Face aux discours de haine, vouloir « clouer le bec », s’indigner et dénoncer ne suffisent pas. Souvent teintées d’émotion et d’une posture morale de l’ordre de l’indiscutable, ces attitudes sont parfois contreproductives, notamment lorsqu’elles reproduisent à l’envers la logique identitaire contre laquelle elles s’insurgent.
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Un problème face aux idées « haineuses » réside dans le fait qu’elles s’accompagnent d’une rhétorique de « dénonciation » ou encore d’« indignation », très axée sur l’émotionnel, l’oral et le visuel (les images, les photos, les vidéos).
Les idées haineuses sont souvent difficiles à critiquer de manière constructive, dans la mesure où leur message n’est pas toujours clairement explicité. Au fond, aucune thèse n’est vraiment développée, étayée ou défendue : le propos repose sur la déconstruction et/ou « le choc des images », non la construction, du moins à un certain niveau (il y a en réalité plusieurs « couches » de discours, parfois antinomiques).
C’est une raison pour laquelle vouloir « clouer le bec » ou réagir émotionnellement peuvent être des comportements contreproductifs. En effet, ceux-ci risquent souvent de passer « à coté » de ce qu’ils veulent dénoncer.
Des fonctions de l’indignation et de la dénonciation
Bien sûr, les mouvements de dénonciation et d’indignation ont parfois une force intrinsèque, ne serait-ce qu’en mettant en évidence les erreurs et en moquant les propos simplistes.
Caricatures intéressantes :
« Pourquoi on n’aide pas nos SDF avant ?! – Les contradictions de la fachosphère », par Nawak
« Encore ?! On est envahi… » – Pierre Kroll, caricature du 5 septembre 2015 (Pierre Kroll)
« Will we find intelligent life ? » – Poorlydrawnlines – Intelligent
Ils montrent aussi que les discours de haine n’ont pas le monopole de l’espace public, que de nombreuses personnes sont en désaccord face à eux. Ils témoignent en outre d’un positionnement moral qui peut avoir du poids également.
Des limites de ces postures
Cependant, parfois, ils en restent à de l’émotionnel, à de la réactivité, et procèdent eux aussi de manière fortement identitaire (« nous nous distinguons fortement de ce eux, de ces gens-là, ces haineux-là : ils n’ont rien à voir avec nous »). C’est le cas par exemple des « groupes de dénonciation » ou des « statuts passionnés » que l’on peut croiser sur les réseaux sociaux, allant du renversement de position haineuse (« ces gens méritent de mourir ») à d’autres généralisations abusives (« l’humanité est vraiment pourrie ») en passant par de l’auto flagellation (« j’ai honte de ma communauté »). Ils peuvent aussi être mal compris, surtout lorsqu’il s’agit d’ironie, de second degré.
> Lire aussi : Aimez, indignez-vous, partagez, réagissez… : les injonctions émotionnelles (2016)
Je me souviens d’une discussion avec un individu se revendiquant ouvertement détenteur de l’esprit critique, dont le passe-temps est d’interpeller des croyants sur Twitter pour leur dire qu’ils ont tort de croire en une divinité, que Dieu n’existe pas. Au-delà du débat métaphysique que suppose un tel sujet, c’est surtout la forme qui nous intéresse ici[*]. Personne que je connais n’a changé d’avis face à un individu qui s’érige en redresseur de torts, voire qui tâche d’humilier son interlocuteur.
Pour prendre une autre illustration, je ne crois pas que des groupes Facebook qui pointent du doigt les propos haineux pour les dénoncer soient particulièrement efficaces pour que ces propos cessent, par exemple (d’autant que l’on sait que les services comme Facebook ont de plus en plus tendance à exposer les utilisateurs à des contenus auxquels ils sont susceptibles d’adhérer, renforçant potentiellement de nombreux clivages).
De surcroit, de nombreuses études tendent à montrer que les propos fortement « colorés » du point de vue moral et/ou émotionnel restent généralement confinés dans les sphères informationnelles et sociales de ceux qui y adhèrent déjà. Autrement dit, ils n’atteignent pas ceux qui ont une position opposée.
Lire aussi : William Brady et al. (2017), récupéré dans l’article « One graph shows how morally outraged tweets stay within their political bubble » (2017).
En somme, se contenter de dénoncer ou moquer les opinions fausses et/ou haineuses n’est pas suffisant. Aussi, cela peut conforter leurs auteurs dans leur rôle de victime, de même que les stratégies de censure.
Un des problèmes souvent relevé est que la censure confine les auteurs des propos censurés dans leur rôle de victime (et la rhétorique qui l’accompagne) et éventuellement dans leur frustration. F. Desmet l’exprime de la sorte : « [Les stratégies d’interdictions et de censure] tendent même, par un effet pervers et inattendu, à cliver et radicaliser des positions qui l’invoquent rapidement de part et d’autre ; elles tendent également à crisper une partie importante de la population qui estime « qu’on ne peut plus rien dire » […] ».
Selon lui, un des enjeux se situe justement dans un travail de socialisation de fond, par l’éducation notamment.
Faut-il censurer les propos racistes ? (2013)
Cela pose la question de l’objectif de ces « stratégies » : s’agit-il de convaincre les indécis, de mobiliser face aux discours et comportements haineux, d’amener les haineux à se questionner ? Selon l’intention et la « cible » à qui il s’adresse, un même message peut être totalement pertinent ou non.
De plus, cela « emboîte le pas » des discours de haine et fait que les discours supposés les contrecarrer sont toujours « réactifs » plutôt que « proactifs ». Au lieu de penser un discours constructif sur le monde, dénoncer les discours haineux nous confine dans la position où nous ne faisons qu’y répondre et de ce fait leur donner une caisse de résonance.
> A ce sujet, cf. le concept d’agenda setting (McCombs & Shaw), celui de framing (Lakoff), cet article de Nicolas Galita, ainsi que la notion de fenêtre d’Overton : il s’agit de changer les thèmes du débat, de le « recentrer » sur les thématiques qui importent par ailleurs, tout en balayant sans plus d’égards les propos qui se situent en dehors du débat. Et rien n’empêche d’accueillir les peurs, les opinions politiques et les préoccupations légitimes de nos interlocuteurs en même temps.
Dépasser l’émotion « brute » et les schémas identitaires
S’il s’agit de faire entendre raison à des individus qui tiennent des propos haineux, qui font des « camps » et qui réagissent émotionnellement en dépit des faits et de la logique, alors il me semble inadéquat d’en rester uniquement à un stade « émotionnel » et « binaire », qui distingue juste les « bons altruistes » (« nous ») des « méchants haineux » (« eux »), et qui reproduit d’ailleurs une logique identitaire. Il s’agit de dépasser le simplisme pour faire droit à la complexité, à la nuance.
Bref, l’indignation et la dénonciation demeurent des manières de conforter une prise de position, mais ils n’entravent pas efficacement la montée de la haine, surtout lorsqu’ils reproduisent les schémas simplistes, ou encore qu’ils demeurent cloisonnés à l’émotion « brute ».
> La morale peut-elle être efficace ?
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[*] Imaginez quelqu’un qui vous aborde dans l’unique but de vous dire que vous avez tort, peut-être dans une de vos croyances les plus profondes. Cela n’a pas de sens. C’est soi-même tout confondre, alors que l’un des enjeux de l’athéisme militant se situe justement dans la critique de certaines dérives dogmatiques violentes, des erreurs ou encore des guerres liées à des mouvements religieux fanatiques. S’attaquer de la sorte dans l’absolu aux religions et à ceux qui ne font « que » croire, c’est non seulement contreproductif, mais en plus c’en est presque belliqueux.
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