Lutter contre la haine de l’autre : des enjeux de société

Lutter contre la haine de l’autre est un travail de fond et de forme. Cela soulève des questions de posture individuelle (rapport à la vérité et aux valeurs), mais aussi des enjeux de société.

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Je crois que l’indignation et la dénonciation (même si c’est peut-être « mieux que rien ») ne suffisent pas face au racisme sous ses formes multiples et à la haine.

La réfutation par les faits (recueillis selon une méthodologie d’observation rigoureuse) et la logique est parfois inefficace elle aussi, du fait non seulement des composantes émotionnelles et des biais cognitifs liés à certaines croyances, mais également d’une forte cohérence intrinsèque de certaines formes de raisonnement circulaire (cf. La Tronche en Biais – Vous n’êtes pas des imbéciles).

Je pense qu’il y a un travail de fond à faire pour que les gens discutent authentiquement, plutôt que d’apposer leurs opinions sans jamais se rencontrer, et que c’est aux justes de montrer l’exemple.

Pour une saine autocritique

A ce titre, je suis plus dur avec ceux avec qui je suis d’accord, parce que sur le coup j’ai envie qu’ils aient raison des haines et des violences. On ne veut voir s’améliorer que ceux que l’on veut voir gagner. Il y a un enjeu de mobilisation citoyenne.

C’est aux justes à apprendre aux autres que l’on peut dire que l’on ressent de l’injustice. Dans une démocratie, on peut dire que l’on n’a pas confiance dans un système qui semble inéquitable et qui soumet à l’austérité. On peut témoigner également d’une peur face à des groupuscules guerriers, face à des actes barbares et sanguinaires, face à la violence en tant que telle. Mais aucune forme de haine qui pourrait en découler ne peut être tolérée.

Bien sûr, la plupart des propos haineux et des actes de violence reposent sur des bases qui sont factuellement ou logiquement fausses et moralement condamnables. Toutefois, c’est aussi selon moi en faisant la part des choses que l’on peut peut-être parvenir à faire nuancer les propos de ceux qui expriment à mon avis avant tout des préoccupations personnelles.

Il y a donc évidemment un travail d’argumentation, de présentation des faits et de déconstruction des idées fausses, mais il ne faut pas se perdre non plus dans le jeu des querelles sémantiques, là où les extrémistes et radicaux de tous poils jouent très bien le jeu de la langue de bois.

C’est donc aussi un travail d’écoute et de « traduction » de ce qui est intolérable, de « compréhension » du ressenti de l’autre, au-delà des propos inacceptables. Le travail est sur les deux plans, car je pense que si on ne leur donne pas l’impression d’être entendus, ils continueront à vomir leur haine. Arrêtons de donner aux racistes l’opportunité de se présenter en victimes. On clarifie aussi la liberté d’expression si on arrive à leur montrer qu’il est autorisé d’extérioriser et de communiquer leurs émotions, leurs sentiments ou opinions politiques, et que ce qui est interdit et/ou faux, ce sont les amalgames, la haine et la violence. Cela fait partie du travail.

Pour une prise de responsabilité des différents acteurs sociaux

Par ailleurs, c’est un travail éducatif de fond qui semble nécessaire. J’ai vu des gens partager des trucs faux de Fdesouche.fr ou de Lesobservateurs.ch sous prétexte que « les médias nous manipulent ». Quelle ironie. C’est un des défis de l’enseignement : à quoi cela sert-il de former des intellectuels (si seulement, déjà, l’éducation y parvenait équitablement pour tous) s’ils s’entretuent ensuite ?

A quoi bon former des individus « employables » s’ils n’ont aucun sens moral, aucune aptitude à exercer leur jugement moral (cf. Arendt) ?

Ce travail de pédagogie dépasse le cadre des débats sur le racisme et les questions identitaires. Dans mon article sur La vérité sur l’emploi, le chômage et la pauvreté (2013), j’évoque notamment trois articles de François De Smet : Et si « transparence » rimait avec « dépenses » ?, Au Royaume des planqués, les livrets d’épargne sont rois et De quoi le travail est-il le nom ?

Ce travail éducatif pourrait viser à mieux comprendre les processus psychologiques, sociaux et cognitifs à l’œuvre dans le développement de la haine de l’autre (comment se forment les croyances, les postures morales… ?), développer des compétences d’analyse logique et nuancée, de recherche et d’évaluation de la fiabilité et de la pertinence des informations, voire à construire des valeurs communes ouvertes à la remise en question, à la discussion…

Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration »

> Lire aussi Hubert Guillaud : « Peut-on répondre à la désinformation ? » (2016)

La lutte contre les discours de haine nécessite un travail de fond, au-delà de la seule réfutation de ceux-ci. Elle suppose une implication et une responsabilisation de nombreux acteurs, à différents niveaux. Source : Renaissance Numérique, Infographie « Agir face à la haine sur Internet dans une société collaborative » – Inclusion Numérique et Solidarité, 2017.

Pour contrecarrer la tendance à s’en remettre à des discours et groupements radicaux, il importe d’être plus transparent, et probablement d’arrêter de postuler que le public est trop bête pour comprendre (cf. Cyrille Frank : « Pourquoi l’info politique grand public est-elle si pauvre » ? (2011)).

Si « la » presse traditionnelle vérifiait davantage ses informations et cessait de concentrer son business sur des thèmes clivants et des thèses simplistes (ou encore d’inviter des idéologues aux propos crétins, en direct et sans les confronter à une contradiction)…

> Ricardo Gutiérrez (2015) : Face aux discours de haine, les médias doivent prendre leurs responsabilités

> Fabrice Grosfilley (2015) : Islam, racisme et überisation de l’info. Le sursaut journalistique est-il possible ?

> Samuel Laurent (2016) : La “post-vérité”, “lémédia”, le fact-checking et Donald Trump

Si les acteurs publics affirmaient des lignes claires pour non seulement lutter contre la haine, mais aussi développer une inclusion positive dans une société bienveillante (à l’inverse de positions discriminantes voire belliqueuses, en ce compris sur le terrain géopolitique)…

> Lire aussi Charles Girard (2014) : L’État face à la liberté d’expression [à propos de: Corey Brettschneider, When the State Speaks, What Should it Say ? How Democracies Can Protect Expression and Promote Equality, Princeton University Press] :

« Face aux discours racistes, sexistes ou homophobes, que peut faire un État démocratique défendant la liberté d’expression ? Corey Brettschneider élabore, à partir du droit constitutionnel américain, une réponse originale : l’État doit combattre les discours d’incitation à la haine sans les interdire, mais en prenant lui-même la parole ».

> Cf. également Charles Girard (2014), Le droit et la haine. Liberté d’expression et « discours de haine » en démocratie. Le droit devrait-il, en démocratie, interdire les discours de haine ?

Si les richesses étaient distribuées équitablement, que les chercheurs d’emploi en trouvaient, que la justice était véritablement équitable, que les politiciens respectaient leurs promesses, se montraient exemplaires et étaient transparents sur leurs dépenses…

Il y aurait probablement autant de raisons en moins d’avoir de la bile à cracher.

[Mise à jour 2023] Pour une refonte du débat public

En lien avec le concept d’agenda setting (McCombs & Shaw) et celui de framing (Lakoff), il me parait important d’interroger le fonctionnement du débat public, dans la presse ou sur les médias sociaux (et notamment à travers les algorithmes). Cf. également cet article de Nicolas Galita. Ces considérations devront faire l’objet d’un article ultérieur : en effet, à travers les travaux de Lakoff, il apparait qu’un recadrage du débat et de ses termes (y compris à un niveau moral) importe davantage qu’une discussion factuelle lorsqu’il s’agit de « remporter un débat ». Au-delà des pistes stratégiques et communicationnelles qui se dégagent de ce propos, il importe de donner de la consistance et de la voix à des repères moraux, tout en mobilisant des moyens efficaces de dévaluer les propos adverses… sans nécessairement leur répondre directement. Cf. également cet article de Jeff Jarvis (en) ainsi que la notion de fenêtre d’Overton. Cela n’empêche pas de faire droit en même temps aux préoccupations légitimes derrière les propos haineux. Au contraire : cela permettrait peut-être même d’y faire mieux et davantage droit.

> [Mise à jour 2024] Lire aussi : Hensmans, P., Lendemains d’élections : pour une refonte du récit politique (Le Soir, 2024)

> [Mise à jour 2024] Lire aussi : Mener le débat : éléments de rhétorique médiatique (2024)

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Il y a quelques semaines, j’étais impliqué contre mon gré dans des querelles entre athées intégristes et religieux intégristes. L’impression d’être prisonnier devant des dialogues de sourds. Une non-entente parfaite, totale. Des lectures dogmatiques purement identitaires de la réalité.

Bien sûr, il y avait aussi des intervenants qui adoptaient un comportement humble, nuancé, faisant droit à la complexité des choses, à la réalité, et à une manière de communiquer constructive et respectueuse. Trop peu nombreux ?

Début 2015, j’écrivais Guerre(s) et philosophie. En 2013, Pour une éthique de la discussion. Depuis des années, je cherche à outiller les gens pour distinguer le vrai du faux (épistémologie, critique des médias, activités d’éducation aux médias). J’ai écrit de nombreux articles sur les questions identitaires, les communautarismes, les biais de perception ou encore l’enseignement. Tout cela est à la croisée de ces chemins. Et il y a encore un boulot colossal à réaliser. C’est un travail en profondeur, qui nécessite donc une prise en compte à grande échelle, qui se traduit entre autres dans l’éducation.

Je n’abandonnerai pas, même si souvent je me sens dépassé par le flot de merdes que je peux lire ou entendre…

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