Note 2013 : cet article, rédigé en 2009, mérite à mon sens de nombreuses nuances et des approfondissements.
Je resterais en effet prudent notamment quant à la nécessité d’une mise en place selon les modalités proposées, principalement en ce qui concerne une éventuelle éducation (critique) aux médias (cf. catégorie-dossier « Les apprentis sorciers de l’éducation aux médias »). Je n’entre pas dans le débat de savoir si cela nécessite un cours à part entière, des compétences transversales spécifiques, ou encore d’être subordonné à une ou plusieurs autres « matières » ou disciplines (épistémologie, critique historique, éducation relationnelle, informatique et multimédia, etc.). A ce sujet, vous pouvez aussi consulter des références en éducation aux médias qui mettent ces questions en perspective.
Quant à la philosophie, il s’agit principalement d’énoncer la logique de réflexion éthique et épistémologique, qui irait jusqu’à remettre en cause les présupposés socioculturels les plus ancrés, plutôt que de prôner pour certains types de contenus ou des méthodologies spécifiques.
Enfin, le fait de parler de « nouveaux » défis et enjeux pourrait également être remis en question (d’autant plus au fil du temps).
Si vous souhaitez en discuter, n’hésitez pas à me contacter.
1. Des défis liés à Internet et aux médias de masse
Internet est une réalité qui a des avantages qu’il ne faut pas nier. C’est aussi un phénomène qui change les contextes de lecture, de consommation, de recherche et d’exploration médiatique (ainsi que d’écriture et l’organisation des contenus, notamment via l’hypertexte et la cohabitation des images, sons, textes et différents langages). Sachant le poids des « savoirs morts » dans l’enseignement, en comparaison avec la quantité d’information accessible en ligne, il s’avère selon nous pertinent d’envisager d’améliorer la lecture/compréhension, la collecte, le tri (sélection des informations fiables et rejet des autres) et le traitement des informations/des sources. C’est la thématique principale de mon mémoire.
Notons qu’il ne s’agit pas de tomber dans l’écueil de certaines pédagogies, notamment celles qui focalisent toute leur démarche sur les nouvelles technologies (cf. le dossier Les apprentis sorciers de l’éducation aux médias). En fait, de nombreux enjeux critiques liés à Internet sont déjà présents dans les autres médias de (diffusion de) masse (le livre, la presse, la télévision, la radio…). Il s’agit en fait de compétences de base de « décryptage » et de « navigation » dans les médias (cf. Fastrez, 2011).
Plus largement, je pense qu’il est intéressant d’envisager une éducation critique aux médias qui aborde aussi leurs risques, mais sans s’y limiter. Il s’agirait non un endoctrinement, mais d’un dialogue constructif concernant les enjeux des technologies : nous proposons de lever les tabous plutôt qu’imposer des normes lourdes.
La question de l’évaluation des sources en particulier nous semble primordiale. Elle est d’ailleurs loin d’être neuve, et mobilise des compétences qui sont loin de se limiter aux nouvelles technologies. Sur Internet, mais aussi via les autres médias (livre y compris), on peut trouver un peu « tout et n’importe quoi ». Mais ce n’est pas une raison pour tout rejeter en bloc, au contraire. Il existe des sites très scientifiques, des sites très intéressants pour se faire une idée globale sur certains phénomènes, et bien entendu des sites officiels de presse écrite, par exemple.
A quoi peut-on se fier ? Comment se retrouver dans cette masse d’informations ?
L’idée d’un cours de critique historique/critique de l’information ne serait pas d’établir une liste de sources pertinentes ou non, mais bien, entre autres :
- d’initier les élèves à se poser la question de la fiabilité des sources ; les aider à distinguer les documents les plus adéquats et les choses qui désinforment. Dans cet ordre d’idées, il peut être intéressant de les former à formuler des références et citations (bibliographies, notes de bas de pages) et à les sensibiliser aux droits d’auteurs et à certaines conventions, quitte à les remettre en cause en élargissant le cadre réflexif -cela peut même s’avérer très riche. Il s’agit surtout de partager la logique de la critique historique qui s’attèle à évaluer les sources, en fonction notamment des auteurs, des références, d’une certaine transparence et honnêteté scientifique, non de se limiter à formaliser des conventions et normes évolutives. Idem, lorsqu’il s’agit de les aider à se poser des questions sur la « neutralité » (et les idéologies) des ouvrages qu’ils traitent.
- de les inviter à mettre ces « contenus » médiatiques en perspective sociale, historique, géographique (usages, comportements, effets, etc.)
- tout simplement, de les aider à comprendre la complexité des phénomènes médiatiques et culturels actuels, mais aussi et surtout ceux de « demain » (certaines pédagogies rencontrées nous semblent actuellement trop figées sur l’ici et le maintenant, voire sont parfois carrément conservatrices et normatives).
Il convient de partir en partie de la pratique des jeunes, souvent bien plus expérimentés en termes de navigation et de maîtrise technologique que les adultes (pour, justement, ne pas se limiter à faire de l’éducation aux dispositifs techniques, à la maîtrise de l’outil), et des usages sociaux, notamment d’échanges entre pairs (et surtout de ses enjeux), afin de construire un cursus qui fasse sens, et non d’inventer des utilisations factices (du web « 2.0 » par exemple) ou de colporter des valeurs/idéologies éventuellement désuètes. Mais pas seulement. Il serait bien entendu inopportun de se limiter à ce qui constitue l’environnement immédiat de l’apprenant. L’idée est cependant de définir un « point de départ » en regard d’enjeux identitaires, cognitifs, techniques, sociaux, culturels, etc.
D’autres risques, liés notamment à la pornographie, sont à aborder dans le dialogue, et non seulement à l’aune des campagnes moralisatrices ou acritiques (elles n’invitent pas à l’autonomie du jugement si elles réfléchissent à la place de celui qui apprend) ; en ce sens, il ne s’agirait pas d’éducation sexuelle, mais en quelque sorte d’éducation à la relation à l’autre, et donc de mettre tout cela en question.
A noter qu’une approche qui se limiterait aux risques de ces nouveaux médias serait essentiellement tronquée.
> Au sujet des enjeux d’esprit critique, lire aussi mon mémoire (L’esprit critique des jeunes par rapport à la recherche de sources fiables sur Internet : quels enjeux pour l’éducation aux médias ?, 2009)
La définition des enjeux d’esprit critique nous semble préalable afin de construire un cursus cohérent, valable, et non des initiatives éparses, non formalisées, non rigoureuses (comme c’est le cas en partie actuellement ?). Nous renvoyons aux présentations slideshare de P. Fastrez, qui permettent de premières subdivisions concrètes de ce qu’est l’éducation (critique) aux médias / « la littératie médiatique ».
Voir également le dossier Les apprentis sorciers de l’éducation aux médias : des écueils, des enjeux, des compétences, des pédagogies et des contenus de l’éducation aux médias.
J’ajouterais que selon moi, les enjeux de la critique et de l’éducation aux médias renvoient à des pratiques qui transcendent largement la question des (nouvelles) technologies. Faut-il se focaliser sur les médias ou sur leurs enjeux éthiques, relationnels, épistémologiques et techniques ? A mon avis, il serait dommage de restreindre ces problématiques seulement aux médias en tant qu’outils techniques, car ceux-ci ne sont qu’une partie des manières d’être-au-monde, de percevoir, de connaître et d’interagir des êtres humains.
Concrètement, ce que je signifie par là, c’est que l’analyse des médias, de leur fiabilité et de leurs usages efficaces et critiques n’est pas une fin en soi (bien qu’ils restent une excellente porte d’entrée à mes yeux pour travailler une attitude de réflexion critique, rigoureuse et nuancée). Elle est subordonnée en réalité à la question de l’esprit critique en général, qui renvoie à une autonomie de jugement, tant sur le plan épistémologique (fiabilité de l’information, processus et biais de perception et cognition, question de la foi, de l’adhésion, des idéologies et des croyances, etc.) que technique (maîtrise efficace des langages, des codes, des outils de production de savoirs et de pratiques, y compris au plan esthétique) et éthique (question de la vie en communauté, du relationnel, des valeurs, de la responsabilité et de la liberté, etc.).
Enfin, comme le remarque Renee Hobbs, « les attitudes et croyances des enseignants vis à vis des médias (love/hate…) influent profondément l’EAM » [éducation aux médias, ndlr]. Pour elle, l’« analyse des médias : d’abord se pencher sur ses préjugés et sa vision du monde. EAM = propagande ? ».
De toute évidence, de tels cursus, qu’il s’agisse de l’éducation aux médias, de la philosophie ou de l’éducation en général, doivent être réflexifs, c’est-à-dire s’interroger eux-mêmes… On loupe évidemment le coche si l’éducation à une thématique est un prétexte pour remplacer les idées reçues des apprenants par celles des enseignants !
2. Des cours d’éthique, de philosophie morale
A quoi cela sert-il de former des intellectuels si demain ils ne savent pas vivre ensemble sans se taper dessus ?
Il ne s’agit pas ici de cours de morale au sens péjoratif du terme, où il s’agirait de dire aux gens ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire, mais d’un cours susceptible de susciter une réflexion sur ce qu’est le bien, et de se demander pourquoi le faire, et comment. Il mettrait en perspective plusieurs courants de pensée afin de montrer leurs convergences et différences, permettant par ailleurs d’apprendre à les connaître.
Il n’est pas non plus question de philosophie « à la vieille école française » où l’on prépare l’étudiant à disserter sur des sujets abstraits tels que « un être en tant qu’être ne pourrait-il pas être autre qu’il n’est s’il n’explique pas lui-même son être ? » (phrase de Socrate selon un célèbre philosophe) ou des adages comme « connais-toi toi-même » : il ne s’agit pas de faire de la philosophie détachée du réel, sans enjeu, sans sens (le genre de cours qui donnent d’ailleurs mauvaise réputation à la philosophie !), mais au contraire de rechercher des significations concrètes, pour chacun, et de chercher à répondre à des questions existentielles de base. Le système de l’apprentissage de la philo en France semble parfois inique et passer à coté des enjeux de développer des compétences et attitudes critiques (« émancipation » versus « aliénation ») et permettant une société harmonieuse (où grosso modo les gens savent échanger / cohabiter).
Cette initiation pourrait être exemptée de notation / d’évaluation au sens traditionnel du terme. Trop d’individus ont été ou sont encore dégoutés par un système dont ils ne comprennent pas le mécanisme. Le cas échéant, il est à (re)penser dans ses fondements.
Au final, il s’agit simplement de la dimension de l’action humaine et de celle, liée, du « vivre-ensemble » (cf. Éthique et anthropologie philosophique). Ce cours serait l’occasion de traiter des questionnements qui dépassent le cadre immédiat et directement accessible (distanciation de l’ici et du maintenant, questionnement réflexif, voire dialectique et pratique de la décentration).
Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration »
Il est question de chercher le sens, plutôt que de bourrer le crâne de choses qui seront aussitôt oubliées. Je pense que les expériences « classiques » de Milgram ou de Asch (voir l’article considérations éthiques de la psychologie sociale), ainsi que la morale de Kant, les hédonistes comme Aristippe et Epicure (souvent mal compris !), l’utilitarisme de Mill et Bentham, ainsi que des contemporains tels que H. Arendt, H. Jonas, P. Ricoeur, etc. peuvent être une excellente base de dialogue (cf. auteurs et concepts présentés dans ce blog).
La morale chrétienne, tout comme celles issues d’autres religions et cultures, peuvent également y trouver leur place et y être discutées, ainsi que les philosophes des droits de l’homme. Il s’agirait d’un lieu de dialogue entre les différentes philosophies et doctrines, d’un lieu d’examen des cultures et idées philosophiques et religieuses. Le tout, de manière impartiale (le plus honnêtement possible, en faisant droit aux forces et aux limites de chaque point de vue), en fonction de plusieurs mises en perspective. La liste est loin d’être exhaustive. Ce n’est pas un cours de morale laïque ou un cours de morale religieuse, mais un cours sur les morales, laïques, religieuses ou autres.
Ces différents contenus peuvent être agencés en fonction de questions concrètes quant à l’action au quotidien, quant aux enjeux en termes de vie en société :
- Y a-t-il des choses « meilleures » que d’autres, préférables à d’autres ?
- Peut-on parvenir à un progrès authentiquement humain ?
- Peut-on vraiment faire changer les choses ? Comment agir ?
- Peut-on avoir une liberté totale sans responsabilité ? Comment l’exercer ?
- Le bien est-il relatif en fonction des cultures ou peut-on s’accorder sur des valeurs communes ? (dans le cadre d’une société qui a choisi d’ériger certaines valeurs communes en droits, et puis en lois)
- Comment vivre ensemble entre individus et cultures ayant des croyances différentes ?
- Quels sont les présupposés socioculturels auxquels nous sommes confrontés ?
- …
Le jeune étudiant serait donc amené à interroger certains postulats fondamentaux par rapport à l’éthique (et éventuellement à la vie citoyenne selon certaines règles, tout en réfléchissant sur leurs fondements, quitte à en remettre certains en cause ?), pour une société pacifique, harmonieuse (cf. Ethique et anthropologie philosophique) :
- croire que le bien (ou du moins que « des biens ») existe(nt), c’est-à-dire qu’il y a des situations « meilleures » pour l’humanité que d’autres – tout comme on peut postuler de manière raisonnable qu’il y a des choses plus fiables / vraisemblables que d’autres – (certains penseurs en doutent : peut-être n’est-ce qu’une convention ?). Avec une certaine notion d’universalité des droits de l’homme ? Ainsi, peut-être existe-t-il d’ailleurs des choses bonnes ou mauvaises a priori, comme le fait de prendre soin (to care) ou encore le fait de ne pas nuire (dont la souffrance peut être un indicateur, par exemple).
- croire que l’on peut faire qu’il y ait plus de bien ; moins de violence/souffrance, moins de douleurs, moins de mal (là aussi, on peut en douter : peut-être tout est-il déterminé, peut-être que nous ne pouvons rien changer au monde, que le mal sera toujours aussi fort, etc.)
- croire que l’on peut arriver à des valeurs communes, ne serait-ce que par consensus (contre le relativisme culturel), mais que ce consensus doit s’acquérir (liens avec tout ou partie des droits de l’homme ? voire remise en cause de certains de ceux-ci ?) – initier au pluralisme. La recherche de consensus et l’ouverture pluraliste dans la discussion sont en tant que tels des principes moraux, conditions de possibilité d’un dialogue authentique.
- des moyens pour y arriver : une attitude d’attention à soi, aux autres, et au futur. Des postulats du pragmatisme (on raisonne en fonction des enjeux), de l’existentialisme – modéré – (on raisonne comme si chacun avait le potentiel de se fabriquer « meilleur », plus « humain »)
- l’enseignement d’une certaine humilité / ouverture, d’une curiosité (sachant la propension à préférer le semblable au différent), d’une capacité à écouter et échanger, à se remettre en question.
A mes yeux, c’est à la base de toute éthique, de toute morale qui veut tenter d’améliorer le monde, et cela donne des balises non tant sur le contenu que sur la forme que pourrait prendre un cours de philosophie morale commun à tous les enfants.
Il n’est pas forcément obligé de partager ces postulats. Cependant, ils sont présents à différents degrés dans la définition des relations harmonieuses. Les connaître et réfléchir sur cette base peut mener à les remettre en cause, dans une certaine mesure.