Dans plusieurs de mes écrits, j’ai tâché de développer une approche collaborative de la discussion. J’y défends un dialogue constructif impliquant du discernement, de la compréhension et une ouverture à la rencontre de l’autre (cf. Nuance). Cette perspective se veut au service de la vérité, orientée vers le bien commun. Cependant, faire preuve de discernement en situation de débat, c’est parfois acter que l’on est face à des postures qui sont loin d’être aussi constructives. Doit-on se résoudre à adopter des stratégies de lutte visant à dominer l’autre, à gagner face à lui ? D’un point de vue pragmatique, en tout cas, il s’agit de ne pas perdre, de ne pas se laisser entraîner dans des dynamiques où l’autre mène la danse. Autrement dit, il est question de reprendre la main sur le débat, non seulement sur le fond, mais aussi sur la manière dont il se déroule.
Je me suis par exemple souvent époumoné à dire qu’une des erreurs face aux fake news et autres propos outranciers ou immoraux, c’est de les pointer du doigt (ou leurs auteurs) tout en leur emboîtant le pas. Ça leur donne une caisse de résonance. Le véritable enjeu est de recadrer le débat. Ne pas nourrir le troll, c’est le même principe. Il s’agit de cesser de leur donner plus de place encore. C’est la capacité à contrôler la mise à l’agenda de thèmes dans le débat public qui est l’enjeu ici (cf. agenda setting theory – mise sur agenda). G. Lakoff parle quant à lui de framing. Développons.
Socrate contre les sophistes : logique, validité et vérité versus rhétorique et efficacité
Passons par une petite distinction conceptuelle préalable. En philosophie, il est coutumier d’opposer Socrate aux sophistes. Les sophistes font usage de la parole pour triompher de leurs adversaires. Leur but est de manier l’éloquence pour remporter la victoire sur l’autre, pour persuader autrui. Le questionnement socratique, quant à lui, est présenté comme un cheminement vers la vérité.
Nous pourrions ici discuter du fait que Socrate se comporte plutôt comme un sophiste que de façon constructive, mais nous n’approfondissons pas la question ici. En effet, les connaisseurs feront remarquer à raison que cette représentation de Socrate comme défenseur attitré de la vérité est largement fantasmée. En réalité, le personnage de Socrate agit comme un sophiste, à la différence que c’est lui qui gagne les débats à la fin, humiliant ses adversaires. Pire : il manipule ses interlocuteurs en laissant croire que les stratégies qu’il utilise sont au service de la recherche de la vérité. En ce sens, Socrate donne l’illusion de la construction collaborative pour mieux manipuler. C’est véritablement une posture rhétorique que de se revendiquer de la recherche critique et constructive de la vérité tout en prenant le soin de désigner des adversaires qui ne feraient que des jeux de langage en n’ayant aucun égard pour la vérité – posture que je décortique dans d’autres articles par ailleurs. Attention par conséquent à ce raccourci rhétorique assez commode et répandu qui voudrait que « ceux qui font usage de la rhétorique, ce sont les autres » !
Je précise que c’est donc bien à des fins pédagogiques que j’évoque ici la référence traditionnelle à l’opposition entre Socrate et les sophistes afin d’incarner la distinction entre sophistique et dialogue constructif. Ce qui nous intéresse plus particulièrement dans le cadre de cet article, c’est cette distinction entre d’une part la rhétorique dont le but est d’argumenter en vue de convaincre autrui, et d’autre part la démarche de recherche de la vérité, basée notamment sur la logique. D’un côté, on va se demander si un argument est efficace (fonctionne-t-il pour convaincre autrui ?) et de l’autre, on va se demander si l’argument est valide (est-il logique, cohérent ?) ou au service de la vérité (est-il conforme aux faits ?).
> Lire aussi : La logique face aux mauvais arguments (2014), Esprit critique – Informer versus convaincre : comment analyser la rhétorique des discours ? (2022) et Bullshit et fake news : revenir aux bases (2024)
Se préparer à rentrer dans l’arène médiatique ou sur les réseaux sociaux
Les premières lignes du syllabus Notions de rhétorique (s. d.) de Marcel Crabbé sont consacrées à une citation du roman Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos qui illustre parfaitement mon propos ici :
Il me semble au moins que c’est rendre un service aux mœurs, que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes…
Dans l’arène médiatique, dans les débats politiques ou sur les réseaux sociaux (a fortiori les canaux trustés par des idéologues), la rhétorique bat son plein. Elle est souvent au service d’une propagande idéologique. Peu importe la vérité : les mensonges sont admis tant qu’ils sont efficaces. Peu importe la cohérence ou la validité des raisonnements : on peut tout se permettre, tant que cela assure la victoire de notre camp.
Il faut être conscients que c’est bien cela qui se joue, et qu’un argument valide et au service de la vérité ne triomphe pas toujours d’une rhétorique bien huilée, de sophismes grossiers et de mensonges éhontés.
Ainsi, en 1946, Göring expliquait froidement comment convaincre un peuple à la guerre : « […] mot à dire ou pas, le peuple peut toujours être forcé de suivre ses dirigeants. C’est facile. Il suffit de leur dire qu’ils sont attaqués, et dénoncer les pacifistes pour leur manque de patriotisme et les dangers auxquels ils exposent la nation. Et cela marche dans tous les pays » (propos recueillis le 18 avril 1946. Extrait traduit de l’anglais de Nuremberg Diary, par Gustave Gilbert – Lire l’extrait sur Wikipedia en anglais). Steve Bannon disait quant à lui en 2018 : « [Les autres partis] ne comptent pas. La véritable opposition, ce sont les médias. Et la manière de s’occuper d’eux, c’est d’inonder la zone de merde » (traduction par O. Tesquet).
Dans un contexte où le vrai et le faux ne sont plus que des opinions concurrentes, où l’on ne cherche plus la vérité, mais à déterminer des vainqueurs et des vaincus, comment s’y retrouver ? Comment attribuer une valeur à un discours si « la zone est inondée de merde » ? Comment ne pas finir par adhérer aux discours qui nous séduisent le plus, si l’on ne sait pas à qui ou à quoi se fier ? Comment utiliser son esprit critique lorsque le débat public est structuré autour du clash, du buzz et de la petite phrase assassine ? Comment ne pas sombrer dans le complotisme quand nous ne sommes confrontés qu’à des manières de raisonner complètement délirantes et fallacieuses ?
C’est dramatique, mais les stratégies rhétoriques fonctionnent, y compris celles qui défient toute morale.
Les attaques seront déloyales. Les coups seront en-dessous de la ceinture. Il faut s’y préparer.
L’enjeu n’est pas de céder à la facilité en utilisant les mêmes procédés, mais d’apprendre des moyens de les déjouer.
Penser le débat, penser aux publics
La base de la base en rhétorique, c’est de ne pas oublier les publics, les audiences de nos discours. Lorsque l’on débat en public, l’objectif n’est généralement pas de convaincre l’adversaire en face de nous, mais plutôt les personnes qui assistent à notre joute verbale. Ce qui importe est d’en triompher aux yeux des spectatrices et spectateurs, pas de le rallier à notre cause. C’est cela qu’il ne faut jamais perdre de vue, notamment pour éviter de perdre son calme face à l’adversaire pour qui tous les moyens sont bons. Au final, il s’en fout de nous, nous ne comptons pas. Rien ne compte d’ailleurs pour lui, à part ses objectifs : la fin justifie les moyens. Cela booste sa capacité à débattre froidement, sans états d’âme, et à dominer les échanges au niveau non-verbal : si vous perdez vos moyens (littéralement), c’est un aveu de faiblesse face à votre adversaire, et sans vos moyens, vous perdez tout court.
L’intérêt de cette considération, c’est aussi de la retourner à votre avantage : pour l’adversaire, tous les moyens sont bons pour convaincre, y compris tromper ses propres sympathisants. C’est une des raisons pour lesquelles face au bullshit, il faut opposer non seulement des faits, mais aussi voire surtout des repères moraux solides. Il faut mettre au jour les procédés trompeurs, attaquer la forme, quand c’est possible : « dommage, quand on n’a pas d’argument, de devoir en inventer et ce faisant mentir à vos publics ». Ne serait-il pas judicieux de montrer le peu de considération qu’ont certaines personnes à l’égard de celles et ceux qui boivent leurs paroles ?
Bien sûr, je ne crois pas qu’en un ou deux débats, on puisse changer la donne. C’est comme pour l’alimentation : on peut dénoncer les dérives de la malbouffe, mais elle est tellement bien installée que ce n’est pas demain que les choses vont changer. C’est un travail de fond que d’éduquer nos enfants à boycotter les produits ultratransformés conçus pour les faire en redemander, au profit de fruits et légumes locaux cultivés sans pesticides. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner. C’est un travail pédagogique de longue haleine. Il ne faut donc pas oublier les alentours du débat : éduquer, expliquer, être exemplaire… y compris en dehors des « arènes » médiatiques ou encore des périodes électorales !
Economie de l’attention, framing, fenêtre d’Overton et agenda setting : recadrer le débat
Concernant le fonctionnement du débat public dans les médias, voici quelques éléments sur le fait de recadrer le débat, reprendre la main / le contrôle sur la discussion, avec des notions comme l’agenda setting, le framing, l’économie de l’attention, la loi de Brandolini, la fenêtre d’Overton…
Economie de l’attention : notre temps est une ressource
Dans mon livre au sujet de la nuance, je développe qu’il y a des limites au dialogue. Elles sont notamment liées au temps dont nous disposons. L’économie de l’attention nous invite à considérer que le temps dont nous disposons est une ressource rare et limitée. Accorder notre attention à un sujet, c’est en occulter d’autres. De même, lorsque nous débattons avec quelqu’un, nous dépensons de l’énergie qui ne pourra pas être allouée ailleurs. Lorsque nous donnons de l’importance au fait de répondre à quelqu’un sur les réseaux sociaux, nous lui offrons une caisse de résonance et lui permettons de squatter le temps de nos publics. C’est le désastreux effet Streisand où l’on finit par donner du temps et de la visibilité à des propos que l’on gagnerait à laisser sans réponse.
> Lire aussi Modération et « trolls » – Comment gérer les commentaires indésirables ? (2018)
Recadrer le débat : parler d’autre chose que de l’éléphant
Dans son ouvrage Don’t think of an Elephant, George Lakoff expose l’idée qu’il est plus fructueux de commencer par un travail sur le plan des valeurs et du « cadrage » (framing) de la discussion que de se borner à un exposé des faits visant à réfuter les propos de l’adversaire. Pour en savoir plus à propos de cet argument, lire PIROTTON, G., L’éléphant de Lakoff.
Un des principes fondamentaux de Lakoff se formule ainsi : n’utilisez jamais le langage de vos adversaires. Leur langue reflète leur cadre de pensée et c’est précisément cela qui vous différencie. Au contraire, dès que vous avez recours aux mêmes registres de vocabulaire que vos contradicteurs, vous épuisez votre argument avant même d’avoir pu commencer à l’exposer […] Chercher à ne pas penser à un éléphant est une mission impossible : de même faire référence, même en le contestant, au cadre utilisé par les adversaires, contribue à le réactiver. En résumé : critiquer ses adversaires en utilisant les mêmes cadrages revient à renforcer leur position.
PIROTTON, G., L’éléphant de Lakoff.
En lien avec le concept d’agenda setting (McCombs & Shaw) et celui de framing (Lakoff), il me parait important d’interroger le fonctionnement du débat public, dans la presse ou sur les médias sociaux (notamment via leurs algorithmes). Cf. également cet article de Nicolas Galita.
Loi de Brandolini et agenda thématique : reprendre la main sur les thèmes des discussions
En effet, à travers les travaux de Lakoff, il apparait qu’un recadrage du débat et de ses termes (y compris à un niveau moral) importe davantage qu’une discussion factuelle lorsqu’il s’agit de « remporter un débat ». Il s’agit de ne pas se laisser dicter les thèmes et les termes du débat par les discours faux ou haineux. Il y a une asymétrie lorsque que vous êtes dans la posture où c’est à vous de contredire votre interlocuteur (ce qui est en votre défaveur, cf. Loi de Brandolini) et lui répondre systématiquement sur ce qu’il affirme revient à lui emboîter le pas et à focaliser le débat sur les thèmes qu’il impose.
Il maîtrise alors la mise à l’agenda des thèmes dans l’espace public. Il convient changer les thèmes du débat, de le « recentrer » sur les thématiques qui importent par ailleurs, tout en balayant sans plus d’égards les propos qui se situent en dehors du débat. Par ailleurs, rien n’empêche d’accueillir les peurs, les opinions politiques et les préoccupations légitimes de nos interlocuteurs en même temps.
Cf. également cet article de Nicolas Galita, cet article de Jeff Jarvis (en) ainsi que la notion de fenêtre d’Overton.
Economiser sa salive et balancer dans les cordes
En guise de conclusion, je recopie ici cette lettre de Bertrand Russell à Sir Oswald Mosley qui voulait le convaincre des « vertus » du fascisme (Source : « When Debate is Futile », BrainPickings.Org, 2016 – traduction de mon fait).
> Lire aussi Lutter contre les discours de haine
Cher Sir Oswald,
Merci pour votre lettre. J’ai réfléchi à notre récente correspondance. Il est toujours difficile de décider comment répondre à des personnes dont le système de croyances nous est aussi étranger et, en fait, aussi repoussant. Ce n’est pas tant que je sois offusqué par les points généraux que vous développez, mais plutôt que chaque once de mon énergie a été allouée à une opposition active contre la bigoterie cruelle, la violence compulsive et la persécution sadique qui ont caractérisé la philosophie et la pratique fascistes.
Je me sens contraint de dire que les univers émotionnels que nous habitons sont si distincts et si profondément opposés que rien de fructueux ou de sincère ne pourrait émerger d’une discussion entre nous.
Je voudrais que vous compreniez l’intensité de cette conviction de ma part. Ce n’est aucunement pour être impoli que je dis cela, mais en raison de tout ce à quoi je donne de la valeur en termes d’expérience et d’accomplissement humains.
Cordialement,
Bertrand Russell
3 commentaires
Les commentaires sont fermés.