Chaque année, le journal La Croix et l’institut de sondage Kantar diffusent leur « baromètre de confiance des Français dans les médias ». L’an dernier, j’ai répondu aux questions d’Estelle Prévost concernant les grandes tendances du baromètre 2018.
A l’occasion du baromètre 2019, je commente ici quatre tendances générales : la « chute » de la confiance dans la presse, l’usage d’Internet parmi les principales sources d’info, les différences socioculturelles (dont générationnelles) dans les manières de s’informer et enfin l’appel aux journalistes à lutter contre les fake news.
> Lire : La crédibilité des médias (La Croix, 2019)
Chute de confiance pour les médias « traditionnels »
Déconfiture pour la presse. La Croix titre : « Baromètre médias, les journalistes sommés de se remettre en question ». La confiance déclarée des Français dans les médias atteint son plus bas niveau depuis le premier sondage en 1987.
Dans le 32e Baromètre de la confiance des Français dans les médias réalisé par Kantar pour La Croix, la crédibilité accordée aux différents supports et la perception de l’indépendance des journalistes sont au plus bas […] La radio, traditionnellement jugée comme le moyen d’information le plus fiable, sort à peine la tête de l’eau (avec 50 % de niveau de confiance, – 6 points sur un an), devant la presse écrite (à 44 %, – 8 points), la télévision (à 38 %, – 10 points), et Internet (à 25 %, comme en 2018). (La Croix, 2019).
Sans surprise, le mouvement des « gilets jaunes » est mentionné à plusieurs reprises en lien avec cette méfiance déclarée, notamment en raison des attaques multiples dont ont été victimes les journalistes.
> Médias, pourquoi tant de haine ? (La Croix, 2019)
Néanmoins, il serait hâtif d’y voir un lien de causalité directe. En 2018, j’écrivais notamment ceci :
Que pensez vous du regain de confiance des Français dans les médias ?
[…] il faut garder à l’esprit que le « regain » de confiance est quand même relatif. On est dans un sondage annuel auprès d’un panel de 1000 personnes. Une différence de 4% (pour la radio), ce n’est pas loin de la marge d’erreur. Il faut également savoir que les résultats sont très sensibles aux événements d’actualité, et donc fluctuants, comme en témoigne par exemple le « pic » de confiance en 2015, après les attentats de Charlie Hebdo. De plus, quand on regarde attentivement les données, nous constatons que la confiance a tendance à osciller à moyen terme. Une comparaison sur base de l’année qui précède est donc limitée, d’autant plus que le taux de confiance était particulièrement bas l’an dernier. La confiance, cela se travaille sur le long terme.
Il serait intéressant de questionner les raisons de cette relation plus ou moins méfiante des usagers aux médias sociaux. L’analyse pourrait se décliner plus finement en fonction des supports, ainsi que des pratiques d’information effectives, qui sont elles-mêmes très variées. Cela vaut d’ailleurs aussi par rapport à tous les médias étudiés : deux radios, deux chaines de télévision, deux journaux « papier » ou encore deux réseaux sociaux en ligne peuvent être très différents l’un de l’autre, et les manières de les utiliser peuvent également être multiples.
[…] la confiance dans les médias, si elle semble s’améliorer dans ce baromètre [2018], n’est néanmoins pas spécialement exceptionnelle […] Je répète souvent que la méfiance ne s’est pas forgée en un jour : il serait donc illusoire à mon avis de croire que la confiance va pouvoir se reconstruire rapidement. C’est un travail de longue haleine. Quand quelqu’un me trahit, il m’est difficile de lui refaire confiance, et ma confiance peut vaciller au moindre nouvel événement qui me fait douter. C’est une erreur de considérer la confiance comme un acquis.
Autrement dit, il convient de remettre ces résultats dans une perspective sociale et historique plus large. Ce serait trop simple de n’y voir qu’un rapport de causalité linéaire entre la contestation sociale ambiante et la défiance envers les journalistes. C’est comme si l’on disait que le fait de porter un maillot de bain augmentait la consommation de crème glacée…
> Lire aussi Les Français et les médias : entre confiance et méfiance depuis trente ans (France Culture, 2019)
Internet et les médias sociaux parmi les principales sources d’info
> Lire : Les sources d’information (La Croix, 2019)
Autre « trait saillant » du baromètre 2019 : l’usage d’Internet et des médias sociaux comme source d’info. Bien qu’Internet soit vu comme globalement « peu fiable », les gens disent s’y informer de plus en plus.
> « Les réseaux sociaux dopés par les gilets jaunes » (La Croix, 2019) : « En tant que « principale source d’information sur Internet », les plateformes restent au même niveau que l’an dernier, 18 % des sondés, et même en légère baisse pour les utilisateurs réguliers d’Internet, à 21 % ».
> « Réseaux sociaux et Internet, méfiance et discernement » (La Croix, 2019)
Là encore, pas de grande surprise à mon sens :
Là encore, je m’interroge quant à la signification de cette méfiance déclarée [à l’égard d’Internet]. Elle témoigne peut-être d’une méconnaissance par rapport à des canaux qui sont finalement encore nouveaux pour certaines catégories de la population. Elle n’est en tout cas pas toujours le corollaire d’une faculté de discernement très pointue.
T’as laissé ton « esprit critique » au placard !
Je souligne encore l’idée suivante :
[…] il faut noter [que lorsque nous parlons de la confiance dans ce baromètre], il s’agit toujours de déclaratif. Pour répondre, les gens doivent exprimer une évaluation de leur confiance par rapport aux médias. On ne mesure pas leur confiance effective, mais la confiance qu’ils déclarent avoir. Ce n’est pas pareil. En gros, si on me demande si je fais confiance à un inconnu dans la rue, je vais dire « non, certainement pas » (« je ne suis pas dupe » !). Pourtant, quand je vais croiser un inconnu dans la rue, je vais peut-être lui faire confiance, à tort ou à raison.
La posture de méfiance est plutôt chouette en tant que telle, parce qu’on peut dire « on ne me la fait pas, à moi » ! Je n’ai pas envie d’être perçu comme quelqu’un qui se laisse avoir, alors que ce n’est pas si stupide de se montrer méfiant même lorsqu’il n’y a pas de raison.
Bref, les individus ne sont pas toujours cohérents avec ce qu’ils déclarent. C’est la même chose lorsque les répondants disent qu’ils veulent « moins de people et davantage de politique ». Si on demande aux gens s’ils trouvent mieux les contenus d’Arte ou de TF1, ils vont dire qu’Arte est mieux. C’est socialement mieux considéré de dire que l’on préfère une émission « culturelle » à une émission de divertissement. Et pourtant, les audiences de TF1 écrasent totalement celles d’Arte (c’est ce que j’appelle « l’effet Arte » dans mon premier livre), et la presse people se porte mieux que celle d’actu politique, pour ne citer que ces exemples.
Médias : manipulation ! On nous prend pour des cons !
La (double) fracture numérique : les écarts entre les « jeunes » et les « seniors »
La Croix titre également : « Actualité : entre jeunes et seniors, le grand écart ».
Les 18-24 ans ont moins d’appétit pour l’actualité que les plus de 65 ans, et leur manière de s’informer diffère radicalement de celle de leurs aînés. Ils sont aussi plus méfiants envers les médias (La Croix, 2019).
Nous répétons ici que si les jeunes comme les plus âgés disent se méfier d’Internet et de la télévision, c’est paradoxalement ce qu’ils consomment le plus. Les différences de pratiques générationnelles et sociales attirent par ailleurs notre attention. Interviewé pour commenter les résultats du sondage, Arnaud Mercier souligne ceci : « Alors que les jeunes se tiennent au courant principalement par Internet, en passant le plus souvent par leurs smartphones (…), les plus âgés s’informent beaucoup plus rarement en ligne, et privilégient l’ordinateur. Les premiers s’informent massivement via les réseaux sociaux, les seconds préfèrent passer par un moteur de recherche, une newsletter, ou vont directement sur le site d’informations auquel ils sont habitués ».
Or, une étude américaine récente pointe également que les seniors aux Etats-Unis sont également plus « vulnérables » aux « fake news » : « Plus que tout autre facteur, l’âge est le principal critère permettant de déterminer la propension à partager de fausses informations, conclut une étude américaine » (Le Monde, 2019 – Lien vers l’étude citée).
Paradoxalement, les médias auxquels les Français accordent le moins de confiance sont ceux qu’ils utilisent le plus pour s’informer. La télévision (…) reste en tête, devant Internet (…). On ne s’informe plus de la même façon selon l’âge et le niveau socioculturel. « Il y a un décrochage important entre les milieux culturels et les niveaux d’éducation, observe le sociologue Jean-Marie Charon. Les plus âgés et les moins diplômés regardent encore très majoritairement le petit écran. Les “intellos” n’ont pas les mêmes sources d’information que les milieux populaires : ils écoutent la radio et s’informent sur les sites de la presse écrite et auprès des médias créés sur Internet. Il y a bel et bien une information à deux vitesses, qui pose plus que jamais le débat de la qualité de l’information » (La Croix, 2019).
C’est ce que la chercheuse Eszter Hargittai appelle la « double fracture numérique ». Nous constatons ici qu’il ne s’agit pas seulement d’une fracture « technologique » (accès et maîtrise des aspects techniques d’Internet), mais qu’elle s’accompagne d’une fracture « culturelle », dans les usages informationnels… Si les résultats de cette étude sont à nuancer et à prendre avec des pincettes, c’est toutefois important de souligner que l’essentiel des actions en termes d’éducation aux médias sont concentrées sur « les jeunes », or il y a de sérieux besoins dans d’autres fanges de la population.
Les journalistes devraient agir contre les fake news
> Lire : Les acteurs qui devraient agir contre la propagation des « fake news » (La Croix, 2019)
Critiqués voire honnis, les journalistes arrivent en tête des acteurs « qui devraient agir contre la propagation des fake news (ou infox, NDLR) » (à 37 %), devant les organes de contrôle des médias (35 %), les citoyens eux-mêmes (31 %) et le gouvernement (23 %) (La Croix, 2019).
A ce sujet, j’écrivais justement ceci lors d’une autre interview :
Concrètement, d’un point de vue « moral » ou déontologique, l’idéal de la profession journalistique voudrait que tous fassent un travail de vérification minimum. Néanmoins, celui-ci est parfois négligé, tantôt pour des raisons idéologiques, tantôt davantage pour des questions de rentabilité économique.
De ce point de vue, je ne crois pas que l’on puisse « rêver » d’un horizon dans lequel absolument toutes les rédactions pratiqueraient un fact-checking digne de ce nom. D’autant qu’à mon sens, celui-ci ne suffit pas. Il est intéressant de s’interroger également sur le choix des thèmes mis à la une, sur le traitement qui leur est accordé, etc. Bref, du point de vue de la déontologie, il y a un travail réflexif en profondeur à mener. Celui-ci nécessite un certain nombre de ressources que tous les acteurs de la presse n’ont pas nécessairement envie d’investir en ce sens. L’investigation demande du temps et des moyens, tandis qu’une « bonne » rumeur, une information sur le clash du week-end ou un buzz people permettront d’assurer les ventes et donc la pérennité du support…
Du point de vue économique, néanmoins, cela n’est pas non plus une fatalité. Je crois qu’il existe une véritable demande pour une information de fond. La confiance envers les médias dits « traditionnels » s’érode depuis des années, et de nouveaux acteurs émergent. Je peux paraître pessimiste quand je dis que j’imagine mal l’ensemble du système médiatique prendre le pli d’une vérification consciencieuse des informations. Cependant, je pense qu’il y a aussi une place à prendre à ce niveau, et que certains acteurs « traditionnels » peuvent faire le pari de jouer cette carte. Des initiatives en ce sens existent. Elles ont leurs limites, mais elles ont aussi le mérite d’exister et de témoigner d’une volonté de gens de la profession de travailler en ce sens. Une difficulté est que le blason du journalisme ne se redorera pas du jour au lendemain !
Désinformation et éducation aux médias : entretien
Je prends souvent des métaphores pour parler de la fiabilité et de la confiance à l’égard des médias.
La métaphore du couple, d’abord. Lorsqu’une personne est trompée par sa conjointe ou son conjoint, même si l’autre se comporte ensuite de manière irréprochable, il y a une difficulté à « refaire confiance ». Pour cette raison, j’insiste vraiment sur l’idée que la confiance est une question « à long terme » et que celle-ci est toujours fragile. Ce serait une erreur de la considérer comme acquise une fois pour toutes.
La métaphore de la construction d’une maison, ensuite. Bâtir une maison, cela prend du temps. Il faut rassembler les matières premières, les outils, faire des plans. La destruction est plus simple et plus radicale. Si les « fake news » se propagent plus rapidement et à plus large échelle que les articles de fond, tout en étant plus « rentables », ce n’est pas une raison pour abandonner le pari d’un journalisme de qualité. Cette vision à court terme est hautement dommageable non seulement pour les humains qui exercent la profession de journaliste, mais aussi pour l’information de manière générale.
> Lire aussi, sur philomedia.be : Confiance dans les médias : commentaires du baromètre 2018 (2018), La critique schizophrénique des médias sociaux (2018), T’as laissé ton « esprit critique » au placard ! (2017), Désinformation et éducation aux médias : entretien (2017), Communiquer et sensibiliser : idées reçues, efficacité et éthique (2013), Médias : influence, pouvoir et fiabilité – Partie 2 – Chapitre 1 – Des paradoxes des critiques par rapport aux médias (2012).
> Lire aussi, par Cyrille Frank : Médias : votre survie ne dépend que de la confiance, et il y a danger… (2017), Médias, ce n’est pas le moment d’abandonner les commentaires, ni l’interaction avec vos lecteurs ! (2018) et Commentaires, réactions, interactions : pas le moment de les lâcher ! (2018)
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