Ouvrir Internet.
Messages haineux. Clashes violents entre citoyens politisés. Insultes. Querelles identitaires. Chasses aux sorcières. Menaces. Mouvements de justice populaire. Fausses actualités…
Fermer Internet.
Internet ne fait que refléter des tendances à propos desquelles j’ai déjà écrit :
- La « réactivité émotionnelle » (2016) : face au flux d’actualités, dans un rapport quasiment immédiat aux informations, nous sommes amenés à réagir, à aimer ou ne pas aimer, à nous indigner… Les émotions sont un puissant levier d’action. Le problème, c’est lorsque nous en restons à cette émotion brute, voire brutale… Au détriment d’une réflexion posée.
- Les biais cognitifs et la « décentration » (2017) : nous avons tendance à accorder davantage notre confiance à des sources qui vont dans le sens de nos idées préconçues, de nos croyances, ou encore de celles de nos groupes d’appartenance. Cf. aussi “Fake News” : Pourquoi partageons-nous des contenus faux ? (2019).
- La « posture pseudo-critique » (2018) : les gens arborent une posture pour montrer “qu’on ne la leur fait pas”, qu’ils ne sont « pas dupes », par exemple face aux discours des médias ou des politiciens. Mais quand il s’agit de contenus qui brossent leur opinion dans le sens du poil, beaucoup laissent leur soi-disant “esprit critique” au placard… (cf. aussi cet article en 2017).
- Les discours faux, intolérants et haineux et leur propagation (2018) : la viralité et la rapidité avec laquelle ces contenus sont partagés sont effrayantes. Je pense qu’il faut réhabiliter la complexité et le dialogue nuancé face aux discours simplistes et à la haine.
- Les logiques identitaires, voire guerrières (« nous » contre « eux ») : il existe une tendance de déshumanisation de cet autre qui n’est pas comme nous, qui n’est pas dans notre camp. Son essence, c’est d’être l’ennemi. C’est la lutte du camp du bien contre le camp du mal. J’ai écrit à plusieurs reprises à propos de ces logiques identitaires, et également à propos de l’essentialisation d’autrui et de l’invalidité de la rhétorique qui sous-tend ces phénomènes.
- La problématique de l’identité (2009)
- L’identité selon Brubaker (2009)
- Idéologies, communautarismes et arrogance (2011)
- Lakoff : “La discussion, c’est la guerre” (2011)
- Guerre(s) et philosophie (2015)
- La logique face aux mauvais arguments (2015)
- Essentialisme moral, sécurité et totalitarisme : certains humains sont-ils intrinsèquement des monstres ? (2018)
Ce ne sont pas des problèmes nouveaux. Mais ces derniers temps, j’ai la sensation d’assister à une radicalisation de différentes postures. Dès lors qu’il y a une question de société ou un événement majeur, les discours sont hyper polarisés, extrêmes, voire directement agressifs.
> [Note] Certains aspects de la communication en ligne peuvent amplifier ces tendances. A ce sujet, cf. entre autres : effet dortoir, effet cockpit et effet boule de neige (2020).
Face à cela, j’ai écrit plusieurs articles :
- Pour une éthique de la discussion (2013)
- La logique face aux mauvais arguments (2015)
- Développer la capacité à changer de point de vue : la « décentration » (2017)
- Information, émotions et désaccords sur le web – Comment développer des attitudes critiques et respectueuses ? (2018)
- Faire face aux discours faux et haineux (2018)
- Comment dialoguer de manière constructive ? (2018)
- Internet comme espace d’émancipation et de co-construction du savoir (2019)
- “Tout est vrai, dans une certaine mesure” (2019)
Le « fil rouge » de tous ces écrits m’apparaît de plus en plus distinctement. Je le résumerais en ces mots : il s’agit d’un plaidoyer pour le dialogue constructif et nuancé, pour la compréhension mutuelle.
J’en viens à l’exprimer de la sorte suite à un concours de circonstances.
Fermeture d’esprit : sommes-nous vraiment meilleurs que « les autres » ?
Premièrement, il me semble qu’il y a entre les expériences désagréables que j’ai listées en introduction de cet article un point commun qui tient dans une forme de dogmatisme, de fermeture à la différence, voire de violence par défaut à son égard. Il n’y a pas d’entente possible, l’autre n’est vu que comme un ennemi. C’est la guerre.
Le plus difficile pour moi a été de me dire que « mon camp » ne vaut peut-être pas mieux que « l’autre camp »… On croit tous être dans le camp des gentils, on a tous des causes justes à défendre…
A ce sujet, lire aussi Commencer l’année du bon pied (au cul) – “Les idées à la con ne progressent pas grâce à l’intelligence de ceux qui les propagent, mais grâce à la connerie de ceux qui prétendent les contredire” (Odieux Connard, 2014).
Pour autant, je pense que la plupart du temps, « les autres » ont également de bonnes raisons de penser ou d’agir comme ils le font. Les comprendre ne veut pas dire être d’accord avec eux. Comprendre les raisons d’un comportement ne revient pas à d’office accepter ou excuser ce comportement (comme je l’ai déjà beaucoup écrit également). Faire la démarche de comprendre, ce n’est pas non plus tout tolérer a priori, au contraire : c’est aller à la rencontre de la différence.
“L’idéologie est toujours un concept polémique. Elle n’est jamais assumée en première personne. C’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre”.
– Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie.
> Lire aussi : Lutter contre la haine de l’autre : comprendre (2016)
Cela ne me dérange absolument pas que nous ayons des croyances ou des idées différentes les uns des autres. Cela me tracasse en revanche que nous ne puissions pas vivre ensemble de manière harmonieuse pour cette raison.
Je suis particulièrement affecté par la difficulté à s’entendre et à cheminer vers une compréhension commune des phénomènes, surtout lorsque ça touche des questions identitaires, politiques ou religieuses. Je crains aussi toutes les dérives d’une justice populaire qui a vite fait de juger sans examiner les faits avec précaution, sans prendre le temps de la vérification et de l’analyse de ce qui s’est effectivement passé. Je frémis face au rouleau compresseur d’une « cancel culture » qui préfère muter et exclure à comprendre et éduquer.
> A ce sujet, cf. par exemple cette vidéo de ContraPoints (2020).
Derrière ce concept de « culture de l’annulation », il y a l’idée qu’il faudrait aseptiser la société, la nettoyer de tout ce qui dépasse. Au lieu de tenter de la comprendre dans toute sa complexité et de tirer les leçons du passé, on préférerait faire comme si ce dernier n’avait jamais existé, en se limitant à un mouvement de désapprobation sociale, souvent aussi fort qu’éphémère (une indignation en chassant une autre). Tout ceci m’inquiète au plus au point.
> Je relaie un bémol par rapport à la notion de « cancel culture », dont je pourrais effectivement me passer pour décrire les phénomènes dont il est question ici : Le vrai problème de la cancel culture (Numerama, 2020).
La fin justifie-t-elle tous les moyens ? L’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions ?
Dans Comment dialoguer de manière constructive ?, j’écris que la décentration est une attitude que l’on peut exercer vis-à-vis de l’altérité (d’autres idées, d’autres émotions, d’autres comportements), et qui en même temps nous positionne par rapport à nous-mêmes, à nos pensées, notre vécu, nos comportements. Il s’agit de nous “décentrer” de notre perspective afin de “se mettre à la place de l’autre” pour tâcher de comprendre son point de vue. En “quittant notre centre”, nous pouvons “mettre en perspective” notre propre point de vue.
[…]
A mon avis, la mesure des fondements d’une posture ou une proposition est avant tout pratique, c’est-à-dire qu’elle se situe sur le plan de la philosophie morale.
“Tout est vrai, dans une certaine mesure” (2019)
En somme, je m’inquiète de ces tendances qui ferment à la compréhension et à l’analyse et qui réduisent les discussions à des guerres binaires entre les individus les plus extrêmes. J’ai déjà longuement discuté de ces enjeux (cf. notamment Développer la capacité à changer de point de vue : la « décentration » (2017)).
L’appel à la nuance et au dialogue n’est pas candide
Deuxièmement, j’ai revu ma perspective quant à la démarche d’Edgar Morin sur Twitter. Quel est le rapport avec le sujet qui nous occupe ?
Edgar Morin est un penseur extrêmement influent dans le domaine des sciences sociales et de la philosophie. Il y a quelques années, j’avais ironisé sur le fait qu’il utilisait Twitter pour publier des propos creux, simplets. Or, ce philosophe défend d’habitude la complexité : cf. entre autres Edgar Morin : « Eduquer à la paix pour résister à l’esprit de guerre » (Le Monde, 2016).
J’ai changé d’avis. Désormais, il me parait nécessaire d’affirmer le besoin de complexité et de nuance avec force et simplicité, comme le fait Morin. Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il écrit, mais je pense qu’il est cohérent. L’appel à la complexité et à la nuance n’a rien de simplet, même sous la forme d’aphorismes, tout comme l’appel à la paix.
Il y a quelques temps, j’avais ironisé sur le fait qu’Edgar Morin, penseur de la complexité, utilisait Twitter pour balancer des aphorismes que je considérais comme des lapalissades. Cela me semblait paradoxal. Désormais, je reviens sur ma position. Il me parait nécessaire d’affirmer le besoin de complexité et de nuance avec force et simplicité. Pour moi, un des virus, c’est la pensée bornée, souvent assortie de rejet identitaire. J’écrirais – ou je réécrirais, pour être exact – volontiers à propos de ce phénomène qui me sidère à propos des logiques identitaires et haineuses et des militants identitaires radicaux de tous poils… Il n’y a pas de « bonne raison » d’utiliser des raisonnements dysfonctionnels comme des généralisations abusives, des réductionnismes et autres… Au contraire, ils sont selon moi au cœur du problème. Pour moi il est préférable d’amener une conscience réflexive quant à ces phénomènes et créer des mouvements fédérateurs. Désapprouver ensemble les dysfonctionnements. Apprendre à faire la part des choses. Ne pas tolérer l’intolérance, et seulement elle.
Autrement dit, face aux enjeux pointés plus haut, il me semble utile de développer un plaidoyer à la fois simple et fort, sans que tout ceci soit pour autant niais.
Je continue d’avoir envie de croire qu’il est possible de développer un dialogue (plus) constructif
Troisièmement, j’ai découvert plusieurs études faisant écho à ce que j’écrivais dans mon dossier pour faire face aux discours faux et haineux (2018), grâce à ce fil de tweets de Megan Ranney.
* I say « kindly », because if we call names, or if we repeat the misinformation, then it spreads: it’s the phenenomenon of « illusory truths, » as @drjessigold and I have describedhttps://t.co/t6Gh0adhlg
— Megan Ranney MD MPH 🗽 (@meganranney) May 15, 2020
Storytelling and empathy are effective , too. https://t.co/HC8NhgCKmo
— Megan Ranney MD MPH 🗽 (@meganranney) May 15, 2020
https://twitter.com/meganranney/status/1261120432310292487
Je ne prétends pas être parfait à ce sujet. Au contraire. J’écrivais déjà ceci en 2018 :
Le dialogue n’est pas toujours possible, et la pensée critique est quelque chose qui se joue en actes, qui s’exerce et s’entretient. Ce n’est pas un acquis une fois pour toutes (cf. existentialisme).
A propos du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, qu’elle qualifie de “médiocre” qui a “perdu ses capacités à penser”, la philosophe Hannah Arendt parle d’habitude à exercer son jugement. Nous ne pratiquons pas cette faculté automatiquement, de manière innée. Nous pouvons par contre en développer l’habitude, nous y “entrainer”, ainsi qu’agir sur les contextes qui inhibent l’exercice de celle-ci.
Récemment, j’ai notamment débattu sur le thème de l’immigration sur Twitter. Je n’ai certainement pas appliqué tous ces principes évoqués ci-dessus avec tous mes interlocuteurs et à tout moment (je vous laisse en juger), et j’en suis conscient. Parce que dans un dialogue, il convient d’être deux parties prenantes. Dans les articles théoriques sur l’éthique de la discussion, j’évoque un certain nombre de limites et impasses de celle-ci. Par ailleurs, parce que je m’autorise à être faillible : je peux me tromper. Et si cette dernière phrase faisait partie de la posture à adopter ?
Pour conclure, ces circonstances m’ont permis de retrouver l’envie d’agir face au marasme émotionnel décrit plus haut. Ce plaidoyer pour la nuance peut s’avérer pertinent et efficace pour aller vers une meilleure entente vis-à-vis du réel. Il est donc non seulement souhaitable, mais il est également possible en pratique. Je me positionne en porte-à-faux face à ceux qui pensent que l’appel à un dialogue nuancé, faisant droit à la complexité du réel, peut être nuisible, même dans des situations d’injustice, même dans des situations d’urgence. Cela n’a rien d’un angélisme idiot. Au contraire : il s’agit alors de faire la part des choses de la manière la plus juste possible afin de résoudre les problèmes, en ce compris lorsqu’il s’agit de dénoncer. Il est question de prendre l’exacte mesure des faits, de les analyser et de les solutionner. Enfin, cela me semble être une façon de faire œuvre d’exemplarité et d’humilité au regard de la complexité du monde.
J’ai pensé à un contre-argument recevable par rapport à mon plaidoyer pour la nuance.
La nuance n’est-elle pas un luxe de personne privilégiée ? Les personnes qui vivent des situations vraiment difficiles peuvent-elles se permettre d’être nuancées ? En ont-elles seulement l’opportunité ? Les appeler à la nuance n’aurait-il alors pas quelque chose d’indécent, voire de néfaste moralement parlant ?
Alors, déjà, je répondrais – pour ma part – en disant que je peux comprendre que l’on ne puisse pas être nuancé en toute circonstance. Si j’avais perdu mon boulot, ou un proche, ou vécu une situation traumatique, je deviendrais sans doute complètement cinglé, par exemple. Je sais combien les injustices me font perdre mon sang froid ; je n’ose pas m’imaginer à la place de personnes qui ont vécu ou traversent de telles épreuves.
De plus, je peux concevoir que dans certaines situations, il faille trouver des solutions « radicales », envoyer des messages forts, se positionner de manière marquée.
Mon propos est surtout de dire que justement, la nuance telle que je la conçois n’est en quelque sorte jamais une ennemie, même dans ces cas. La nuance, pour moi, c’est comprendre, c’est cerner les problèmes et chercher des solutions. La nuance, c’est la réflexion constructive…
Selon moi, être nuancé, cela ne veut pas dire « rejeter tout mouvement de colère », par exemple. En revanche, il s’agit d’envoyer le message que la colère peut s’accompagner de la réflexion, que les deux peuvent fonctionner ensemble.
La nuance, c’est parfois acter que pour certaines personnes, il n’y a pas d’autre choix que de gueuler pour se faire entendre, tout en cherchant des stratégies pour le faire efficacement. La nuance n’est pas une ennemie, c’est cela, le message qui me tient à coeur.
Enfin, mon article / ma réflexion s’enracine dans la question du dialogue, de l’échange d’idées constructif, de la progression en termes de connaissances… Je pense que dans bien des cas, il y a des obstacles à une meilleure compréhension mutuelle.
Bref, tout cela pour dire que mon propos n’est pas de pointer du doigt tout manque de nuance chez autrui. Il y a des raisons bien légitimes à ne pas toujours l’être. Et reconnaître ça, c’est aussi cela, pour moi, faire oeuvre de nuance.