Les marchands de compétences
Je vous propose un article à propos de la pédagogie des formations professionnelles. Malgré le clin d’œil à Descartes, ce texte n’est pas un discours de la méthode, recommandant comment faire, mais bien sur la méthode, par rapport à ce qui existe. Il s’agit d’un point de vue qui se veut critique quant au modèle didactique ambiant dans les formations pour adultes en Belgique francophone.
Ce texte se décompose en quatre temps :
- réflexion par rapport aux postulats et au contexte des formations professionnelles en Belgique ;
- analyse des méthodes pédagogiques proprement dites ;
- présentation schématique du déroulement typique d’une journée de formation ;
- forces et faiblesses de ces modes de fonctionnement : que peut-on en retirer d’un point de vue didactique en général ? Que pourrait-on par ailleurs améliorer dans certains de ces dispositifs ?
Commençons donc par la réflexion quant au contexte et aux partis pris partagés de ces pratiques didactiques en Belgique francophone.
1. Contexte et postulats
1.1. Formations et secteur privé
En Belgique, la formation professionnelle est un domaine où le secteur privé est largement représenté (résultant d’une lacune dans l’offre « publique » de formation continue / pour adultes?). Il s’agit en grande partie d’initiatives de terrain. Certains organismes publics proposent également des modules, mais bien plutôt dans un cadre qualifiant, permettant une « (ré)insertion professionnelle » (soit apposer un pansement sur le chômage et les inégalités : promotion sociale, alphabétisation…) et non dans une optique de développement de compétences ou de savoirs acquis auparavant. En ce qui nous concerne, nous nous concentrons sur les formations destinées aux personnes ayant un emploi.
Cette forte présence de la sphère organisationnelle (marchande et non-marchande, dont éducation permanente – lifelong learning) a des impacts très concrets quant aux méthodes utilisées. Elle répond en effet à une logique instrumentale : la flexibilité, la polyvalence et l’acquisition de nouvelles compétences sont un gage de compétitivité et d’employabilité. Continuer à se former tout au long de la vie est presque devenu un impératif sociétal pour rester compétitif ou progresser. C’est le secteur privé lui-même qui prend en charge une grande partie de cette mission.
1.2. Des postulats : le profil des adultes
Généralement, les formations pour adultes se basent plus ou moins explicitement sur plusieurs postulats qui constituent un profil-type de l’adulte participant / apprenant.
Possédant déjà un emploi, cet apprenant adulte serait « le nez dans le guidon », c’est-à-dire focalisé uniquement sur ses tâches et objectifs « ici et maintenant ». En d’autres termes, il aurait un point de vue auto-centré, des attentes relatives uniquement à sa propre situation professionnelle actuelle.
En conséquence, l’apprenant rechercherait des savoirs directement mobilisables, soit pour le conforter dans ses choix actuels, soit pour l’aider à surmonter des difficultés qui se présentent à lui. Il désirerait des « outils », des « stratégies » et « tactiques ». L’adulte attendrait uniquement du concret.
Il serait par ailleurs réfractaire à la pédagogie transmissive, aux méthodes « magistrales ». L’adulte en formation ne voudrait pas assister passivement à un exposé oral et se contenter d’en prendre note. Concrètement, il ne saurait plus rester assis ou écouter trop longtemps.
Aujourd’hui, la formation dans les entreprises est en forte évolution.
Sous la pression économique, il faut apprendre plus vite et mieux. Les participants attendent des méthodes pédagogiques actives et attrayantes, pour apprendre plus efficacement et avec plus de plaisir.
Les outils pédagogiques doivent être à la hauteur, en apportant plus d’interactivité et un apprentissage ludique et mieux ancré.
Nous vous proposons de vous accompagner dans vos projets pédagogiques, aussi bien pour booster vos formations présentielles que pour réussir vos formations à distance.
Source : Site Formations-actives.com (désormais supprimé, ndlr)
Ce trait caractéristique peut aller dans certains cas jusqu’au postulat d’une défiance par rapport au formateur : ces apprenants penseraient qu’ils n’ont rien à apprendre de quelqu’un qui n’est pas dans leur situation.
On pourrait ajouter à cela un postulat qu’il existe des attentes croissantes par rapport à des dispositifs ludiques, divertissants et à l’interactivité (pari des entreprises qui développent des serious games, des dispositifs hybrides de e-learning – apprentissage en ligne – et de formation à distance en général), influencées notamment par les nouvelles technologies.
Il s’agit bien entendu d’un tableau généraliste, auquel tous les formateurs ne réfèrent pas nécessairement. Il n’est par ailleurs pas exclu que ce profil typique soit effectivement rencontré régulièrement en termes statistiques. Quoi qu’il en soit, tous ces traits « descriptifs » du profil de l’adulte (rencontrés explicitement ou implicitement dans de nombreuses formations, auprès de formateurs de formateurs (à quand des formateurs de formateurs de formateurs?)) ont des implications très concrètes en termes de méthodes d’apprentissage.
2. Des méthodes en tant que telles
2.1. Pédagogies actives et compétences
Aujourd’hui, la formation dans les entreprises est en forte évolution.
Sous la pression économique, il faut apprendre plus vite et mieux. Les participants attendent des méthodes pédagogiques actives et attrayantes, pour apprendre plus efficacement et avec plus de plaisir.
Les outils pédagogiques doivent être à la hauteur, en apportant plus d’interactivité et un apprentissage ludique et mieux ancré.
Nous vous proposons de vous accompagner dans vos projets pédagogiques, aussi bien pour booster vos formations présentielles que pour réussir vos formations à distance.
Source : Site Formations-actives.com (désormais supprimé, ndlr)
Les formations pour adultes se basent en grande partie sur des considérations très proches des pédagogies dites « actives » et de ce que l’on appelle l’éducation nouvelle (représentées entre autres par Freinet, Ferrière…).
Plusieurs caractéristiques permettent de faire ce parallèle.
En effet, tout d’abord, l’apprenant est mis au centre de la pédagogie : il lui est donné une liberté totale. C’est celui qui apprend qui établit son parcours de formation, qui progresse vers ses buts en fonction de ses intérêts. Il est responsable (et qui dit responsable dit libre, car il s’agit de choix).
Sur des sites canadiens, cette dimension ressort explicitement :
L’élève adulte est le premier responsable de la progression de ses apprentissages et du suivi de son profil de formation.
Le profil de formation précise les cours à suivre et l’ordre dans lequel ils doivent être suivis. Un objectif professionnel clair et significatif est une source de motivation pour l’élève qui entreprend des études. Il est donc important que, dès le début de sa formation, l’adulte identifie son objectif et les raisons de son choix.
Source : Site du Centre Louis-Jolliet
Il faut par conséquent que les contenus soient en lien direct avec ses attentes, ses objectifs. Au final, c’est l’apprenant lui-même qui crée le parcours de la formation, voire qui fait émerger les savoirs.
Caractéristiques de la formation générale des adultes
Au Centre La Croisée, l’adulte est accueilli par un conseiller qui établit le profil de formation en fonction de ses objectifs personnels et professionnels. La formation est offerte en enseignement-apprentissage individualisé et permet de répondre au rythme de chacun. Le personnel enseignant et le conseiller en formation peuvent supporter les élèves dans leurs difficultés et assurer le suivi de leur profil de formation personnalisé.
Source : Site du Centre de la Croisée
Une autre dimension, liée à tout cela : il est laissé beaucoup de place à l’expression de l’apprenant. C’est davantage l’adulte en formation qui s’exprime, et non qui écoute. L’expression de soi (ou du groupe) est favorisée et valorisée. Il est présupposé que l’adulte ne veut pas rester assis à écouter. Éventuellement, du haut de son expérience de terrain, il pense qu’il s’y connait mieux que le formateur : c’est donc lui qui est invité à affirmer ses positions et points de vue.
L’apprentissage est par ailleurs focalisé sur le « terrain », sur le pratique. Les personnes sont considérées comme ayant des objectifs relatifs à leur travail au quotidien. C’est donc en fonction de cela que la formation va évoluer. En ce sens, il s’agit d’un parti-pris pédagogique très proche de l’approche par compétences (et plus spécifiquement des pédagogies par « projet », qui ne sont pour autant pas les seules viables pour développer des compétences) : il s’agit de développer des aptitudes concrètes, des capacités à réaliser certaines tâches problématiques.
Au sujet de l’approche par compétences, cf. notamment :
- ROMAINVILLE, L’approche par compétences en Belgique francophone : où en est-on ?, in Les Cahiers pédagogiques n°439, janvier 2006.
- PERRENOUD, L’approche par compétences, une réponse à l’échec scolaire ?, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation : Université de Genève, 2000.
Le contexte privé et entrepreneurial, ainsi que le postulat selon lequel l’adulte veut être « actif » et acteur durant sa formation débouchent sur une forte présence du concept de learning by doing, c’est-à-dire d’apprentissage par la pratique.
JEUX D’ENTREPRISE
Pour apprendre en groupe en présentiel
– Représentatifs de votre métier et de votre contexte professionnel.
– Prenant en compte vos contraintes (durée, coûts, publics,…).
– Pouvant être animés par des formateurs occasionnels.
SERIOUS GAME / E-LEARNING
Pour apprendre individuellement à distance
– Les Serious Games que nous proposons sont l’approche interactive la plus avancée pour l’entrainement comportemental. Les apprenants sont impliqués de manière cognitive et émotionnelle dans des scénarii identiques à la réalité.
– Grâce à la technologie Adobe Connect Pro®, nos dispositifs E-Learning permettent l’animation de formations à distance avec une fiabilité et une interactivité optimale.
Source : Site Learningbydoing.fr. Notons que ce site rejoint nos considérations, en se référençant sous cette forme : « Conception de jeux d’entreprise, Serious Games, ingénierie de la formation, jeux de simulation, simulation, e-learning, pédagogie active, learning by doing, création de jeux pédagogiques, jeux pédagogiques, pédagogie ludique ».
Ajoutons à toutes ces dimensions un certain relativisme par rapport aux contenus d’apprentissages. Concrètement, cela signifie que n’importe quelle pratique en vaut une autre. Il n’y a pas vraiment d’erreur, chacun fait différemment, c’est tout. Chacun trouve ce qui lui convient dans sa propre situation, dans son contexte. Ainsi, une réponse universelle à une question de fond ou une affirmation consiste à dire que « cela dépend » ou que « c’est un point de vue ».
Un premier prolongement est possible, en fonction de tous ces critères et de la notion de triangle didactique. Celui-ci se structure classiquement en fonction de trois pôles : l’enseignant, le savoir et l’apprenant. Ici, l’enseignant s’efface, étant donné qu’il n’a pas un « meilleur » rapport au savoir que les apprenants. Il est sur le même pied que les apprenants. En conséquence, quid de l’expertise ? N’y a-t-il pas de savoirs plus pertinents et fiables que d’autres ? Apprend-on réellement quelque chose si on ne fait que brasser des idées çà et là ? N’est-ce pas une porte ouverte aux manipulations et aux charlatanismes ?
2.2. Des dérives : une porte ouverte aux charlatans ?
Examinons des dérives possibles dans le domaine. Il ne s’agit pas de propos à prétention universelle : bien entendu, toutes les formations n’ont rien à voir avec les dérives évoquées. Nous ne disons pas que ce sont des pratiques majoritaires (nous n’avons pas les chiffres). Simplement, celles-ci sont de l’ordre du possible et de l’existant.
2.2.1. La méthode se conforte elle-même
Rappelons tout d’abord que de nombreuses initiatives proviennent du domaine privé, et généralement marchand. Il y a par conséquent des intérêts économiques liés à cette sphère de pratiques.
Ensuite, notons qu’en situation de formation, les postulats peuvent se vérifier : effectivement, des demandes sont formulées pour que le contenu et le déroulement de la formation fassent droit au concret, au pratique et au directement mobilisable, si possible de manière ludique et interactive. On pourrait se demander s’il ne s’agit pas parfois d’une prophétie auto-réalisatrice, étant donné que la plupart des dispositifs de formation fonctionnent comme cela (attentes liées à l’habitude), étant donné que c’est le cadre annoncé explicitement ou implicitement (le formateur reste garant des règles, du déroulement), étant donné que certaines dynamiques s’installent en ce sens, etc.
La question de (l’absence de) l’évaluation (non tant des apprenants que du dispositif didactique en tant que tel) est primordiale par ailleurs : comment déterminer si une pédagogie est efficace s’il est impossible de mesurer des performances relatives aux compétences à développer ? Il est facile de vendre un contenu ou une méthode en disant qu’ils sont innovants tout en étant très efficaces, mais ont-ils été testés et validés scientifiquement ? En réalité, sans évaluation critériée, il est impossible de valider (mais donc aussi d’invalider) les méthodes.
C’est d’ailleurs une des choses que montre mon mémoire (en l’occurrence, qu’il ne suffit pas de faire débattre des apprenants à propos de la fiabilité de documents qu’ils ont choisis pour qu’émerge nécessairement chez eux une amélioration de leur évaluation de la fiabilité de ceux-ci). Pour dire si une séquence didactique fonctionne, il est nécessaire de prévoir une manière de jauger les aptitudes avant et après son usage auprès des apprenants, c’est-à-dire de la comparer à d’autres méthodes sur base de critères bien définis. L’évaluation est un enjeu très présent concernant les dispositifs d’éducation aux médias (cf. dossier), dans la mesure où c’est une lacune de très nombreuses initiatives pédagogiques.
2.2.2. Le dispositif peut impliquer des croyances erronées
Outre cette possible auto-validation de la méthode, une dérive plus grave est possible : dans le cadre tel qu’il est présenté, des thèses peu fiables et peu pertinentes peuvent recueillir l’assentiment général, insidieusement. En d’autres termes, il est possible qu’un charlatan fasse passer ses idées dans un groupe comme s’il s’agissait de vérités absolues. Il est d’ailleurs probable que ce charlatan lui-même soit convaincu de dire la vérité. Il se peut qu’il soit de très bonne foi et très honnête, parce que lui-même a éprouvé ce qu’il enseigne comme étant vrai. Il y croit, à sa marchandise. Malheureusement, il est possible que de nombreuses personnes croient très sincèrement en des thèses fausses (l’Histoire l’a démontré bien assez souvent. Prenons l’idée selon laquelle la terre est plate, par exemple). Rappelons la question de l’expertise : le formateur lui-même n’est pas nécessairement capable de discerner à 100% la fiabilité des contenus qu’il manipule. Il se peut d’ailleurs que même par rapport à une thématique rigoureuse, sans le savoir, le formateur vulgarise de manière inadéquate (par exemple : il adapte un contenu qu’il a reçu lui-même d’une formation dans laquelle l’enseignant adaptait un contenu issu d’une autre formation, et ainsi de suite. Jusqu’à ce que cet apprentissage soit très éloigné des thèses initiales, voire les trahisse – cf. jeu du téléphone sans fil).
Analysons en quoi le dispositif de formation et ses postulats font que de telles manipulations sont possibles.
Tout d’abord, avec Kurt Lewin, on sait que dans certaines situations, une thèse passe bien mieux lorsque celle-ci fait l’objet d’une appropriation groupale (« leadership démocratique ») plutôt que selon un ordre ou une expérience individuelle. Pour le dire moins pompeusement, et avec un exemple : si vous tâchez de convaincre quelqu’un qu’un produit fonctionne bien, il sera plus efficace de le lui faire tester dans une situation où le produit fonctionne effectivement, en compagnie de nombreux autres testeurs, tout en favorisant l’échange.
D’après Henry Min[t]zberg, les psychologues sociaux de « l’école du commandement efficace » ont âprement défendu le leadership démocratique (Mintzberg, 1984). Pour eux le caractère participatif de ce style ferait de lui le plus efficace qui soit.
Source : Henri Tedongmo Teko et Yves Bapes Ba Bapes, Influence sociale et leadership dans la direction des personnes, in Sociologies.
Ainsi, présentez une thèse. Dites ensuite que celle-ci explique le réel. Faites expérimenter au groupe un cas concret où la thèse s’applique, et proposez-leur ensuite d’échanger sur leur expérience. Rien de mieux pour donner l’illusion que « ça marche », que cette thèse est pertinente et fiable dans l’absolu. Alors que ce n’est pas nécessairement le cas.
Ajoutons à cela des considérations relatives au conformisme. Admettons que certaines personnes ne soient pas persuadées, pas d’accord avec les pratiques ou les contenus. L’expérience de Asch montre que statistiquement, une personne en désaccord avec le reste du groupe peut parfois taire son opinion.
On aurait en bref différentes conditions favorisant l’appropriation individuelle des contenus véhiculés :
- assentiment général, préalable (sens commun) ou acquis en fonction d’une mise en situation (« on vient de tester, et ça marche »)
- + dynamique de groupe (Lewin)
- + conformisme (Asch : des désaccords mineurs sont moins exprimés).
Il s’agit de situations propices à l’auto-confirmation des thèses (cf. la notion de biais de confirmation d’hypothèse qui peut intervenir aussi, puisque le formateur peut suggérer les conclusions auxquelles l’expérience est supposée aboutir).
Ce type de fonctionnement est d’autant plus présent dans des formations qui prétendent que les apprenants « récoltent ce qu’ils sèment » (type « auberge espagnole ») : « au plus on apporte dans la formation, au plus on en retire ». Ces phrases, également fort ancrées dans le domaine du coaching, par exemple, ont pour corollaire d’attribuer la responsabilité de l’apprentissage à l’apprenant : « s’il ne retire rien, c’est son problème, sa responsabilité ». Ceux qui « y croient » en retirent quelque chose, les autres n’en retirent rien « parce qu’ils n’y croyaient pas ». De fait, il y a un raisonnement circulaire qui fait que seuls ceux qui étaient déjà convaincus à l’avance estiment que le dispositif ou « l’outil » fonctionne. « Cela ne marche pas sur vous, parce que vous n’y croyez pas ». Or, forcément, si je crois que cela fonctionne sur moi, j’ai l’impression que cela fonctionne.
Dans certains cas, on pourrait par conséquent aboutir à des manipulations de groupe consistant à faire croire que quelque chose « marche / fonctionne / est vrai » ou induisant une uniformisation des comportements. Le dispositif postule des attentes, des rôles et des pratiques : celui qui n’y correspond pas est implicitement déviant, marginal, anormal. Le dispositif s’auto-conforterait lui-même tant dans sa pédagogie (effacement ou relativisation de la contestation : « c’est une opinion : vous contestez, mais cela convient à d’autres ») que dans les contenus issus des expériences (« vous l’éprouvez, que ça marche, n’est-ce pas ? Comment ça, vous ne l’éprouvez pas ? Tous les autres, dans le groupe, l’éprouvent : ça marche » ou « Chacun ses outils : cela ne marche pas pour vous, mais pour d’autres oui » – relativisme). Que ce soit par rapport aux contenus ou aux méthodes présentées, le dispositif de formation pour adultes induirait potentiellement des croyances erronées. Nous soulignons : potentiellement. Nous ne disons pas que c’est systématique.
Les croyances problématiques sont souvent relatives au sens commun, c’est-à-dire à l’expérience quotidienne (« la vie de tous les jours »), à des croyances initialement partagées ou recueillant a priori l’assentiment du plus grand nombre.
Or, ce n’est pas parce qu’une chose parait fonctionner dans une certaine situation ou que celle-ci recueille l’assentiment général que cette chose est effectivement vraie dans l’absolu.
2.2.3. Expertise, pertinence, fiabilité : sciences versus pseudo-sciences
L’épistémologue Gaston Bachelard note ceci :
Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement [sens commun, ndlr] offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement, rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire le passé.
BACHELARD, G., La formation de l’esprit scientifique, Paris : Vrin, 1967 (1934).
Bien qu’il faille à mon avis nuancer cette vision des choses (il arrive que les conceptions préalables soient correctes, ou du moins pas en contradiction totale avec le réel, cf. les processus scientifique et cognitif), Bachelard insiste sur une distinction fondamentale : le savoir scientifique est différent de celui du sens commun. Le sens commun serait même parfois un obstacle à la formation de l’esprit scientifique. Le savoir scientifique répond quant à lui à certains critères de vérification (multiplication des expériences), de méthode (dispositif isolant des variables) et de validation théorique (communauté scientifique et confrontation aux thèses existantes). Bien que des intuitions scientifiques peuvent naître du sens commun, il n’est pas question de généraliser ce dernier. Or, si l’on caricature certains dispositifs de formations, on nage dans le sens commun, dans l’échange entre pairs : quid de la pertinence et de la fiabilité des contenus?
Christian Balicco évoque par exemple le cas de la PNL (programmation neurolinguistique), qu’il qualifie de pseudo-science. Selon lui, ses praticiens sont des « marchands de certitudes ». Or, les formations en PNL représentent justement un business conséquent, fonctionnent selon des mises en situation et procèdent par le fait de se convaincre soi-même. Une discipline assurément controversée (au sujet de la PNL et des polémiques qu’elle suscite, cf. notamment le site Charlatans.info, voire la page Wikipédia qui y est consacrée, ainsi que la section Discussion qui y est relative). D’autres affirmations couramment ânonnées dans ce genre de milieu concerne des mythes pédagogiques, comme notamment celui de la pyramide de l’apprentissage, cf. Mythical Retention Data & The Corrupted Cone (Will At Work Learning, 2015).
Il arrive aussi que des contenus scientifiques soient dévoyés. On finit alors par leur faire dire n’importe quoi. Ainsi en est-il par exemple des expériences de Mehrabian que l’on utilise pour affirmer de façon péremptoire que « 93% de la communication est nonverbale » (à ce sujet, lire mon article sur la validité du traitement des données scientifiques) !
Cette importance de faire droit à l’expertise, de faire la part des choses et d’établir une hiérarchie critique en termes de vraisemblabilité invite également à éviter les dérives du relativisme : tout ne se vaut pas (cf. introduction au questionnement philosophique).
2.3. Le monisme méthodologique
Le monisme méthodologique signifie le fait de ne référer qu’à une seule et même façon de faire pour apprendre. Une dérive des formations pour adultes consiste à privilégier une manière pédagogique de faire au détriment de toutes les autres (ce n’est pas parce que l’on varie les activités qu’on varie effectivement les présupposés didactiques). En ce sens, la pédagogie nouvelle, active, par compétences, interactive et centrée sur l’apprenant serait dans plusieurs cas la seule et unique méthodologie utilisée. Plusieurs formations procéderaient selon ce seul parti-pris. Nous ne disons certainement pas que c’est le cas de tous les modules et dispositifs de formation pour adultes – il est utile de l’expliciter pour éviter les amalgames -, mais qu’il s’agit de dérives possibles et effectives dans certains cas. Nous évoquons des tendances, non une description universelle.
Contre les discours un peu trop idéalistes, il faut parfois revenir à des éléments factuels. Par exemple, l’e-learning, considéré par certains comme une révolution dans les manières d’apprendre, n’est pas la panacée. En règle générale, en ce qui concerne les dispositifs interactifs liés aux nouvelles technologies, tout est loin d’être éprouvé (cf. notamment Dans la salle de classe du futur, les résultats ne progressent pas et Éducation et nouvelles technologies : y croire ou ne pas y croire). Notre propos n’est pas d’abandonner l’e-learning, mais de montrer que comme d’autres méthodes, elle a ses forces et ses limites. C’est un des seuls impératifs en didactique : les pédagogies sont à varier en fonction des contextes, et il convient de trouver un juste milieu.
3. Déroulement typique d’un module de formation
Après ces analyses très théoriques, revenons à une vision des choses plus pratique, plus proche du vécu du lecteur (…) !
Brossons les gros traits du déroulement typique d’une demi-journée de formation. Là encore, ce canevas ne prétend pas s’appliquer à tous les modules : ce ne sont pas des étapes figées. Ce sont des tendances observées à plusieurs reprises, en lien avec les postulats et dérives possibles exposés ci-dessus.
Présentation et tour de table (30 minutes)
Les participants, en général une vingtaine, se présentent tour à tour. Ceux-ci sont invités à se décrire, mais aussi à exprimer leurs attentes (objectifs individuels). Notons qu’en général, la description se limite à la profession, et les objectifs à une progression professionnelle. S’agit-il d’une confirmation du postulat ou d’un conformisme par rapport à une norme/convention implicite ?
Quoi qu’il en soit, d’expérience, nous n’avons jamais rencontré un seul individu déclarant vouloir « savoir pour savoir ». Le savoir comme fin en soi parait inconcevable.
Objectifs (collectifs) de la formation (30 minutes)
Après ce tour de table vient soit une activité « brise-glace » pour souder le groupe (côté ludique, interactif), soit une formulation des objectifs collectifs par le formateur. Il s’agit en général des compétences que le module a la prétention de développer (exemple : à la fin de la formation, l’apprenant sera capable de comprendre / expliquer un bilan comptable, sera capable de réaliser un graphique en bâtonnets et un fichier d’adresses sur Excel, etc.).
La question des objectifs (qu’ils soient individuels – attentes – ou collectifs) est très proche de la pédagogie sous forme de projets. De manière générale, les concepts de projets et d’objectifs vont souvent ensemble et correspondent particulièrement à des attentes fortes du secteur privé.
Un « bon » objectif doit d’ailleurs être « SMART » c’est-à-dire spécifique, mesurable, atteignable, réaliste et temporellement défini. Les objectifs smart répondent à une logique simple. Il s’agit d’un but concret à atteindre. Une fois celui-ci défini, il se décompose progressivement en tâches de plus en plus spécifiques à réaliser. A chacune de ces tâches correspondent des coûts, des adjuvants et opposants permettant in fine de chiffrer le projet. Estimez-vous heureux si vous retenez cela : c’est quasiment l’équivalent du contenu d’une formation à la gestion de projets d’une demi-journée! Je caricature, mais presque pas. Notons d’ailleurs que ce type de formations se monnaie à prix d’or (Prolongement : les formations pour adultes seraient-elles une façon de creuser les inégalités ? Cf. Bourdieu et Passeron, La Reproduction et Les Héritiers, ainsi que Bourdieu, La Distinction. Entre autres. Idem pour les « jeux éducatifs » réalisés par des firmes privées, que seuls les parents fortunés peuvent offrir à leurs enfants).
Brainstorming (30 minutes)
Les adultes aiment s’exprimer et ne savent plus écouter, c’est un postulat. Un moyen de les activer consiste à leur proposer un brainstorming, soit un échange d’idées sur le thème de la formation. Chacun y va de sa petite expérience, c’est très gai. L’erreur est bannie, tout est pertinent. Rappelons à ce sujet les considérations de Bachelard. Cf. également une réflexion sur « les limites du brainstorming » ou encore « Brainstorming Reloaded – Why brainstorming is ineffective and how to fix it » (en anglais).
Contenu (20 minutes)
La présentation de contenu qui suit généralement est plutôt d’ordre interactif, et met sur un pied d’égalité le contenu issu du brainstorming et la « théorie » qui y est relative (cf. relativisme). Il est en général proposé aux apprenants d’intervenir sous forme de remarques, questions, suggestions, choses à ajouter ou à nuancer, etc. Notons que dans le cadre de formations plus « techniques » (Excel, maçonnerie…) – souvent qualifiantes -, il y a bien entendu moins de temps accordé à l’expression et au vécu personnels.
Activité(s) en situation (40 minutes)
Plusieurs exemples et caractéristiques :
- souvent, constitution de sous-groupes (Cf. la pédagogie des travaux de groupe).
- réalisation d’une tâche (pour laquelle, 4x une personne seraient parfois 4x plus efficaces que 1×4 personnes)
- cette tâche peut être une situation problème (nécessité d’utiliser les outils visés par l’apprentissage pour résoudre la situation) un simple exercice, des jeux de rôles, serious game…
Retour en grand groupe (30 minutes) / partage de témoignages
Éventuelle présentation par les sous-groupes au reste du collectif, suivie d’une réflexion collective (échange de pratiques), d’une « intervision » parfois (notons que l’intervision est souvent implicite dans le principe même de la formation : il s’agit d’un lieu d’échange de ressentis, de pensées, de pratiques, bien plus que d’un lieu d’apprentissage formel).
Pause (15 minutes, parce que l’adulte en a besoin)
Synthèse et structuration (30 minutes), avec contenu éventuel
Ces « étapes » correspondent à 3 heures et 45 minutes, ce qui fait une demi journée de formation. En conséquence, si on calcule bien, dans une journée de 7 heures 30 suivant plus ou moins ce modèle, on peut espérer suivre l’équivalent de 2 heures de cours d’une Haute École / une Université… Sachant que ledit cours ne sera par ailleurs peut-être pas aussi fiable qu’à l’Université. Cette comparaison chiffrée est un peu fallacieuse : il n’est pas dit que les moments où le formateur n’est pas actif n’amènent pas des contenus pertinents et de la réflexion. Il se peut que les échanges favorisent la compréhension et l’implication de certains, ainsi que leur motivation. Nous ne disons pas que l’institution scolaire est purement meilleure que la sphère de la formation pour adultes. Les pédagogies sont différentes. Cependant, justement, nous attirons l’attention sur cette possibilité : sachant que lesdites pédagogies ne sont pas meilleures que les autres « en soi », « dans l’absolu », il se peut que ces façons de faire s’apparentent dans certains cas et avec certains publics à un gaspillage de temps.
Sachant par ailleurs qu’il n’y a pas de contrôle public ni sur l’expertise « technique » / thématique, ni sur l’expertise pédagogique / méthodologique du formateur, pour caricaturer, il se peut qu’une personne ayant lu vaguement quelques livres et connaissant ce type de techniques d’animation (le formateur est ici davantage animateur) élabore facilement des cursus de formation à prix conséquent. Sans parler des « coachings ».
Continuons dans le sarcasme : nous pensons qu’une formation intelligente, à suivre par les managers, pourrait s’intituler : « Comment ne pas gaspiller son temps et son argent dans certaines formations ».
4. Conclusions : des forces et des limites
4.1. Des forces
Une des forces des modules de formation professionnelle tient à leur seule existence. Il y a un temps prévu pour réfléchir à sa pratique et tâcher d’évoluer. Parfois justement trop « le nez dans le guidon », l’adulte a un moment pour prendre distance, même si cela n’est pas nécessairement de la meilleure façon possible. C’est une façon de déconnecter du quotidien et de questionner ses pratiques, même si plusieurs méthodes mises en place ne sont pas nécessairement pertinentes.
Dans cet ordre d’idées, on peut noter une certaine évolution des mentalités : l’actualisation des savoirs est une préoccupation sociale. Les individus n’acquièrent pas une fois pour toutes un « savoir savant » dans un domaine : on prend au contraire en compte le changement, ainsi que le progrès des connaissances.
Le fait de partir de « situations vraies » et fonctionnelles a certains avantages en termes de connexions cognitives. En effet, l’apprentissage peut se voir plus efficace durablement dans la mesure où l’apprenant peut faire des liens entre sa pratique et le savoir visé. De plus, une connaissance qui n’est pas déconnectée du réel peut éventuellement motiver davantage certains individus.
Le fait que le dispositif ne comporte pas de sanction, pas de punition, le fait que le concept d’erreur soit banni ou encore celui que de la place soit laissée à l’expression et au mouvement… peuvent être mis en lien avec la citation suivante :
C’est sur les conseils du démon que l’on inventa l’école. L’enfant aime la nature, on le parqua dans des salles closes. L’enfant aime voir son activité servir à quelque chose on fit en sorte qu’elle n’eut aucun but. Il aime bouger on l’oblige à se tenir immobile, il aime manier des objets, on le mit en contact avec des seules idées, il aime parler, on le contraignit au silence, il voudrait s’enthousiasmer, on invente les punitions. Alors les enfants apprirent ce qu’ils n’auraient jamais appris sans l’école, ils surent dissimuler, ils surent tricher, ils surent mentir.
Alexander Sutherland Neill / Adolphe Ferrière, 1921.
En prenant le contrepied des punitions, de l’immobilisme, du caractère déconnecté du réel et des objets, de la contrainte du silence, de l’évaluation et des punitions, ces pédagogies ouvrent la voie à davantage de spontanéité, et de créativité. L’erreur est bannie : place à l’originalité (s’il n’y a pas de « mauvaise réponse », on peut envisager des choses que l’on n’aurait pas osé envisager dans le cas contraire) et boost éventuel de la confiance en soi et de la motivation. L’apprenant n’est pas « brimé ».
Nous avons par ailleurs déjà mentionné la logique de l’intervision : il s’agit de multiplier les points de vue par rapport à des cas particuliers problématiques. C’est du pluralisme, en somme, qui permet parfois de dépasser son propre point de vue pour le nuancer. Dans l’idéal, les formations pour adultes permettent d’ailleurs la rencontre de la différence, une ouverture par rapport à ce que font d’autres dans des situations similaires (seulement si l’apprenant n’est pas effectivement dans la posture initiale où il ne recherche qu’à conforter ses comportements ou consistant à penser qu’il ne va « rien apprendre »), etc.
Ce type de méthode dissone en somme d’un cadre éventuellement trop marqué par du « transmissif », du conventionnel (pédagogies purement expositives, magistrales). Ce serait une position extrême, mais érigée contre un autre extrême, vécu parfois dans le cadre scolaire. Un contrepied qui profite à ceux pour qui un cadre scolaire trop restrictif n’a pas aussi bien fonctionné que pour d’autres.
Ces manières de faire sont efficaces en cas de nécessité de conflit cognitif (situations problèmes, impossibles à résoudre sans mobiliser le savoir à acquérir) ou d’échanges d’opinions.
4.2. Des limites
Voici des reproches que l’on peut adresser à ce type de pratiques :
Lorsque celles-ci promeuvent une vision unique de la pédagogie (monisme), elles sont tout aussi réductrices que les méthodes expositives. Or, un des seuls impératifs didactiques est de varier les méthodes.
Les cas particuliers présentés procèdent selon un point de vue réducteur quant à l’adulte en formation (1), et quant aux potentiels de celle-ci : l’adulte ne parvient-il vraiment plus à ingurgiter des contenus ? Tous les individus sont-ils suffisants au point de croire qu’ils n’ont plus rien à apprendre dans leurs domaines ? Sont-ils si réfractaires à l’idée de considérer qu’ils ne disposent peut-être pas d’un savoir pertinent / scientifique égal à celui d’un formateur dans un certain cadre ?
Au final, si on applique systématiquement ces méthodes, peu de contenus formels sont abordés. Ces pédagogies prennent du temps. Elles sont parfois plus efficaces, notamment à long terme, mais pas toujours. Ne peut-on pas dans certains cas élever le niveau / éviter de gaspiller du temps par rapport à des contenus facilement ingérables ?
Ce modèle témoignerait-il d’un asservissement à l’économie ? Ne peut-on pas faire sens pour l’adulte au-delà de sa seule pratique professionnelle ? Peut-être courrons-nous le risque d’un formatage pédagogique, centré sur des « objectifs smart » et des tâches rencontrées en situation de travail. L’enseignement ne serait plus qu’un instrument au service de la rentabilité d’une société. Il n’y aurait dès lors plus de mise en perspective globale, de questions réflexives et de sens (esprit critique). Dans l’évolution sociale des mentalités, d’ailleurs, nous irions en ce sens vers une société du « toujours plus », vers davantage de compétition et un individualisme exacerbé.
[Edit 2015] Frank Lepage établit un parallèle similaire entre certaines pratiques éducatives et une vision hégémonique du travailleur « adaptable », qui serait formaté pour convenir aux impératifs économiques. Nous pensons que les méthodes en question ne sont pas inintéressantes (notamment en termes d’évaluation en ce qui concerne le fonctionnement par compétences, par exemple), mais la réflexion est loin d’être dénuée de sens :
L’école est de plus en plus sélective. Elle a calqué ses méthodes d’enseignement sur la logique du management d’entreprise — par exemple, en adoptant la « pédagogie par projets » ou en adoptant le discours des compétences. C’est une école qui fabrique des travailleurs adaptables et pas du tout des esprits critiques qui se syndiqueront et feront des grèves. Les méthodes pédagogiques par projets se présentent toujours sous un angle généreux (comme le travail en équipe), mais calquent complètement le modèle néolibéral de l’entreprise afin de fabriquer des individus extrêmement autonomes et pas du tout des collectifs, qui risquent de devenir contestataires et de s’organiser dans la critique, si besoin.
Dans le même ordre d’idées, ce système risque d’engendrer des dérives pratico-pratiques où l’on réduirait la formation à ce qui est directement mobilisable dans les tâches : quid de la littérature, de la philosophie, des vecteurs de culture(s), des arts, de la question du sens, etc. ? Peut-on échanger sur nos façons d’utiliser une calculatrice sans savoir comment fonctionne une addition ?
Encore une fois, ces pédagogies ne se suffisent pas à elles-mêmes. Non seulement parce qu’elles prennent plus de temps, mais aussi parce qu’elles ont des lacunes intrinsèques. Ainsi, le learning by doing est très intéressant, mais il ne suffit pas de mettre les apprenants dans n’importe quelle situation en lien avec la compétence visée pour que cette dernière émerge à coup sûr (cf. mon mémoire sur l’éducation aux médias et l’esprit critique des jeunes en situation de recherche documentaire : l’évaluation critique des sources n’émerge pas automatiquement d’une discussion groupale visant à les remettre en questions). Marcel Lebrun affirme ceci :
[…] Il existe aussi des savoirs sur les savoir-faire […] que la méthode repose sur des savoirs et que celle-ci, comme nous l’avons dit plus haut, ne transpire pas automatiquement de compétences.
Marcel Lebrun, dans son blog
Il déclare également explicitement dans une présentation (sur slideshare) que :
Ces compétences ne viennent pas toutes seules et le « learning by doing » ne suffit pas.
Une autre lacune correspond au manque de structuration du dispositif. On ne suit pas une progression linéaire, avec des étapes bien définies, mais on oscille en fonction des apports de chacun. S’il est plus flexible, il est aussi moins clair, tant dans le processus que dans les contenus d’apprentissage.
Nous ne nous attardons plus sur la question de l’expertise et celle du relativisme inadéquat. Il arrive que des modules mélangent sciences et pseudo-sciences, mélangent des contenus n’ayant pas la même valeur, la même pertinence, la même fiabilité. D’ailleurs, cela tient parfois aussi au manque de structuration, et vise versa (étant donné que les données ne sont pas hiérarchisées, elles sont toutes sur le même pied). La place de l’expert en fonction de domaines précis est problématique.
Quid de l’évaluation et de critères d’acquisition ? Comment savoir si les objectifs de la formation sont remplis s’il n’y a pas de critères formels d’évaluation (et donc de sanction, attribuant ou non la réussite en fonction de performances) ? Ainsi, il est décrété qu’en réalisant telle tâche, cela va favoriser telle ou telle aptitude (c’est en général le cas pour des compétences relationnelles, comme la coopération). Or, ce n’est qu’un postulat théorique, et même s’il est fort plausible a priori, il est, sous cette forme, tout à fait lacunaire (et qui se conforte lui-même, puisque c’est posé comme tel). C’est comme si l’on disait qu’en jetant un enfant qui ne sait pas nager à l’eau, il va nécessairement développer ses aptitudes à la natation. L’évaluation quantitative des performances peut mener à certaines dérives, mais ce n’est pas pour autant que l’on doive fermer la porte à toute forme de mesure. Il y a un fossé ironique entre la « rage évaluatrice » des écoles et la quasi absence d’évaluation des performances suite à des formations adultes (en général, c’est d’ailleurs l’apprenant qui évalue le formateur).
A noter enfin que les apprenants sont en général baignés dans des habitudes et des routines pédagogiques. Lorsque ceux-ci sont immergés dans d’autres pratiques, ils peuvent avoir un discours très critique et peu réceptif à leur égard, même si celles-ci sont pertinentes en regard de tests scientifiques ou d’évolutions techniques. Autrement dit, une « révolution » de la pédagogie est selon nous à proscrire : mieux vaut procéder par évolutions, adaptations et combinaisons des méthodes.
Dans certains cas, le dispositif est inadéquat et n’engendre aucune remise en cause personnelle ou prise de distance. Certains professionnels, « le nez dans le guidon » (+ biais de confirmation d’hypothèse) chercheraient davantage à conforter leurs pratiques qu’à réellement « apprendre ». Encore une prophétie auto-réalisatrice ? Enfin, se restreindre à ce qui fait sens actuellement pour les apprenants est illusoire (intérêts multiples des participants, que l’on ne peut tous aborder), artificiel (les intérêts changent, effets de mode, biais perceptifs) et dommageable quant à une finalité d' »élévation » de l’individu au-delà de ce qu’il vit sur le moment. Lui apprendre, c’est l’inviter à se renseigner concernant des questions qu’il se pose, mais aussi d’autres qu’il ne se pose pas encore.
4.3. Implications critiques
Nous proposons en vrac plusieurs pistes permettant d’améliorer (ou non) certains dispositifs de formation, ainsi que pour alimenter une réflexion sur la pédagogie en général (dans les écoles, etc.).
4.3.1. Pour les formateurs et concepteurs de dispositifs pédagogiques
- Éviter ce type de méthodes quand les savoirs ne vont pas à l’encontre du savoir naturel.
- Sortir du seul apprentissage par les pairs. L’apprentissage par les pairs est statistiquement la façon de procéder des jeunes par rapport à Internet (Cf. Meddiappro, Digital Youth Research). Or, cela n’engendre pas nécessairement des pratiques expertes ou critiques sur le web.
- Alors que les enseignants doivent ingérer de plus en plus de thèses et expérimentations de la didactique (agrégation de plus en plus complexe au fil des ans), il est possible de s’improviser coach, formateur, animateur sans connaître une seule des bases de la pédagogie. Une meilleure connaissance des différents partis pris méthodologiques et de leurs impacts me semblerait être un minimum.
- Éviter de partir sur un a priori trop forgé par rapport au public et à ses attentes.
- Réhabiliter l’écoute et l’expertise. Certaines pratiques sont éprouvées scientifiquement (statistiques, entre autres), d’autres non. Pluralisme, oui, mais pas relativisme (cf. catégorie vérité et épistémologie). Le savoir quant aux différentes disciplines évolue. Il existe clairement des savoirs plus fiables et pertinents que d’autres par rapport à certains contextes. Il s’agit de réhabiliter une certaine humilité (de l’apprenant) et d’abandonner le cliché réducteur (du monde de la formation) selon lequel l’adulte ne veut pas savoir, être remis en cause dans sa fonction ou encore écouter.
- Varier davantage les pédagogies… Mais aussi dans le monde scolaire (un juste milieu résulterait du fossé entre les méthodes « adultes » et celles destinées aux enfants et aux jeunes durant leur parcours scolaire?). Un juste milieu, et non une uniformisation au profit de l’économie, instrumentalisant l’institution scolaire.
- Privilégier le pluralisme au relativisme
4.3.2. Pour les autres acteurs de l’apprentissage
- Une ironie : une critique largement répandue existe par rapport aux approches par compétences à l’école… Alors que les adultes fonctionnent énormément de la sorte! Les parents d’élèves n’adhèrent pas toujours aux systèmes incluant certaines « pédagogies nouvelles », alors qu’ils fonctionnent davantage selon ce modèle lors de leurs formations. Comment expliquer ces disparités? Pourquoi l’adulte devrait-il fonctionner uniquement par compétences / projets / pédagogies ludiques et interactives, tandis que l’enfant / l’étudiant devrait fonctionner par l’écoute d’exposés magistraux en gardant le silence?
- Pour les managers et bénéficiaires : économiser de l’argent, du temps en distinguant les charlatans des experts.
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(1) Ce postulat est d’autant plus présent et dommageable dans le monde de l’enseignement. Un a priori qui prédomine (à raison ou à tort) est que les enseignants ne souhaitent que des solutions toutes faites, immédiatement applicables, des contenus prémâchés. Cela peut être particulièrement dommageable lorsqu’il est question de s’interroger sur ses propres pratiques, de réfléchir réellement sur soi-même et sur ses méthodes. Surtout s’il est question d’esprit critique et/ou de relationnel. Par conséquent, même si ce postulat a tendance à se vérifier, je pense qu’il faut parfois en prendre le contrepied, malgré tout.