Particularismes versus universalisme : repenser la collectivité dans des récits fédérateurs

De la conflictualité entre individualités et collectivité

J’aimerais écrire un article à propos de la tension entre individualisme et collectivité. J’observe régulièrement des conflits entre la défense (bien légitime) de causes particulières et l’intérêt collectif, ainsi que des difficultés à faire des compromis et à fédérer autour d’une vision de la société dont le dénominateur commun soit autre chose qu’un ennemi désigné… La logique identitaire prévaut et la lutte contre l’ennemi semble compter davantage que la finalité de vivre-ensemble. Dans mon livre sur la nuance, je développe la thèse que nos interactions sont marquées par un individualisme qui engendre un « morcellement social » : finalement, chacun peut se retrouver un peu seul dans sa « catégorie ». Nous sommes d’ailleurs ciblés par des techniques de communication / marketing / propagande hyper-personnalisées (algorithmes, bulles de filtre, etc.). Dès lors, les personnes qui auraient un intérêt à dénoncer des comportements ou des systèmes se retrouvent divisées. Dans ce contexte, il est parfois difficile de prendre des décisions ensemble, de discerner spécifiquement les problèmes à traiter (et qui a quelle responsabilité dans leur perpétuation) et les pistes de solutions concrètes pour y remédier.

En corollaire de cette réflexion, un enjeu est de repenser les récits collectifs dans une approche favorisant la coopération plutôt que la lutte. Je pense notamment à la métaphysique marxiste de lutte des classes et à certaines formes du militantisme progressiste contemporain. N’y a-t-il pas un aspect de prophétie autoréalisatrice lorsque l’on désigne tous les membres d’une classe sociale ou d’une catégorie de population comme des ennemis (forcément, à force de ne pas s’entendre, la révolution est la seule alternative) ? Ne gagnerait-on pas à chercher des alliés y compris parmi les classes sociales qui ne sont pas les nôtres ? Je songe aussi à la défense des minorités et/ou catégories de populations opprimées, et il s’agit d’une réflexion stratégique : comment fédérer davantage afin de moins subir la disproportion de pouvoir ? Je pense notamment que « le peuple » a besoin d’alliés parmi « les élites ».

#NotAllRich

Ce sous-titre est vraisemblablement indigeste pour une large partie de la population, mais je pense qu’il illustre bien l’un des enjeux. Attention : ceux qui diront que ce n’est pas le moment de défendre les riches n’auront rien compris à mon propos. A l’heure d’une oligarchie menée par une poignée de puissants, il s’agit de ne pas renforcer leurs rangs en opposant le peuple aux riches, au risque que de potentiels alliés finissent par retourner leur veste.

Ne faudrait-il pas fédérer et unir les opprimés plutôt que d’ergoter par rapport aux personnes qui ne le sont pas a priori ? L’enjeu est qu’on a besoin de mécènes/soutiens pour les causes sociales et lutter contre l’enrôlement des ultrariches par des courants totalitaires. Et ce n’est pas en les mettant dans le même sac que ceux qui alimentent les dysfonctionnements systémiques qu’on les convaincra (on a pu observer l’échec du militantisme progressiste ces dernières années et je pense que c’est en grande partie parce qu’il a adopté des stratégies qui divisent – y compris en interne – tandis que de l’autre côté, le polissage s’est fait dans le sens de discours unitaires et d’alliances – cf. cette analyse de Naomi Klein à ce sujet, en vidéo (2024)).

Il s’agit en outre de sortir de la logique identitaire populiste (peuple vs élites) qui ne fait que reproduire le dogmatisme essentialisant que l’on peut retrouver à l’extrême-droite. Il s’agit de penser la stratégie afin de ne pas se faire des ennemis parmi de potentiels alliés : par exemple une personne riche ayant envie de contribuer socialement avec sa fortune, mais qui, à force d’être mise dans le même sac qu’une poignée de personnes malfaisantes finisse par se dire « pour le même prix, je défends mes intérêts égoïstes dans le camp qu’on m’attribue » (a fortiori si ce camp m’accueille les bras ouverts en me vendant l’image d’un good guy). Il est question de favoriser des stratégies de ralliement autour des projets « universels » (rêver ensemble) plutôt que se replier dans des luttes particularistes identitaires. Ne pourrions-nous pas valoriser des bonnes pratiques et mettre en avant leur contribution à un monde plus sain, plus sécurisant et plus juste ?

Cela n’empêche pas, bien entendu, de porter et de clarifier le discours selon lequel le système capitaliste contemporain est dysfonctionnel. Au contraire, je pense que ça contribue à favoriser le discernement. Evidemment, ce serait indécent qu’un slogan tel que #NotAllRich soit brandi à tout-va pour disqualifier toute critique du système. Mais justement, si les démocrates prennent la peine d’opérer eux-mêmes la distinction et de la prendre en compte pour établir leur stratégie de communication, ils gardent la main sur le déroulement du débat public. Plutôt que de reprocher aux riches de ne pas faire pénitence à cause des abus structurels d’autres riches, il s’agirait notamment de leur montrer que ce sont ces autres riches et ce système qui favorise leurs comportements qui portent préjudice à leur image.

Dissonance, repli identitaire et isolement

Vous n’êtes pas votre travail. Vous n’êtes pas votre couleur de peau. Vous n’êtes pas votre genre. Vous n’êtes pas votre religion. Ni votre putain de classe sociale. Vous êtes la merde de ce monde prête à servir à tout.

Sur base d’un extrait du film Fight Club (1999).

> Lire aussi : #Lasociétay #Lesystayme #Lémédia #Légens et #lémoutons (2022) et Les pots de terre (2021)

Dans mon texte Dissonance (2024), j’écris ceci :

Nous traversons une époque où paradoxalement, nous n’avons jamais été à la fois si connectés et si « morcelés » socialement parlant. Les relations sont précaires, friables, et les rares dénominateurs communs qui nous rassemblent prennent souvent la forme d’un ennemi partagé. Souvent, ce qui crée le « nous », c’est l’opposition à un « eux ». Certains militants pensent qu’il faut durcir le ton. Ils ont peut-être raison. Pour ma part, je pense que l’on gagnerait à ne pas considérer trop vite certaines catégories d’individus comme des ennemis par défaut, afin de tâcher de fédérer davantage d’alliés autour des grandes causes humaines. Je crois qu’il y a un travail d’inclusivité à faire, dans un contexte où d’aucuns ont vite fait de nous désigner des boucs émissaires. Il s’agit de faire preuve de discernement, et fédérer plutôt que diviser. A force d’entretenir une culture de la lutte univoque et déshumanisée, on alimente une prophétie autoréalisatrice selon laquelle le changement ne s’obtiendrait que par le sang. Je rêve d’une culture où le dialogue constructif et pacifique a davantage sa place. Mais je suis conscient que c’est mon côté idéaliste qui parle ici. Or je ne suis pas naïf : je ne dis pas que cela va marcher à tous les coups, je dis simplement que l’on n’essaie pas suffisamment (de fédérer, de rassembler, de faire confiance, de faire des demandes, de tendre une main…). Et que puisque les stratégies actuelles échouent (accusées d’injonction à la pureté militante, d’injonctions à l’encontre de la liberté individuelle, d’être belliqueuses…), il peut être judicieux d’en tester d’autres aussi, au moins en complément. Lire par exemple : « Qu’est-ce qui déconne dans le militantisme ? » (Hacking Social, 2021) et « Pourquoi les riches ne bifurquent pas » (BonPote.com, 2023) ou consulter cette vidéo (2024) où Naomi Klein explique comment un certain militantisme échoue à fédérer là où le complotisme et la désinformation font leur nid).

> Lire davantage sur les causes de l’échec de certaines stratégies militantes dans cet article : Dissonance (2024)

> Lire aussi : Mener le débat : éléments de rhétorique médiatique (2025)

A contratio, dans mon article Ce à quoi j’adhérais quand j’avais 20 ans et comment j’ai changé d’avis (2025), je souligne que c’est aussi le fait d’avoir été entouré et accueilli humainement parlant qui m’a permis d’abandonner des idéologies auxquelles je n’adhère plus aujourd’hui. C’est ce que Julia Steinberg exprime très bien dans son article A l’intention de la gauche (Bon Pote, 2025) :

Nous devons créer des espaces où [les jeunes hommes] se voient eux-mêmes, voient leurs contributions, leur potentiel et leur futur, de manière chaleureuse et accueillante. La raison principale de la victoire progressive des fascistes est parce qu’elle leur raconte des histoires (horribles, prédatrices, violentes, racistes et misogynes bien sûr, mais des histoires néanmoins) sur le fait que les jeunes hommes, leurs désirs, leurs actions et leurs ambitions sont bonnes et valides. Les fascistes sont en train de gagner parce qu’ils ont construit un foyer émotionnellement accueillant pour les jeunes hommes. Et la gauche perd en conséquence. […] [La gauche] devrait aussi être une culture d’amour et de célébration des meilleurs aspects de notre nature humaine, et une célébration des uns et des autres d’être présents pour collaborer au travail de bâtir un monde meilleur.

Repenser le narratif démocrate/progressiste

A fortiori parce que la démocratie est une affaire de vivre-ensemble (à l’opposé des dictatures totalitaires, des fascismes, au profit de quelques-uns), il est crucial de fédérer autour d’universels et non de particularismes qui reproduisent des logiques identitaires ou leur emboîtent le pas, incapables de porter un discours commun clair ; de transcender les désaccords afin de faire des alliances, de montrer l’exemple, notamment dans le chef des démocrates et des progressistes…

Il y a un paradoxe : en France, la gauche se fait « front » quand l’extrême-droite se fait « rassemblement ». Une fange active de la gauche met en avant une hiérarchie renversée où les personnes militantes les plus « pures » reprendraient le pouvoir, semblant oublier tout idéal de justice sociale. Surtout, la promesse (le récit) de la gauche est la lutte et le sang, mais tend à oublier que la lutte est un moyen et non une fin en soi, un idéal ou but ultime. On dirait que la lutte fait partie de l’ADN de la gauche au point d’en (faire) oublier la finalité d’une société plus juste, égalitaire, libre, où l’on n’a plus de raison d’avoir peur de son voisin et on se sent plus en sécurité. Les démocrates ne font que réagir au récit des totalitaires, mais ne semblent porter eux-mêmes aucun projet fédérateur, qui fasse rêver ou qui rassure face aux grands défis de notre époque. Sur certains sujets épineux, ils bottent en touche et pointent du doigt, laissant le monopole des discours à ceux qu’ils prétendent combattre. Ils sont coresponsables de l’état lamentable du débat démocratique.

Bien sûr, il n’y a pas de quoi rêver, de quoi être utopique, face aux défis majeurs de notre époque. Mais si la seule promesse que peuvent faire les démocrates est de limiter la casse par une lutte sanglante, en passant par des querelles intestines, on peut comprendre que ça soit peu fédérateur…

Pourtant, les démocrates ont bien des idées et des projets à défendre en matière de sécurité, de liberté, d’égalité, de prospérité, de cohésion sociale, etc. et celles-ci tiennent davantage la route que les grilles de lecture réactionnaires simplistes

N’est-il pas temps de mettre entre parenthèses les divisions internes, non pour ne plus jamais en parler mais pour focaliser les énergies et se concentrer sur ce qui nous rassemble ? De veiller aussi à calmer les élans dogmatiques/totalitaires car ils ne sont pas l’apanage de l’extrême-droite… ? Face à l’urgence des défis contemporains, c’est une question de priorisation des objectifs : de quelle société veut-on ?