Lutter efficacement contre les propos faux ou haineux passe (aussi) par la démarche de comprendre leurs causes et de faire droit à la vérité de son interlocuteur.
> Retour à l’introduction du dossier « Lutter contre la haine de l’autre »
Ce sont parfois « les médias ». Parfois « les puissants ». Parfois « le système », « les chômeurs », « les SDF » ou encore « les étrangers ». A d’autres moments, ce sont « les juifs », « les musulmans », « les chrétiens », « les mécréants », « les francs maçons » ou encore « les lobbies ».
« Nous » contre « eux », dans un univers inamical
Tous ceux-là sont des coupables désignés. Sans pousser trop loin la caricature, on peut généralement observer que ce sont les mêmes personnes qui un jour critiquent les uns et le lendemain les autres.
« Le meilleur moyen de se faire des amis dans un univers inamical, c’est d’épouser les inimitiés, c’est d’adopter les ennemis des autres. Ce qu’on dit à ces autres, dans ces cas-là, ne varie jamais beaucoup : nous sommes tous du même clan, nous ne formons qu’un seul et même groupe, puisque nous avons le même bouc émissaire ».
René Girard, Le bouc émissaire, 1982.
Comme l’écrit Baptiste Campion en 2013 :
Tout en étant codées et renvoyant à une communauté présumée de pensée [un nous, ndlr], certaines de ces expressions remplissent un autre rôle : qualifier ces eux qui posent problème en leur associant toutes sortes de qualificatifs […] Ces qualifications permettent également à ces internautes de prendre une posture victimaire, à deux niveaux. D’abord, nous sommes les véritables victimes du racisme, car eux ne nous respecteraient pas […], justifiant un traitement différent (« pour nous défendre »). Ensuite, nous sommes également victimes de nos propres élites qui nous interdisent de dénoncer cet état de fait, pour des raisons idéologiques […] Cette façon de présenter les choses est surtout une posture rhétorique dans la mesure où elle est souvent démentie […], mais structure beaucoup d’interventions. C’est cette oppression qui justifierait, à leurs yeux, les opinions racistes exprimées : la défense de la liberté exige d’oser « parler vrai », les « élites » refusant de « voir la réalité ».
Dès lors, qu’y a-t-il au fondement de tout cela ? Peut-être un sentiment d’injustice. Une forme d’incompréhension (voire peut-être d’ignorance face à la complexité du monde et au manque de transparence et de pédagogie de certains ?). Lorsqu’une personne entend parler de « mesures d’austérité » qu’elle va devoir subir alors qu’elle a l’impression de travailler durement et de manière honnête, il est compréhensible que celle-ci ressente une frustration.
Il est intéressant de comprendre les processus à l’œuvre dans le fait de croire quelque chose de faux (du genre des amalgames) : il suffit parfois d’une seule expérience pour changer la vision du monde de quelqu’un, pour peu qu’elle ait été suffisamment marquante. Si une personne de telle ou telle communauté vous frappe ou vous insulte dans la rue, vous allez peut-être associer cette expérience désagréable à cette communauté. Il arrive que des individus procèdent à des inductions sur base d’un nombre restreint d’expériences, surtout lorsque celles-ci sont marquées émotionnellement. Ce sont celles que l’on retient.
Guerre(s) et philosophie (2015)
« Il y a un côté universel, quoi, on a peur de ce qu’on ne connait pas et de ce qu’on n’arrive pas à identifier en fait » (Charlotte Rouault et Benoit Bories, Chienne de droite. Maître gaucho, chien facho, Arte Radio).
Le plus souvent, ces personnes se trompent de cible. Elles font erreur et mélangent tout. On voit justement des gens qui, sous prétexte que « le système est pourri » et que « les médias nous manipulent », se jettent sur les premiers détritus du web et les prennent pour argent comptant (cf. Migrants : la guerre des images (Le Monde, 2015), Réfugiés : la guerre de l’info de la « fachosphère » (RTBF, 2015)).
> Lire aussi La “post-vérité”, “lémédia”, le fact-checking et Donald Trump (2016), par Samuel Laurent
Derrière les discours problématiques, des préoccupations à entendre ?
En remettant les choses à leur place et dans leur contexte, on peut davantage dénoncer ce qui est à dénoncer. Les gens ont le droit d’exprimer une frustration, un sentiment d’injustice ou encore des critiques par rapport à des décisions politiques qui leur semblent mauvaises. Ils peuvent dénoncer des pratiques violentes, des comportements irrespectueux. Il n’y a rien de mal à cela, et cela fait partie de la pédagogie que de leur expliquer et leur montrer par les actes que non, ils ne sont pas muselés.
“La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat” ― Hannah Arendt
Bien sûr, il faut dénoncer la barbarie, mais on la dénonce encore mieux quand on ne la confond pas avec des éléments qui n’ont rien à voir.
Tout est vrai, dans une certaine mesure, « d’un certain point de vue ». Cela ne veut certainement pas dire que toutes les vérités se valent. Cela veut dire qu’elles ont souvent « une part » d’information sur le réel, ne serait-ce que dans ce qu’elles montrent à voir. Comme expliqué plus haut, il est possible de faire droit aux « vérités » d’une personne sans pour autant cautionner la haine ou la violence. Derrière les discours de haine, il y a parfois d’autres « messages » qui sont parfois plus importants – et qui par ailleurs sont « audibles » et peuvent faire l’objet d’une discussion.
Il se peut qu’il s’agisse du rejet du système qui « ment ». Ce système semble d’ailleurs d’autant plus injuste qu’il porte des accusations à tort, qu’il crée des « moutons noirs », des exclus et qu’il exerce sur eux une domination à la limite de la légalité (lorsqu’il fait interdire des spectacles, par exemple). Il y a peut-être des ressentis, des peurs, des besoins ou encore des valeurs à l’origine de certaines adhésions.
L’idée ici est de dire que pour celui ou celle qui a un discours ou des comportements haineux, ce n’est pas tant une catégorie de personnes qui pose problème en tant que telle, mais ce qu’elle représente. Pour déconstruire le propos haineux, il semble donc intéressant de comprendre les représentations mentales de celles et ceux qui les tiennent.
Tâcher de comprendre les raisons des discours haineux et autres amalgames, c’est la démarche intellectuelle qu’a entreprise Thierry Huart Eeckhoudt dans son observation participante au sein du FN belge. Cf. HUART-EECKHOUDT, T., Un an au Front National, Bruxelles : Luc Pire, 2008 (une recension).
Cette posture a un intérêt ne serait-ce que d’un point de vue pragmatique. En effet, les arguments sont régulièrement inefficaces si l’interlocuteur n’est pas prédisposé à les entendre. On peut dès lors se demander si des questions ouvertes ne seraient pas propices à amener la personne à nuancer d’elle-même son propre point de vue, par exemple.
> Lire aussi Aimez, indignez-vous, partagez, réagissez… : les injonctions émotionnelles (2016)
[Mise à jour 2022] Lire aussi Comment comprendre la circulation des thèses réactionnaires ? (2022)
Comment comprendre la circulation des thèses réactionnaires ?
Faire la part des choses, ce n’est pas « baisser son froc » : c’est montrer l’exemple
Au contraire. Il ne s’agit pas de trouver des excuses aux comportements destructeurs. Tenter de comprendre ne veut pas dire cautionner.
En ne confondant pas les musulmans avec les islamistes fondamentalistes, en ne confondant pas les chômeurs ou les migrants avec les profiteurs, en ne confondant pas certains décideurs belliqueux avec les crédules qui meurent à la guerre après avoir été élevés dans la peur, on peut d’autant plus dénoncer ce qui pose effectivement problème : les propos faux, le fait de nuire à autrui, la violence, ou encore les guerres.
Bien sûr les minorités haineuses peuvent faire beaucoup de dégâts, voire imposer leurs visions à tous ceux qui se taisent. Ce n’est pas parce que les haineux sont moins nombreux qu’il ne faut pas lutter contre les discours et actes de haine et de destruction barbare. On risque de les renforcer si l’on se tait ou que l’on n’agit pas.
Il s’agit de lutter contre toutes les haines, toutes les violences, tous les discours et actes identitaires hostiles (ainsi que les stratégies auxquelles ils sont liés), et non de confondre ceux-ci avec une lutte contre une communauté ou un groupe spécifique. Toutes les haines de l’autre – quel qu’il soit – se ressemblent, et au fond justement pour lutter contre elles, il faut s’en prendre à la haine de l’autre en tant que telle, et non reproduire ses schémas identitaires (voire guerriers)[*].
> Bado – « le raciste, c’est l’autre ! »
Par exemple, en faisant des amalgames, les racistes confondent tout. Néanmoins, quand certains « antiracistes bien-pensants » s’indignent et humilient leurs concitoyens en les traitant de bas-de-plafond ou en appelant à la censure, ils loupent une occasion d’utiliser correctement leur intelligence. Ce faisant, ils reproduisent d’ailleurs une logique de supériorité d’un « nous » contre un « eux ». Et certains en profitent.
Le spectre de la peur est un moteur pour les discours sécuritaires, et les privations de libertés et les aliénations qui en découlent.
[…] La peur prend une dimension supplémentaire lorsqu’elle se cristallise sur un autre, un individu ou des communautés qui ne sont pas comme nous.
J’ai écrit plusieurs articles sur les phénomènes de stigmatisation, et de manière générale sur les problèmes liés à la notion d’identité, notamment lorsque ce concept est utilisé pour créer arbitrairement un ennemi commun (un bouc émissaire) à une collectivité, dans plusieurs domaines (la question des communautarismes, les impacts de telles dynamiques d’étiquetage en termes d’exclusion sociale ou dans l’enseignement, etc.). Je me contente donc ici d’y renvoyer.
> A propos des dynamiques sociales liées au concept d’identité, cf. La problématique de l’identité – L’identité selon Brubaker – Idéologies et communautarismes : le cas belge – Idéologies, communautarismes et arrogance
Il m’importe ici de souligner la pertinence de questionner la notion d’identité (ou identification) collective, ce processus qui crée un « nous » et un « eux ». Celui qui fait dire que vous êtes « avec nous » ou « contre nous ».
L’unité n’est pas un mal en soi. Elle est parfois le résultat de sentiments louables, et peut se manifester de manière pacifique. Cela peut renforcer la cohésion sociale. Cependant il peut aussi amener à des comportements grégaires.
L’opinion publique semble relativement malléable avec le temps, notamment sur les questions identitaires : un « allié » peut ainsi vite devenir un ennemi (ou du moins un « infréquentable »), et vice versa.
> A ce sujet, lire par exemple « Vous croyez que ce sont les États-Unis qui ont le plus contribué à la défaite nazie ? Détrompez-vous » (Slate, 2014).
Par conséquent, la compréhension des processus à l’œuvre dans la création d’étiquettes me semble fondamentale en éducation ou pour comprendre la société.
Guerre(s) et philosophie (2015)
Tout cela pour dire que « défendre » certaines communautés n’est pas incompatible avec le fait de dénoncer les comportements terroristes, barbares, haineux ou simplement crétins.
La nuance n’est pas un angélisme idiot
Ce n’est pas une forme de relativisme radical idiot. Au contraire : il s’agit de mieux distinguer ce qui est à dénoncer.
> Ce n’est donc pas de ceci dont il est questions (cf. notamment le paradoxe de la tolérance et le positionnement moral que cela suppose, ou encore mes propos rapport à la guerre et à la violence). Illustrations : Kasia Babis.
D’ailleurs, en ne commettant pas eux-mêmes d’amalgame, en défendant la complexité et la nuance, les « antiracistes », par exemple, ne tombent pas dans les travers qu’ils gagnent à dénoncer. Toutes les idées ne sont pas acceptables, toutes ne se valent pas, mais on peut discuter des problèmes.
> Cameron Davis, Indiana Jones and the Nazi Dilemma (2017). Cf. également la partie du dossier sur le paradoxe de la tolérance et la place d’un positionnement moral dans la désapprobation des discours de haine
Au lieu de se contenter de traiter les électeurs du FN (ou de toute autre obédience ayant tendance à commettre des amalgames haineux) de débiles, il est possible de critiquer – voire combattre – certains de leurs propos tout en faisant la part des choses.
> [Edit novembre 2015] Cela n’empêche pas de faire une déconstruction des discours de haine et des dynamiques qui contribuent à les renforcer, au contraire. A ce sujet, lire aussi « Le programme du FN est un non-sens, c’est un suicide collectif ! »
Des propos faux, des groupuscules prônant la violence, des courants fondamentalistes qui imposent des interprétations guerrières de textes, des attitudes de rejet d’autrui. Nous sommes d’autant plus légitimes quand nous critiquons cela que nous ne les confondons pas avec des communautés de gens qui ne font de mal à personne. Ces communautés peuvent même alors devenir nos alliées dans la dénonciation.
> Le dialogue nuancé, face aux extrêmes
> Retour à l’introduction du dossier « Lutter contre la haine de l’autre »
*
[*] A ce sujet, cf. aussi mon article « Guerre(s) et philosophie » (2015), dans lequel je développe qu’une forme de violence ne peut apparaître comme légitime qu’en tant qu’ultime recours face à une menace, pour se sauver. Évidemment, le fait de déclarer avoir recours à la violence « parce que c’est la seule solution face à la menace » peut être une stratégie de propagande, ce qui brouille les repères.
> Le dialogue nuancé, face aux extrêmes
> Retour à l’introduction du dossier « Lutter contre la haine de l’autre »