Dans cette partie du Cours Médias, philosophie et citoyenneté, nous examinons dans quelle mesure la connaissance (qui plus est dans un cadre éducatif) est aussi une question de philosophie morale. Quels sont les liens entre le savoir et l’agir ?
Intersections entre questions épistémologiques et éthiques
Du descriptif / explicatif au prescriptif / normatif
Le mode descriptif ou explicatif se caractérise par le fait dire ce qui est, ce qui existe.
Le mode normatif ou prescriptif se caractérise quant à lui par le fait de dire ce qui doit être, ce qu’il faut faire.
Les questions formulées sous la forme « Faut-il… ? » ou « Doit-on… ? » sont des questions d’éthique normative, prescriptive.
C’est la différence entre être et devoir-être.
Des glissements peuvent régulièrement être observés entre l’observation de ce qui est et ce qui devrait être.
Exemples :
- Bourdieu observe une tendance à la reproduction des inégalités sociales au sein du système scolaire, dans un contexte donné (explicatif). En découle une réflexion sur le fonctionnement de ce système, sur comment l’améliorer (normatif).
- le tour de passe-passe des apprentis sorciers. Pour de mêmes descriptions possibles (par exemple, les statistiques d’utilisation des réseaux sociaux), technophiles et technophobes arrivent à des prescriptions radicalement opposées. Ce sont des pédagogues en contradiction performative : ils partagent des aphorismes consensuels et des arguments séduisants, mais procèdent en réalité par idéologies et témoignent souvent d’une inefficacité de terrain. Au niveau du développement d’une pensée critique, leurs discours orientés ne sont-ils d’ailleurs pas plus contre-productifs qu’autre chose ?
Les glissements entre descriptif et prescriptif ne sont pas nécessairement quelque chose de négatif. Il importe cependant d’être bien conscient que ceux-ci impliquent d’autres paramètres que les seules observations.
Dans le cas des réflexions normatives à la suite de Bourdieu, celles-ci sont motivées par l’idée selon laquelle les inégalités sociales sont quelque chose de négatif. De même, dans le cas des pratiques technophiles ou technophobes, celles-ci sont guidées par des a priori à l’égard des médias.
En somme, les observations seules de la réalité ne suffisent pas à justifier les recommandations et autres prescriptions. Celles-ci sont liées à un ou plusieurs postulats moraux.
Rappelons qu’il importe par ailleurs de considérer que le sujet a toujours un rôle actif lorsqu’il sélectionne, perçoit, met en forme, catégorise ou encore diffuse de l’information, même quand il fait tout pour être « neutre » ou « objectif » (cf. l’idéologie des « faits vrais », la tension objectivité-subjectivité et le constructivisme). La tension entre des jugements qui se voudraient « purement descriptifs » et d’autres « purement normatifs » est sujette à débats.
Liens entre cognitif et socio affectif
Nous nous permettons d’introduire le propos par une formule : au niveau de l’élaboration des savoirs (cognition), « les préférences précèdent les sens ».
La réappropriation des contenus des médias, par exemple, implique une forte dimension socio affective. La critique des médias (dont l’adhésion à des thèses alternatives) est elle aussi liée à des paramètres socio affectifs.
Autrement dit, les appartenances, préférences et autres caractérisations sociales ou affectives ont un impact sur la sélection, la perception, le traitement et le partage des informations. Ils peuvent parfois impliquer des biais cognitifs.
Ici encore, le « background » des valeurs et croyances a un impact sur la vision de ce qui est. La position du sujet percevant, sa condition humaine (d’être-au-monde, d’être-pour-la-mort, d’être fini marqué par la contingence) est indissociable de celle de la vérité.
Comme le synthétise Mark Hunyadi :
« D’une manière générale, ce fut une des grandes performances philosophiques du 20e siècle que de mettre au jour l’immense continent obscur de l’arrière-plan contextuellement déterminé des pratiques non réfléchies que présupposaient les moindres de nos activités courantes : […] tout cela présuppose à chaque fois un véritable continent enfoui de « savoir pratique » culturellement imprégné que nous mettons systématiquement en œuvre sans pourtant en avoir une connaissance explicite. […] ce faisceau de philosophies convergeait vers cette idée commune que tout savoir émerge du contexte culturellement façonné d’un non savoir, ou d’un hors-savoir [un « savoir insu »] qui le « surdétermine », c’est-à-dire le détermine de plus loin que ce que la conscience immédiate de ce savoir en révèle ».
Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration »
Liens entre vérité (épistémologie) et liberté (éthique)
Quel engagement pour le vraisemblable, le fiable, le bien, l’harmonieux… ?
La connaissance est liée à plusieurs conditions de possibilité : tout d’abord, elle dépend d’un présupposé réaliste (existence de la réalité extérieure et possibilité de la décrire), qui correspond à une croyance initiale. Elle implique aussi un sujet connaissant (et donc une activité cognitive), ainsi qu’une communication (ne serait-ce que parce qu’elle s’inscrit dans un rapport entre des représentations, des signes, des langages, des objets du monde, etc.).
De plus, dans l’absolu, la connaissance ne sert à rien (tout comme la technique) : elle s’inscrit dans le cadre de l’action et de la liberté humaines, dans ses dimensions utilitaires et sociales.
Un « savoir », même académique, correspond d’ailleurs parfois plus à un « sujet de conversation commun » qu’à de véritables enjeux de société. Pour caricaturer, l’utilisation que font les lecteurs de la presse people n’est pas si éloignée de ceux qui lisent la presse politique : la plupart du temps, ils recueillent des thèmes d’échange qui correspondent à leurs sphères d’appartenances socioculturelles.
Parfois, le fait de se positionner « culturellement » sur base de ces thèmes consiste davantage à se distinguer, voire à mépriser autrui, qu’à véritablement agir en citoyen responsable… Par notre consommation médiatique, nous disons quelque chose de nous-mêmes, nous affichons une prise de position identitaire.
Un enjeu pour l’éducation aux médias consiste donc à combiner une mise en perspective méthodique des contenus et connaissances avec le cadre social et affectif.
La proposition du pragmatisme est de considérer vrai ce qui est utile, c’est-à-dire ce qui augmente le champ d’action humain.
Perspectivisme, constructivisme, pluralisme (et maïeutique socratique) supposent une certaine l’humilité face au(x) savoir(s). De plus, il y a l’idée d’une certaine « cohabitation harmonieuse » entre les croyances. Il ne s’agit ni d’une tolérance « acquise » a priori, ni d’une adhésion, mais davantage d’une ouverture à la rencontre.
Au sujet de cette cohabitation harmonieuse entre les idées et croyances, il est intéressant de noter que cette question touche aux mœurs, et donc à la morale.
L’individu peut se positionner sur le mode du doute ou de l’évidence. En ce sens, il est par exemple possible de revendiquer un certain pluralisme des méthodes en éducation, tout en considérant cela comme une évidence, et donc en revêtant une certaine posture dogmatique (alors que l’on pourrait très bien adopter un « monisme scientifique », et ne procéder que selon une seule méthodologie).
Autrement dit, on touche ici non pas à la croyance en tant que telle, mais à la relation « pratique » d’un individu (ou d’une communauté) à cette croyance. Est-elle considérée comme indiscutable ? Est-elle imposée à tous ? La place est-elle laissée à d’autres croyances ?
Au sujet des liens entre savoir et agir, lire aussi mon article Pour une éthique de la discussion (2013).
Le savoir et la morale : (que) faut-il savoir ?
- En termes de moralité, chacun connait des intellectuels « immoraux », ou au contraire des « braves » ignorants. Le fait de savoir certaines choses, certaines « vérités » rapproche-t-il l’être humain du bien ? De quels types de savoirs est-il question ?
La pensée « pratique », en actes, ne découle pas nécessairement de l’exercice de la pensée « calculatoire », théorique. Pour Hannah Arendt, la moralité d’une personne dépend d’une habitude à exercer son jugement moral (c’est-à-dire à mettre en question ses actes, leur sens, leurs impacts, etc.), et non de connaissances spécifiques.
- Le savoir ne se limite pas à ce qui est directement mobilisable « sur le marché de l’emploi », bien qu’une des justifications de ce qu’il faut savoir se situe dans l’utilité, ou encore l’efficacité des connaissances visées.
- « Heureux les ignorants » ?
Le savoir en tant que réflexion sur ses propres actes, sur le sens de sa vie, est lié en quelque sorte à une inquiétude, un souci.
D’un autre coté, l’école – skholè (grec) – peut être vue étymologiquement comme lieu de « loisir », de « temps libre », de « repos ».
- Skholè comme mise à distance. Bourdieu définit le concept « skholè » comme étant le « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde » (
- Skholè comme détente, « mise entre parenthèses » des tracas du quotidien.
- Voir aussi
Le savoir, ou du moins l’exercice de la pensée, peut être un frein ou un levier par rapport à une certaine sérénité, ou encore vis-à-vis de certains plaisirs. A noter que les individus peuvent aussi éprouver du plaisir via l’apprentissage, la réflexion ou le savoir (découverte, compréhension, contemplation, etc.) en tant que tels. Certains ressentent également du plaisir vis-à-vis de raisonnements abstraits : la notion de plaisir n’implique pas de se limiter à des pédagogies dites « ludiques ».
- Les médias (tout comme l’éducation) engendrent d’autres choses que le savoir : socialisation, divertissement, contemplation, etc. Faut-il dénigrer cela ?
- La question des aliénations (Marx, Bourdieu, Ecole de Francfort) : le savoir (en tant que prise de conscience voire éveil par rapport à des idéologies) permet de libérer les individus des systèmes qui les enchainent. Cela correspond à sa visée émancipatoire.
- Hans Jonas : le savoir est une nécessité face à certains actes et en regard de certaines potentialités. Il permet de prendre des décisions responsables par rapport à des actes qui concernent l’humanité entière, les générations futures (nucléaire, OGM, etc.).
Vulgarisation, médiation des savoirs : le principe de coopération
Umberto Eco parle de coopération interprétative entre un lecteur d’un texte et son producteur, tandis que Paul Grice identifie ce même principe de coopération comme fondamental dans la communication, la conversation. Pour lui, il existe des maximes auxquelles les interlocuteurs sont de fait assujettis. Cela implique une prise en compte du ou des public(s), de leurs croyances et usages, etc.
Élargi en termes éthiques, il s’agit d’un effort de considération de l’autre partie, afin de favoriser notamment la compréhension.
Jürgen Habermas et Karl-Otto Apel formalisent quant à eux une éthique de la discussion, morale qui ne s’actualise plus dans le « monologue » (comme chez Kant par exemple), mais avec autrui. L’accès à la connaissance passe par le langage et la communication.
Cela s’incarne en éducation, notamment, dans une sorte de contrat tacite enseignant – apprenants.
Dans ce cadre, opter pour un paradigme constructiviste implique de tâcher de comprendre et de dépasser les représentations initiales des apprenants. Il s’agit de les prendre en compte afin de les nuancer et complexifier.
De la place du dialogue
De la « neutralité » à la « multipartialité » : le « principe de charité »
Il s’agit d’envoyer le message que vous tâchez réellement de comprendre et de faire droit à la vérité de votre interlocuteur.
Dans son blog de philosophie des sciences, Quentin Ruyant écrit :
« Je ferai appel à un principe qui correspond, je pense, avec la clarté que nous évoquions précédemment, à l’une des qualités les plus importantes chez un philosophe (et qui manque cruellement à la plupart des politiciens) : le principe de charité. Il s’agit, comme l’exprime Daniel Dennett, d’être capable d’exprimer une position adverse de manière si fidèle que même notre opposant pourra nous remercier d’avoir exprimé sa position avec tant de justesse. La connaissance doit être issue d’un travail collaboratif, ce qui est impossible si l’on ne sait pas faire justice aux positions auxquelles on s’oppose pour leur opposer des arguments sérieux ».
Il est donc question ici de pouvoir reformuler l’essentiel de ce que l’autre affirme, et ce dans la « meilleure version possible » de ladite affirmation. Autrement dit, il s’agit de faire pleinement droit à la vérité de l’interlocuteur.
La décentration
Considérons que la « décentration » est la capacité d’un individu à adopter un point de vue qui n’est pas le sien, ou autrement dit, le fait de pouvoir « se mettre à la place de l’autre » d’un point de vue cognitif.
Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration »