant discuter de la différence de format qu’il y a entre porter un message « qui touche le coeur des gens » et faire le show dans une arène où il y a des vainqueurs et des vaincus.
Léa Salamé demande à Fianso s’il a peur de perdre une partie du public et relance aussi les artistes sur le plateau sur le fait que « dans les années ’80, les artistes prenaient plus position ». Il serait opportun de fact-checker cette affirmation, parce que des artistes qui prennent position aujourd’hui, j’en connais pas mal (et malheureusement, pas toujours pour le meilleur). Mais passons. Passons aussi sur le fait qu’elle semble réduire la position des artistes présents à la peur de perdre des parts de marché.
Ce qui m’intéresse davantage, c’est la réponse de Fianso :
« Ce n’est pas ça […] En réalité, si là on entamait un sujet, on aurait quoi pour en parler ? 10 minutes, 5 minutes, 15 minutes ? C’est trop peu pour développer une opinion, une théorie ».
Léa Salamé ajoute :
« Et après on vous reprendrait une minute et on mettrait ça sur les réseaux sociaux ».
Elle a raison, mais il me semble qu’elle minimise le fait que le système télévisuel est vicié à la base dans son format, dans le tempo qu’il a réussi à imposer dans le débat public, privilégiant les petites phrases assassines (et Ruquier est bien placé pour savoir combien les « snipers » ont pris de l’ampleur à la télé) aux développements de fond, aux explications et à la pédagogie. La faute aux médias uniquement ? Non. Malheureusement, c’est ça qui est vendeur, c’est ça qu’une grande partie du public redemande. Autre débat.
Kev Adams et Michèle Bernier se disent d’accord avec ce qui a été déclaré précédemment. Ils pointent la surenchère dans l’immédiateté et le buzz avec « 17 articles de presse qui sortent toutes les 6 minutes sur Internet », « avec un bout de phrase [sorti de son contexte] », « la chasse au buzz », etc. Kev Adams rajoute alors une phrase que je trouve très fine :
« Donc effectivement, dans les années 70-80, les artistes prenaient le temps de parler 15-20 minutes à la télé… Et déjà à cette époque, il y avait des gens comme Balavoine qui disaient « Vous ne me laissez pas le temps de m’exprimer » ! Donc aujourd’hui, en 6 minutes pour être repris en 4 minutes sur B F M point F R, c’est hors de question ».
En effet, je pense que le problème est loin d’être neuf et j’apprécie beaucoup la référence à Balavoine.
Du reste, en deux minutes, les artistes sur le plateau auront tout de même esquissé intelligemment un ensemble de problématiques de fond… Chapeau !
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