Médias, éthique et régulation : entretien avec Boris Libois

Après avoir publié nos échanges avec le philosophe Pierre Lévy (« médias, culture et cognition »), nous nous sommes entretenus une soirée avec Boris Libois. Retranscription intégrale.

Extraits de biographie et de bibliographie

Boris-LiboisBoris Libois a un profil qu’il est difficile de résumer en quelques mots. Lui-même peine à s’attribuer des étiquettes et se qualifie avec le sourire de « cerveau volant » ou d’extra-terrestre qui n’est « spécialiste en rien ». Son parcours est en effet marqué d’un grand éclectisme. Nous en épinglons de brefs passages, relatifs aux thèmes qui nous intéressent ici : les médias (le journalisme en particulier), leur éthique et leur régulation.

Boris Libois a étudié le droit, la philosophie et le journalisme à l’ULB. En 1994, il publie Éthique de l’information : essai sur la déontologie journalistique (ouvrage que j’ai découvert et chroniqué en 2007 dans le cadre d’un cours). Son doctorat en philosophie est accompagné d’autres publications, dont un second livre en 2002, La communication publique : pour une philosophie politique des médias. Dans la foulée, dès 1997, son engagement politique l’amène à travailler pour le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel. De 2009 à 2013, il est professeur à l’ISFSC, où il donne entre autres des cours de philosophie des médias et de la communication.

(Source et pour en savoir plus : profil LinkedIn de Boris Libois).

L’entretien s’est focalisé sur les thématiques suivantes : les médias et leur régulation en regard de la question de l’éthique et de la déontologie journalistiques. Par extension, des questions plus structurelles, relatives à la politique et au cadre normatif pratique ont été abordées. En effet, selon Boris Libois, la question de la régulation publique des médias rejoint des enjeux politiques d’émancipation citoyenne : il convient d’instaurer et d’adapter sans cesse un cadre de droit positif propice à l’exercice de la fonction de contre-pouvoir et de celle plus pédagogique des médias.

Une régulation du journalisme et des médias : quelles mises en place institutionnelles concrètes ?

« La régulation publique, ce n’est pas simplement instaurer des lois, corriger des abus, élaborer des interdits ».

Question : quand vous avez établi des fondements philosophiques de ce que pourrait être une régulation du journalisme, aviez-vous à l’esprit des institutions concrètes pour occuper ce rôle de régulateur ? Envisagiez-vous la création de ce qu’est aujourd’hui le Conseil de Déontologie Journalistique (CDJ) ?

En fait, la partie théorique de l’ensemble de mes écrits n’a de sens, pour moi, que mise en perspective avec l’ensemble de mes interventions pratiques ou politiques, comme intellectuel ou comme acteur de la vie publique. C’est quand on met les deux en relation que l’on voit la cohérence de mon dispositif. C’est en quelque sorte un fil conducteur dans mon existence : j’ai toujours voulu concilier théorie et pratique. Je me suis toujours amusé à m’appuyer sur la formule de Gramsci, sur le pessimisme de l’intelligence, l’optimisme de la volonté et le fait de concilier les deux ; à la fois il faut être conscient, lucide et critique sur comment les choses fonctionnent et jusqu’aux bonnes raisons qui justifient le pouvoir et l’action, et en même temps, sachant qu’il y a toujours ce grand fossé moderne entre théorie et pratique, savoir et agir. Ce n’est pas parce qu’on est critique ou pessimiste – je n’ai pas dit cynique ou nihiliste – sur les possibilités d’actions humaines qu’il ne faut pas faire le pas d’expérimenter des solutions concrètement. Mes réflexions théoriques n’ont de sens que mises en parallèle avec le fait que je militais dans un parti politique – écolo – comme « éminence grise » sur les questions de médias et de politiques culturelles : dossiers pour les parlementaires, notamment Henri Simons, y compris sur des propositions de décrets ou de lois, et également une action en tant qu’intervenant politique dans la première version du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, lorsqu’il était uniquement consultatif. J’y ai commencé fin 1993. La continuation de ce volet-là, c’est également de faire des tribunes, des cartes blanches, des prises de position écrites (notamment cette carte blanche suite à Bye-bye Belgium en 2006)…

Ceci, c’est pour vous situer le dispositif complet, pour avoir une vue d’ensemble.

Boris-Libois-Ethique-de-l-information-deontolologie-journalistiqueAlors, est-ce que j’avais en tête quelque chose d’opérationnel quand j’ai écrit mon premier bouquin ? En fait, ce livre est lui-même issu de mes deux travaux de fin d’étude, en communication d’un côté et en philosophie de l’autre. A l’époque, j’avais à l’esprit, non pas une instance de régulation extérieure, mais plutôt une corégulation, une autorégulation publiquement régulée. Cela consiste en gros à se demander comment on peut pousser les acteurs professionnels à s’autoréguler, avec des incitants externes, pour travailler à bonne distance des pouvoirs économiques et des pouvoirs politiques. Concrètement, ce que j’avais en tête à l’époque, à la fin de mon premier mémoire en communication, c’était d’adapter, mettre en place et généraliser le modèle du quotidien français Le Monde, c’est-à-dire une entreprise ayant une forme juridique de société à lucrativité limitée, avec les journalistes comme dépositaires du capital intellectuel de l’organe de presse. C’était une bonne manière d’institutionnaliser le pouvoir médiatique en étant à distance suffisante des actionnaires, des pouvoirs politiques, économiques ou autres pressions.

 

Donc, première formalisation de ce contre-pouvoir au pouvoir médiatique, pour reprendre les termes que j’ai utilisés après, c’était dans la forme juridique de l’organisation, dans l’entreprise-presse on va dire. Ensuite, j’ai articulé ça aux subventions publiques à la presse, c’est-à-dire à la question de savoir comment un subside public pouvait encourager l’adoption de ce statut-là. Par la suite, j’ai aussi travaillé à ré-explorer ce que j’appelais pompeusement à l’époque la procéduralisation de la régulation publique de la communication médiatique ; c’est-à-dire à comment revoir le droit positif, les dispositifs réglementaires existants pour surmonter, dans le cadre de l’audiovisuel, les systèmes d’autorisation préalable, en faire des éléments d’émancipation plutôt que d’être des instruments de normalisation culturelle.

Concernant la question du conseil des journalistes, je me souviens d’avoir préparé une proposition de décret presse pluraliste et indépendante avec l’AGJPB. Avec la Secrétaire Générale de l’époque, qui l’est toujours [pour l’AJP, ndlr], Martine Simonis, on se demandait, en s’inspirant du droit syndical, comment protéger les représentants des sociétés de journalistes face à des licenciements. Donc j’avais déjà en tête de pouvoir asseoir les dispositifs sur les instruments corporatistes existants, mais peut-être pas jusqu’à concevoir un Conseil de déontologie journalistique qui pour moi était un peu la caricature de l’autorégulation que je critiquais.

Pour répondre à votre question, je dirais donc que non, je n’ai jamais eu en tête le Conseil de déontologie journalistique, parce que pour moi, ce n’était jamais que la cerise sur le gâteau de l’autorégulation corporatiste [quant au CDJ tel qu’il fonctionne aujourd’hui, Boris Libois déclarera plus loin ne pas assez connaître son action pour pouvoir prétendre juger de son action, ndlr].

Pour moi, il a toujours fallu croiser la régulation du secteur, de la profession / de l’entreprise avec des dispositifs extérieurs, pour que la régulation ne soit pas privée, « privatisée » au sens de réservée aux acteurs professionnels, mais également pour que l’organisation publique délibérative de ce pouvoir médiatique-là soit mise en œuvre à la fois de manière efficace et légitime.

Question : estimez-vous qu’il y a eu des avancées dans ces domaines, depuis ?

Boris-Libois-La-communication-publiqueJe dirais, comme Jurgen Habermas [dont la pensée a inspiré Jean-Marc Ferry, lui-même soutien actif du travail de Boris Libois, ndlr] dirait à propos du projet des Lumières, que c’est un projet inachevé. Comme toute question touchant à la liberté, on n’a jamais fini d’institutionnaliser, de ré-institutionnaliser ou « contre-pouvoiriser », d’installer un contre-pouvoir qui tôt ou tard finit lui aussi par s’institutionnaliser comme tel… Cela rejoint la vieille maxime de Montesquieu aussi : à chaque pouvoir il faut un contre-pouvoir, quel qu’il soit, quelle que soit non pas sa nature en termes de propriété, mais simplement par sa fonction. Par sa fonction, il tend à l’hégémonie, à être seul à s’autoréguler, à se soustraire à toute forme de contre-pouvoir public ou critique ou prescriptif. Je dirais donc qu’on n’en finit pas, et on n’en finit pas de commencer.

Et donc, il y a des améliorations bien entendu, notamment parce que les circuits spontanés et  informels de constitution de la souveraineté populaire  se stabilisent de plus en plus dans des formes juridiques de l’Etat démocratique, ce qui est indispensable, mais même toute forme d’institutionnalisation juridique du droit et de la liberté, et du droit à la communication comme étant l’institutionnalisation du droit et de la liberté de communication qui est derrière, comme méta-règle ou méta-pouvoir du pouvoir démocratique, cette institutionnalisation-là n’est pas à l’abri d’une sorte de bureaucratisation.

[Cf. Habermas, La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d’espace public, 1989, repris dans Girard et Le Golf, La démocratie délibérative, 2010.

         Droit et démocratie, 1997].

En somme, tout pouvoir, quelle que soit sa forme, en revient à générer tôt ou tard le besoin d’un contre-pouvoir.

democratie-deliberativeIl y a des progrès au niveau du Conseil de l’Europe, au niveau des constitutions juridiques étatiques, ou encore à celui des jurisprudences nationales ou internationales. Il y a des progrès en termes d’institutionnalisation juridique du pouvoir médiatique, mais en même temps on voit bien toutes les facilités d’intervention dans l’espace public, que ce soient les blogs ou les réseaux sociaux, et que certains d’entre eux prennent pour cibles de leurs critiques les médias institutionnalisés. Il y a une sorte d’antidote qui se génère de lui-même ; c’est intéressant de se demander si c’est suffisant d’avoir une espèce de société civile anarchique qui fait le siège du système médiatique. Non bien entendu : il faut aussi que ça soit aussi retranscrit dans l’ADN de la société juridique, la société politique organisée. C’est la dynamique propre de la démocratie délibérative.

J’ai un discours qui commence à devenir de moins en moins spécifique aux médias : d’une part, parce que je les réduis à un pouvoir comme les autres, et en tant que pouvoir il doit être soumis aux règles du droit, et d’autre part, parce que cette promesse de structuration de l’espace public qu’ils portent se concrétise, et elle inspire d’autres pratiques et se concrétise aussi ailleurs. A la fois, mon discours tend à banaliser les médias comme étant un pouvoir comme un autre et à la fois à préserver l’idée de l’autonomie de l’espace public comme étant une structure indépendante de son institutionnalisation comme pouvoir médiatique.

En bref, oui il y a des choses qui se font pour réguler le système médiatique. Dans Communication Power de Manuel Castells, il y a des éléments empiriques intéressants.

Ce qui m’intéresse, c’est de maintenir une pensée critique sur les médias, sur ce qu’ils sédimentent ou incarnent, et de pouvoir remonter à une approche plus génétique et politique, sur quelles sont les attentes normatives à l’égard des médias, avant même de savoir ce qu’il faut ou non corriger.

Dans ma position actuelle, je suis moins enclin à intervenir pour moderniser l’espace médiatique. Ce sont des sujets extrêmement complexes sur le plan empirique pour lesquels il faut se tenir à jour et à propos desquels certains ont aujourd’hui une parole bien plus instruite que moi. Pour une raison de rigueur intellectuelle et épistémologique, une parole légitime doit pouvoir s’arrêter, plutôt que de prétendre pouvoir dire tout et n’importe quoi à tort et à travers, c’est juste insupportable. C’est le principe des mandarins et des papes. Je n’ai pas un parc de chercheurs qui peut écrire des articles en mon nom, comme c’est de plus en plus le cas dans l’institutionnalisation actuelle de la recherche, y compris dans les sciences humaines.

Points forts et points faibles du journalisme aujourd’hui

Question : que pensez-vous de l’état actuel du journalisme en Belgique ou en France ? Avez-vous constaté des améliorations, des dégradations ? Quelles évolutions, dans l’absolu ?

Il y a des points encourageants, et d’autres qui méritent effectivement l’attention.

Les points encourageants, ce sont des inventions comme Mediapart ou Owni. Ils représentent des innovations dans le champ journalistique qui sont intéressantes parce qu’on a l’impression qu’on revient aux origines d’une presse d’opinion, même s’il y a du fact-checking très fort derrière, il y a des prises de position, une prise de parole qui sort du bocal politico-médiatique. On retrouve un journalisme plus proche de l’objectif de contre-pouvoir, de recherche de la vérité, de critique des institutions établies. Wikileaks est dans la même optique, même s’il faut voir si c’est du journalisme ou pas. Au-delà des questions de fact-checking et de vérification des sources, on ne peut que se réjouir d’une ouverture au niveau de la mise à disposition de ces données et d’un accès aux sources plus facile pour le public. Il faut aussi nuancer : si on met ça dans le contexte d’une critique anarchiste de l’Etat (je pense ici à Wikileaks en particulier), journaliste c’est un métier en soi et ce qui fait la force de ce métier, c’est aussi de pondérer les intérêts en jeu. Ce qui fait qu’à un moment, on va publier telle chose qu’on a reçue, même si on n’est pas sûr de la source, c’est de savoir comment on va pondérer ça avec des raisons politiques et des raisons démocratiques, y compris les questions de droit à l’image, de droit à l’oubli et de droit à la vie privée. Et aussi, sur le plan collectif, de sécurité et d’intégrité des institutions du régime démocratique. Investiguer des dilemmes éthiques est bien plus complexe qu’opposer stérilement raison d’Etat et droit de savoir. La divulgation sauvage par Wikileaks des câbles du département d’Etat américain est une cinglante illustration de puérilité politique. Dans le champ de la propriété intellectuelle et la protection des œuvres de l’esprit, MegaUpload et Kim Dotcom sont d’autres avatars de paresse intellectuelle et de lâcheté politique, drapés dans l’éthique de la conviction. Relisons Lawrence Lessing avant de jouer aux apprentis sorciers des humanités numériques.

La fonction journalistique n’est pas juste un outil de transparence irréfléchie. Les indispensables watchdogs de la démocratie s’interrogent sur leurs pratiques et leurs responsabilités professionnelles. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg recueille et systématise les meilleures pratiques élaborées par les organes nationaux de régulation du système médiatique, professionnels ou administratifs.

En somme, on a des pratiques qui se réinventent, qui s’ouvrent au public et à ses pratiques.

Les points faibles, c’est plutôt ceux que je vois quand je travaille avec mes étudiants en journalisme, et notamment en cours de déontologie, lorsqu’ils nous remontent leurs expériences de terrain. C’est à se demander si on n’est pas avec des comportements voyous généralisés. A la fois, sous prétexte qu’ils sont stagiaires, on leur fait faire n’importe quoi et à la fois, on constate que ce sont des pratiques qui sont généralisées, même chez leurs supérieurs : que ce soit dans les corrections, « on balance, on vérifiera après »… Ce n’est même pas de l’amateurisme, c’est de la paresse intellectuelle, du grand n’importe quoi. C’est là où on retombe dans les travers du bocal, un système insuffisamment régulé où on ne peut pas se permettre de critiquer son voisin, ou comme le fait quand même assez bien Jean Quatremer, dénoncer les connivences.

Je ne dis pas qu’il faut demander aux étudiants d’être des super-héros du journalisme, parce que justement cet encouragement des pratiques délétères et des confusions de genres, de rôles et d’objectifs vient d’en haut. Ca ne donne même plus envie de prendre le journal. Moi, je ne regarde plus la télé depuis longtemps. Ce journalisme vit sur le passé, sur sa gloriole, complètement déconnecté de la responsabilité sociétale des médias. Mais en même temps, ce qui est rassurant, c’est que le public est plus critique. Malgré cela, on a quand même une industrie qui travaille à faire tout et n’importe quoi. J’avais posé la question à propos de la RTBF : « pourquoi est-ce qu’on finance encore ce genre de brol ? ». Pour quoi faire, finalement ? J’avais proposé un jour dans une carte blanche (« Talents et gaspillage », in Le Matin, 2000) de supprimer les subsides de la RTBF du jour au lendemain et de les réorienter : un tiers va à la création radio et cinéma, un tiers va à l’éducation aux médias et un tiers va aux télés locales, plutôt qu’avoir des couches et des couches dans un petit pays comme le nôtre. Pourquoi maintenir des pratiques pauvres dont la valeur ajoutée est plutôt maigre ? A part maintenir des clients à l’antenne, du clientélisme, maintenir une industrie ou des passe-droits…

« Avec les 6,5 milliards [montants en francs belges, ndlr] annuels d’argent public, on pourrait faire mieux, et consacrer 2 milliards dans un fonds d’investissement en capital à risque pour développer une filière de l’image digne de ce nom, 2 autres milliards à transformer les télévisions communautaires en de vrais opérateurs professionnels indépendants, le solde alimentant une politique d’éducation aux médias qui ne consisterait pas seulement à former les spectateurs de tous âges à une approche plus critique des médias mais aussi ouvrir l’école sur les nouvelles formes de la culture qui se développent aujourd’hui dans l’espace public médiatique ».

(« Talents et gaspillage », Le Matin, 2000).

La question n’est peut-être pas tant chez les journalistes comme individus qui vivotent vaille-que-vaille qu’au niveau des pouvoirs publics. Cela rejoint mon argument : la régulation publique, ce n’est pas simplement mettre des lois, corriger des abus, élaborer des interdits, c’est aussi avoir une vision structurelle sur ce qu’on veut faire, sur quels sont les enjeux aujourd’hui et aussi sur ce que l’on pense qu’il est important en tant que structure institutionnelle de l’espace public, de contribution à l’idéal démocratique et de ce qu’on met en place comme outils (pas comme contenus). J’entends par régulation le fait de mettre en place un cadre de droit positif permettant un exercice émancipateur du journalisme.

C’est une question de politique culturelle. Quand on parle de régulation, on a l’impression qu’on va tuer l’industrie ou bien qu’on va atteindre à l’autonomie journalistique. Mais si on appliquait des modèles d’analyse économique au sens large au secteur, d’objectifs et de retours sur investissement, on se demanderait très probablement si on ne peut pas affecter autrement les moyens disponibles.

Au niveau théorique, il y eu a un engouement pour le modèle du « journalisme public », sur lequel Benoit Grevisse a travaillé il y a quelques années, mais je ne sais pas ce que c’est devenu. J’ai découvert aussi récemment un bouquin appelé Ontologie du journalisme – c’est écrit en 2010, il faut le faire ! – mais voilà, la question qui moi me reste, c’est de savoir en quoi ces pratiques dites nouvelles actualisent ou revisitent des vieilles questions, ou posent vraiment des questions nouvelles. Jusqu’à présent, je n’ai rien vu pour lequel je me suis dit que cela amenait une question vraiment nouvelle, que c’était un nouvel objet à penser. C’était plutôt des déclinaisons sur le même thème.

Question : je fais le lien avec le titre du livre que vous citez, est-ce que pour vous, « l’essence » du journalisme est d’être un contre-pouvoir ? Parfois, quand je vous entends parler de pratiques journalistiques que vous appréciez (Owni, Mediapart, Wikileaks…), je les ressens comme particulièrement critiques par rapport à un autre pouvoir…

« [Les journalistes] ont cette fonction de contre-pouvoir, mais aussi de pédagogie ».

Oui, tout à fait. Ontologiquement on pourrait dire, ou par essence, le journalisme est d’abord un métier qui se revendique du droit du public à savoir, qui lui-même s’appuie sur une idée d’opinion publique éclairée, sur un idéal démocratique et philosophique. C’est une profession, ce sont des gens qui font métier d’être porte-paroles de l’opinion publique et donc de relayer au-delà des mandats représentatifs et électifs, cette parole-là aux pouvoirs institués, voire contre les pouvoirs institués. Ce sont des gatekeepers. Et en corollaire, de véritablement faire qu’il existe une opinion publique éclairée, et non seulement des opinions privées. Ils ont cette fonction de contre-pouvoir, mais aussi de pédagogie.

C’est un peu la figure de toute personne qui à un moment prend la parole – une parole essentiellement politique pour le journalisme, à mon sens – en s’appuyant sur le droit du public de savoir pour s’autodéterminer lui-même. Quand on prend l’histoire de l’espace public notamment chez Habermas, les salons littéraires tels que maintenant Twitter les refait, c’est ça ; c’est une parole qui devient publique. Ce sont des thèmes privés qui deviennent d’intérêt public ou des thèmes publics qui sont discutés dans un espace privé. Cela revient à dire qu’à un moment, la parole publique n’est plus le monopole de ceux qui ont été élus ou de ceux qui se voient institutionnalisés ou institués : clergé, Etat, parlementaires, éducateurs, instituteurs, etc.

Dans son essence, le journalisme est une fonction spécialisée de l’espace public qui a donné lieu à un métier d’intérêt général.

La critique du journalisme : un phénomène nouveau ?

Question : que pensez-vous de ceux qui se revendiquent du journalisme et qui tiennent une parole sur le journalisme ? Vous avez cité précédemment Owni ou Mediapart ; que pensez-vous de médias comme Acrimed ou @rrêt sur images en France, par exemple ?

Je pense qu’il faut voir l’objectif qu’ils ont.

Est-ce de faire une analyse scientifique des pratiques journalistiques ; est-ce une vocation de faire avancer le « savoir sur » ? Ou est-ce une façon d’organiser une sorte de reddition des comptes ?

Ou bien l’objectif est le savoir comme tel, le savoir théorique, ou bien le savoir pratique, qui consisterait à dire « rendez des comptes » à l’égard des utilisateurs, des usagers. Et donc, pour parler comme Habermas, j’aurais tendance à dire que la prétention à la validité n’est pas la même. Dans un cas, elle se rattache à la justice et dans l’autre à la vérité épistémologique ou théorique. Dans un cas, c’est la justesse normative, dans l’autre cas, l’exactitude factuelle. On peut croiser les deux, bien entendu. En somme, la question que je me pose consiste à se demander l’objectif sous-jacent des gens qui choisissent de critiquer les médias.

Les deux sont légitimes. On peut avoir d’excellentes revues scientifiques sur les médias. On peut avoir d’excellents critiques qui vont montrer par ailleurs qu’ils sont d’excellents show-men et encore meilleurs journalistes que les autres, ce que beaucoup de littéralistes font, sortes de donneurs de leçons ambulants, un peu comme Jean-Marie Colombani du Monde parfois, ou Régis Debray. Pourquoi pas ? Ils ont prétention à une visée scientifique, mais il y a plutôt des objectifs esthétiques ou narcissiques qui sont derrière. Et puis il y a des objectifs plus politiques ou éthiques qui sont de soumettre le pouvoir politique à un pouvoir critique.

Question : cette critique est-elle davantage présente qu’avant ? Peut-on dire qu’elle prend place dans un paysage médiatique qui n’est plus tant un tout homogène qu’un ensemble de niches médiatiques diverses ?

Oui, tout à fait. Il y a une désacralisation du pouvoir médiatique. Il faudrait faire une étude à plus long terme, mais on pourrait postuler qu’il y a eu assez de dérapages… Je vais le dire autrement : la critique « populaire », au sens de spontanée et habituelle, à l’égard des médias, avec une démocratisation de la technique (au sens d’une accessibilité à l’espace public), est une critique plus visible. Je pense qu’elle a toujours été là, mais elle a pu gagner une visibilité. La personne qui critique la télévision dans sa famille ou avec son voisin peut se rendre compte qu’elle n’est pas la seule à critiquer, donc on reconstitue une sorte d’audience critique qui existait déjà avec les fanzines, les séries détournées, etc. Plusieurs théories (usages, détournements, etc.) pointaient déjà ces phénomènes. Mais depuis, le fait que ça se retrouve dans d’autres sphères fait que les médias ne peuvent plus disqualifier cette critique en disant que ce sont des névroses de chercheurs : maintenant, leurs propres clients leur demandent des comptes, ce qui est moins confortable. Quand on revendique de parler au nom du public, sachant que le public existe et a désormais l’occasion de se faire entendre davantage, cela peut devenir gênant. Avant, il y avait le courrier des lecteurs, les instances de contrôle, mais aujourd’hui ce n’est plus seulement cela ; la critique populaire des médias peut se faire entendre de manière assez virulente.

Nouveaux médias et émancipation : la métaphore de la mayonnaise

Question : ici, je me permets un parallèle avec une question que j’ai posée à Pierre Lévy lors de notre entretien : pour vous, les nouveaux médias jouent-ils un rôle positif en termes d’émancipation critique ?

Patrice-Flichy-le-sacre-de-l-amateurL’intérêt qu’ont les nouveaux médias est de faciliter l’accès à l’espace public médiatique. L’autre avantage qu’ils ont est de prendre le relais de la presse d’opinion ou de la presse hebdomadaire ou mensuelle associative. Ca permet l’accès, mais surtout de densifier et de rendre autoréflexif le tissu associatif ou le tissu de la société civile spontanée, dans sa version anarchique ou dans sa version organisée. Il y a une vie associative qui se fait en amont ou en parallèle des structures institutionnalisées classiques. J’ai envie de faire le parallèle avec le débat « amateurs / professionnels ». Il y a des gens qui ne sont pas professionnels et qui n’ont pas la prétention de l’être, mais qui ont une parole experte sur un certain nombre de questions. Cette évolution des pratiques sociales et participatives dans les champs culturel et politique a bien été étudiée par Patrice Flichy (Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, 2010). Le même débat englobe maintenant le journalisme. On peut faire du journalisme amateur, mais on n’est pas journaliste pour autant. La question est chez eux à ce moment-là : qu’est-ce qui les différencie ?

Je dirais donc « oui », mais sans être naïf. Il y a beaucoup de choses intelligentes qui ont été écrites, sur les printemps arabe et érable notamment. Est-ce que ça aurait pu avoir lieu sans les médias sociaux ? Quel a été leur impact ? A nouveau, il faut voir au cas par cas, où les médias ont effectivement engendré ou renforcé des mouvements déjà présents dans une société civile anarchique par exemple… Le problème que je vois souvent c’est qu’on a tendance à faire des amalgames : on en vient à généraliser, à étendre des leçons ou des constats issus d’un secteur à tous les secteurs possibles. C’est aussi débile de dire que « sans les médias sociaux, il n’y aurait pas eu les printemps arabes » que de dire que Twitter n’a servi à rien et que tous les réseaux existaient déjà. Oui, il y a eu à la fois une maturation avec le public et à la fois des attentes qui préexistaient. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut relativiser, faire la part des choses quand on voudrait analyser l’impact de tel ou tel média. Les médias, c’est aussi ce qu’on en fait. En tant que tel, ce n’est jamais qu’un média, un instrument. Il peut donner une résonance à des formes de pratiques préexistantes, tout comme il peut aussi faire qu’elles n’aboutissent à rien. Et inversement. Manuel Castells est intéressant pour ça : il montre comment certaines pratiques peuvent émerger. Il fait des analyses empiriques des mouvements sociaux : pourquoi dans certains cas, certains mouvements sociaux sont amplifiés par les médias, et pourquoi, dans d’autres, alors que les mêmes ingrédients sont là, la mayonnaise n’a pas pris. C’est ça que j’ai envie de dire : élaborons et sous-pesons les hypothèses, voyons quels sont les ingrédients nécessaires. Et les réunir ne suffit pas pour réussir la mayonnaise. Réciproquement, si on enlève les ingrédients de la mayonnaise, il n’y a pas de mayonnaise !

Pour les médias sociaux, réflexion faite, j’aurais presque envie de répondre « oui » dans tous les cas, cela va vers plus d’émancipation. C’est mon optimisme légendaire ! Parce qu’on va instiguer la liberté d’opinion, qui est pour moi le fondement ultime de la liberté de communication. Cette liberté est d’abord privée, comme la liberté de conscience vue comme droit de se référer à son propre dieu, puis elle va insuffler le germe de la pensée du libre examen, du libre-arbitre – Luther, protestantisme, etc. – qui invite à se faire sa propre opinion sur les textes sacrés. Si les réseaux sociaux éveillent la curiosité chez les gens, de contester l’autorité quelle qu’elle soit, peu importe d’où elle vient et que « Monsieur-tout-le-monde » puisse se dire « Tiens, moi j’ai envie d’aller voir un peu plus loin », alors oui c’est un germe d’émancipation. Mais ce n’est pas une émancipation accomplie comme telle : ce sont les premières graines d’un éveil des consciences. C’est un levier pour instiguer dans le fruit de l’autorité le ver de la critique, mais ce n’est pas une émancipation réelle.

Cela, on ne le saura qu’a posteriori, en proposant la généalogie de ce qui s’est passé. A ce moment-là, il faudra faire attention aux modèles de causalité un peu linéaires ; ceux-ci peuvent représenter aussi un pas en arrière en termes d’analyse des pratiques sociales.

La régulation officielle en Belgique : le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel

« Le CSA doit trouver le bon équilibre entre augmenter ses pouvoirs de régulation et diminuer les besoins de régulation, ce qui n’est pas évident ».

Question : Que pensez-vous du fonctionnement du CSA belge actuellement ?

Le CSA nouvelle mouture a fêté ses 15 ans dernièrement. Je trouve qu’ils ont fait un boulot formidable, sous la direction générale de Jean-François Furnémont. Il y a encore plein de points à améliorer, c’est évident. Mais ce qui est saisissant, c’est qu’on dirait que le politique (gouvernement et administration) n’a pas encore intégré l’existence du CSA. A ce niveau-là, en Wallonie, on est encore le dernier régime communiste d’Europe occidentale. C’est affligeant de constater les manœuvres subreptices qu’il y a autour du CSA pour tenter de déstabiliser la direction générale et la présidence à l’occasion du renouvellement des organes, à l’automne prochain. Même si ce sont des fantasmes, la nomenklatura n’a pas encore intégré que le CSA est un acteur institutionnel essentiel dans le paysage et qu’il rend service au politique, ne serait-ce que parce qu’il y a un tampon, un sas, une plateforme qui donne de l’air et qui fluidifie le système politico-médiatique. C’est affligeant de voir comment certains politiques continuent à ne pas comprendre qu’eux-mêmes gagnent en souveraineté en ayant abandonné cette partie-là du pouvoir. Je pourrais faire le parallèle avec le cas français, où eux aussi sont une guerre en retard, voire au Moyen-âge à ce niveau-là.

Tout cela pour dire qu’on pourrait établir le procès du CSA sur toute cette charge qui n’est pas accomplie, mais que dans ces limites, ils font un travail à la fois pour préserver leur existence [face à des instances qui ne sont pas toujours enclines à lui laisser du pouvoir, ndlr] et à la fois ils arrivent à être extrêmement audacieux et aussi féroces, critiques, par rapport à ce qu’en face on ne veut pas entendre. Ce que je pointe le plus, c’est le manque de maturité politique des acteurs politico-administratifs – y compris des directeurs des médias, que ce soit pour Belgacom, RTL-TVI ou d’autres. Ce sont des prédateurs. Face à eux, le CSA belge pourrait « rouler des mécaniques », se vouloir plus coercitif. Il s’agit d’une modulation de la contrainte de régulation du système, pas d’une transformation de ses principes de gouvernance.

Je dirais que le CSA belge est la meilleure hybridation entre un CSA des DOM-TOM et l’Ofcom. A la fois, il est composé de ressources et de compétences colossales en qualité, et à la fois il est dans un univers dans lequel il y a des pratiques complètement ringardes. Et en même temps, on est dans un marché très ouvert. Ils font le grand écart : ils sont au milieu de pratiques journalistiques très pauvres – au niveau du professionnalisme j’entends : vraiment affligeantes – dans un marché à la fois très ouvert mais qui fonctionne très mal, le tout avec un paquet de compétences et une notoriété qu’ils ont accumulées. Leur grande force et leur grande faiblesse, c’est qu’ils sont très en avance par rapport à ce que le secteur peut attendre et est prêt à recevoir. L’air de rien, ils ne sont que 25 à y travailler plein temps. Quand on fait le rapport coût/bénéfice et le retour sur investissement par rapport à tout ce qu’ils font, c’est gigantesque, quand même.

Question : le CSA peine-t-il à se faire respecter par les acteurs médiatiques qu’il est supposé réguler ? Dans ce qui ressemble à une sorte de bras-de-fer tacite, ne cherche-t-on pas parfois à le museler ou l’écraser ?

Ils ne sont pas écrasés. Les autres tentent de les écraser. A mon avis, dans ce système qui a tendance à se rigidifier, le CSA ne garde son impact que s’il reste mobile. Il n’y a que comme ça qu’on fait bouger le système. Il y a plein de tentatives pour les scléroser, les verrouiller, les encadrer. Eux-mêmes, en tant que pouvoir de la démocratie, ils sont soumis à un cadre juridique, et heureusement. Effectivement, de ce fait, ils sont exposés à des contre-pouvoirs permanents, de la part des organisations médiatiques que le CSA régule.

Le régulateur ne gagne sa reconnaissance que parce qu’il peut changer le système, et il peut le changer aussi parce qu’il a accès à certaines informations. Un bon régulateur doit organiser sa propre capture par les acteurs. Tout en organisant sa capture, il se fait captif de tous, mais de ce fait, en même temps, il n’est aussi captif de personne. C’est ça son enjeu.

Il doit également trouver le bon équilibre entre augmenter ses pouvoirs de régulation et diminuer les besoins de régulation, ce qui n’est pas évident. C’est comme pour tout système juridique. On peut avoir une espèce de colosse à la Hulk, disposant de pouvoirs gigantesques mais avec le problème qu’il ne les utilise jamais. Ce n’est pas parce qu’on fait de la musculation qu’on va être efficace. Il faut donc un équilibre subtil de carottes et de bâtons, de ce qui se dit en « on » et de ce qui se dit en « off », de « soft power », de pouvoir faire alliance au bon moment avec l’un ou l’autre, tout en ne se laissant jamais « ferrer » par qui que ce soit.

Le CSA belge prend une position stratégique, judicieuse à mon sens, de faux naïf, de « celui qui ne prend pas trop de place » pour tâcher de rester le rouage fluide dans ce système. Il y a beaucoup d’ironie et d’intelligence dans ce positionnement. Quand on voit les gens qui y sont, on comprend effectivement la grande subtilité avec laquelle ils gèrent les alambics et les engrenages.

Pour une pensée critique : développer l’intelligence des journalistes par rapport à leurs propres pratiques

Question : en tant qu’enseignant à des futurs journalistes, vous attribuez-vous un rôle en termes d’éducation critique aux médias ?

En fait, ce qui m’intéresse, quand je travaille mon cours de philosophie des médias en deuxième bachelor [trois premières années d’études supérieures = bac+3 en France, ndlr] ou mon cours de déontologie de la communication, c’est de faire réfléchir les étudiants sur leurs pratiques. C’est d’ailleurs un peu le fil conducteur de mon parcours, c’est ce qui m’agite : c’est d’amener les gens à être plus lucides sur eux-mêmes, plus à la hauteur de leur propre potentiel, et donc de s’éclairer eux-mêmes. « Connais-toi toi-même », comme dirait l’autre. Le concept moderne d’espace public étend cette visée normative sur le plan de la liberté politique. Kant disait dans son opuscule de 1784 sur les Lumières qu’un homme seul pouvait rarement sortir de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. Et il ajoutait « Qu’un public en revanche s’éclaire lui-même est davantage possible ; c’est même, si seulement on lui en laisse la liberté, pratiquement inévitable ».

Ce qui m’intéresse comme pédagogue, que ce soit comme pédagogue « freelance » ou « sauvage » sur Twitter, que ce soit en tant qu’« emmerdeur public » quand je faisais l’intellectuel ou encore maintenant comme prof, c’est trois choses. Un, c’est amener les gens à découvrir leur potentiel critique qui dort et l’actualiser. Deux, c’est leur fournir des outils pour pouvoir s’orienter dans la pensée. Trois, c’est amener à créer des passerelles entre des champs, des disciplines, des questions, qui apparemment sont différents mais qui sont finalement similaires. Peu importe la forme que ça prend au niveau institutionnel : prof, critique, sniper intellectuel, vice-président du CSA ou bien encore thérapeute. Que ce soit par rapport à soi-même, par rapport à l’espace public, par rapport à des métiers, c’est cette espèce d’esprit réflexif que je recherche. C’est amener les gens à développer leur potentiel, leur autonomie, leur donner des instruments et les accompagner dans la réalisation concrète de celle-ci. Ce sont les mêmes problèmes mais dits autrement. Cela rejoint un peu le projet d’Habermas, et avant ça de Hegel et de Kant aussi : avoir une vue intégrée, au-delà de la division des disciplines, des institutions, des pratiques, etc. ; avoir un regard qui permet de voir la globalité de tout ça, non pas pour dire « la Vérité », mais pour donner un surcroit d’émancipation aux personnes, de liberté concrète partagée.

Ce que je fais aujourd’hui par hasard avec des étudiants en journalisme, je l’ai aussi fait avant avec des futurs assistants sociaux. J’ai travaillé dans d’autres secteurs également, confrontés aux mêmes problématiques. Je ne connais parfois rien à ces métiers-là, mais j’aime bien arriver avec un regard tout à fait extérieur pour tenter de leur faire libérer les ressources qu’ils possèdent. Ce qui est spécifique tout de même avec le cours de philosophie des médias, c’est que je m’adresse directement à des futurs acteurs institutionnels de l’espace public, du système médiatique. A ce moment-là, j’ai une responsabilité encore plus grande, puisqu’elle est institutionnelle. Ma parole, ou ce que je peux apporter, a d’autant plus de pertinence en fonction des objectifs politiques que j’ai derrière, dans la mesure où j’agis sur et avec et au travers de médiateurs qui eux-mêmes vont devenir des pédagogues au sens large du terme à leur tour. Travailler avec ces acteurs-là, c’est avoir potentiellement plus d’impact sociétal : je travaille avec un levier qui lui-même a un pouvoir d’action plus grand. Avoir des journalistes qui sont plus éclairés sur leurs propres façons d’exercer le métier, c’est espérer qu’ils le pratiquent avec un surcroit de valeur pour l’opinion publique, in fine.

Un regard autoréflexif, nécessaire et appliqué en première personne

Question : il me semble qu’il y a un tournant relativement radical à votre parcours. Estimiez-vous avoir fait le tour de certaines questions ? Y a-t-il des domaines qui avaient davantage de sens pour vous que ce que vous faisiez avant de bifurquer ? Concrètement, par exemple, la question de la régulation des médias est-elle toujours d’actualité dans la mesure où l’on fait un travail d’émancipation avec des étudiants en journalisme ?

Excellente question.

C’est la question d’une vie.

La première partie de ma vie, on peut dire que je me suis cherché pendant 40 ans. Je n’étais pas satisfait de ce que je faisais, ni par rapport à moi-même, ni par rapport aux autres. J’ai très vite été au bout de ce que je pensais pouvoir réaliser dans les domaines que j’ai expérimentés. Enthousiaste et impatient, je ne me suis pas toujours donné l’opportunité d’aller au bout de ce que j’aurais pu y faire. Il y a eu du gâchis, que ce soit en termes d’économie ou de réputation : qu’est-ce que je suis devenu par rapport à ce que j’aurais pu devenir ?

Et si c’était à refaire, je le referais. Simplement parce que j’ai tâché d’être cohérent avec moi-même. En même temps, aujourd’hui, je me sens heureux et tranquille ; prêt à vivre ma vie plutôt qu’à essayer d’acquérir le droit de l’avoir. Après le moment de la révolte et de l’indignation, il me semble intéressant de se demander ce qu’on peut apprendre de ce que le réel nous renvoie par rapport à soi-même. C’est ce que je travaille avec mes patients en thérapie : apprendre à s’accepter soi-même, ici et maintenant, dans le monde.

Cet entretien avec vous m’a, en quelque sorte, réveillé de mon sommeil dogmatique. Pacifié par ces dernières années de recentration personnelle, le moment est venu de me projeter dans la seconde partie de ma vie. Je me réjouis de m’investir dans mon projet de « NeuroPédagogie de l’espace public ».

Rien ne remplace, sur le plan de la politique démocratique, la structure normative de l’espace public contemporain et sa distinction princeps public-privé. Comment en actualiser le concept, en se confrontant aux pratiques réellement existantes de la démocratie délibérative, soutenues par le soubassement neuroscientifique et technologique de l’hypercortex, et éclairer les sujets de l’histoire sur leurs propres intuitions morales, forgées intersubjectivement ?

Le problème posé, j’en distingue grossièrement trois aspects.

Quant à la démarche méthodologique, il s’agit simplement de se laisser guider par l’aphorisme de Hegel : « La lecture du journal, le matin au lever, est une sorte de prière du matin réaliste. On oriente vers Dieu ou vers ce qu’est le monde son attitude à l’égard du monde. Cela donne la même sécurité qu’ici, que l’on sache où l’on en est » (Notes et fragments, Iéna, 1803-1806). Et, revigorée par son utilisation des tweets, observer la chouette de Minerve prendre son vol à la tombée de la nuit.

Ce qui sera différent quant à la visée pratique, c’est de pouvoir traduire dans les catégories de la philosophie politique et sociale la puissante intuition de Charles Sanders Peirce selon laquelle « l’homme est un signe » et, sur base de cette grammaire génétique, quasi-transcendantale, proposer une propédeutique sémiotique de l’espace public cosmopolitique. D’où le working title de mon projet : « Petit traité de savoir-vivre-ensemble à l’usage de vos parents ».

Enfin, quant à la forme, elle devra être congruente avec l’objet étudié afin que le projet puisse être validé et adopté par les principaux intéressés. « InLoveMint, Coopérative de talents » est un premier croquis de cet outil solidaire.

Qu’avons-nous à apporter à nos enfants, utilisateurs chevronnés des médias numériques, en tant qu’héritiers et destinataires de la fragile tradition démocratique « Vieille Europe » ?