Comment procède-t-on pour élaborer nos jugements (apprentissage) et théories (science) ?
Si l’on remet la science et la plupart des croyances (fondamentales ou non) en question et en réflexion, notamment via la critique de processus comme l’induction, doit-on dès lors remettre en question toute la science et tous nos jugements, au point de ne plus s’engager ?
Comme nous l’avons laissé entendre dans d’autres articles relatifs à l’épistémologie, abandonner toute forme d’engagement et de croyance nous semble tout aussi illusoire que dommageable, au vu de tous les enjeux que ces jugements englobent (position pragmatiste).
De surcroit, nous allons le voir : le mode de fonctionnement des sciences, comme de l’apprentissage, témoigne du fait que nous sommes souvent loin d’abandonner nos thèses et visions du monde, même lorsque celles-ci entrent en conflit avec la réalité. Or, la plupart desdites croyances, en tout cas en sciences, permettent l’explication, la compréhension et la prédiction d’un certain nombre de phénomènes.
Pour complexifier et enrichir la modélisation présentée ci-dessous, on peut se référer d’une part à l’épistémologie des sciences (cf. catégorie Épistémologie) et d’autre part aux sciences cognitives (cf. la sémiotique cognitive ; le cognitivisme et le connexionnisme, l’expérientialisme, etc.).
Des exemples du quotidien
Prenons l’exemple simple d’un enfant qui serait confronté à des chiens et des chats.
Admettons que le petit ait rencontré trois chiens : un labrador, puis un doberman, et ensuite un berger allemand. On lui a enseigné que ce sont des chiens. Il a aussi vu de nombreux chats. Après cette suite d’observations, il va tâcher de généraliser et de conceptualiser ce qu’il a vu. Il élabore (par induction) un jugement de ce type :
« Les chiens adultes sont plus grands que les chats adultes ».
Plusieurs éléments futurs vont peut-être conforter sa vision des choses. C’est aussi un outil de prédiction : il sait que les prochains chiens qu’il va rencontrer seront plus grands que les chats qu’il va rencontrer.
Néanmoins, un jour, il découvre l’existence des chihuahuas. Que va-t-il faire ? Va-t-il rejeter tout son jugement préalable ? Va-t-il abandonner son modèle ? Il y a fort à parier qu’il va plutôt l’adapter. Plusieurs « schémas »[1] sont possibles. En voici un :
« Les chiens adultes d’un certain type sont plus grands que les chats »
(il va ici ajuster la zone de pertinence de son jugement).
Il va probablement commencer à établir une distinction entre les races de chiens, ajuster et enrichir son concept, mais certainement pas établir que son jugement initial, impliquant des chiens, des chats et un rapport de taille, était tout à fait stupide et infondé. Ses conversations et échanges avec des pairs (dans ce cas, des autres enfants) et/ou des experts (parents) vont lui permettre d’affiner ses croyances. Il est probable qu’au fil du temps, le jugement demeure proche de la considération de départ :
« Les adultes de la plupart des races de chiens sont plus grand que les chats adultes ».
Ou encore, selon une appréhension statistique :
« J’ai plus de chance de rencontrer des chiens adultes plus grands que des chats que le contraire ».
Ce type de fonctionnement s’applique à plusieurs situations. Prenons ce même enfant, confronté à de nombreux arbres : des chênes, des pommiers, des cerisiers, etc. Il va tâcher de s’en faire une représentation : un arbre possède un tronc, des branches, des feuilles, qui ont une certaine forme. A Noël, il va cependant découvrir le sapin. En vacances au soleil, c’est un palmier qu’il va appréhender. Va-t-il pour autant rejeter sa première représentation de l’arbre ? Certainement pas en bloc. Au contraire, il va plutôt l’agencer, la reconstruire, l’affiner. C’est le moment adéquat pour faire la distinction entre les conifères et les autres types d’arbres, notamment.
Lire aussi : Qu’est-ce que le constructivisme ? (2018)
Comparaison aux jugements scientifiques
Des jugements de causalité ou de comparaison, fort utilisés dans les sciences, ne manquent pas de procéder de cette manière[2] :
- On a tout d’abord une suite d’observations du réel.
- On infère, à partir de ces observations préalables (et de nos outils d’observations : nos sens, nos « lunettes », nos statistiques…) ensuite une loi générale, un concept, un classement, un rapport, par exemple. Tels que A est plus grand que B ; que C possède telles caractéristiques ; que D => E ; etc.
- On confronte ensuite notre croyance et notre nouvelle expérience du monde. Si le réel nous fournit une seule expérience qui va à l’encontre de notre jugement, il va falloir l’agencer, le délimiter, le préciser. C’est le temps du « conflit cognitif » ou de la falsification/réfutation d’hypothèse, pour utiliser le terme de Karl Popper par rapport aux sciences.
- Cet agencement nécessite parfois de changer de point de vue, de l’étendre ou de le restreindre ; de changer de paradigme ou d’adapter son programme de recherche (pour utiliser les terminologies de Kuhn (en) ou Lakatos concernant les sciences). Que l’on considère qu’on change radicalement de modèle (avis de Kuhn), ou que l’on considère qu’on garde son modèle et qu’on l’ajuste (avis de Lakatos), il est en tout cas certain que l’ensemble initial subit un changement, un remodelage : « a1, a2, a3, a4 > B », « Certains C possèdent telles caractéristiques », « D => E, si l’on neutralise les forces de frottement », etc.
Dans le cas de la science, la remise en cause d’un modèle théorique est longuement débattue. Il faut un ensemble suffisant de faits pour remettre en cause tout un paradigme (qui en général permet d’expliquer et de prédire un grand nombre de faits). On trouve néanmoins plusieurs « écoles » dans chaque discipline, même en « logique pure ». La communauté scientifique procède énormément par échanges (entre pairs, soit entre experts dans le domaine), colloques, publications, arguments, propositions et contre-propositions, etc.
> Lire aussi : Dossier – Des critères de validité en sciences humaines et sociales (2017)
Dans le cas de l’apprentissage individuel, les pairs et experts interviennent aussi : l’enfant est confronté aux jugements de ses camarades, ainsi qu’au savoir des adultes, des professeurs, etc.
En tous les cas, nous retrouvons des grands moments-clés dans les deux types de situations (apprentissage en trois étapes et évolution de la science) :
- Représentations initiales, préalables (issues de notre expérience, de notre façon d’appréhender le réel…) ou théories et hypothèses induites, inférées. Cet ensemble, ce modèle, sert de base aux jugements futurs : il sert à expliquer et prédire les phénomènes, éventuellement couplé à d’autres modèles. La notion de « préjugé », au sens de Gadamer peut également être évoquée ici.
- Conflit cognitif (constructivisme) ou falsification/réfutation (Karl Popper) : un événement tiré de l’expérience entre en contradiction avec le modèle.
- Un nouveau modèle est inféré, souvent le fruit d’une adaptation (parfois inadéquate, insuffisante ?) du modèle précédent.
Le processus ne se termine pas là : il est appelé à se renouveler à chaque nouvelle expérience du réel.
« Fausseté » et prolongements
Quelques exemples de jugements considérés faux permettent de bien ancrer ce que nous venons de présenter. Dans le cas du jugement « la terre est plate », il a fallu mettre suffisamment celui-ci à l’épreuve des faits, en faisant le tour de la terre, afin de le falsifier, et de changer radicalement de vision des choses. Dans celui consistant à affirmer que « le soleil tourne autour de la terre », là aussi, il a fallu présenter un ensemble de faits observables qui contredisaient cette thèse.
Il reste que les faits ou le modèle de substitution proposés sont parfois insuffisants pour qu’un individu adapte son point de vue adéquatement (c’est-à-dire pour que ce point de vue corresponde davantage à la réalité). Ainsi, admettons qu’un enfant pense que « tous les individus noirs sont des fainéants ». Il rencontre ensuite une personne noire qui travaille beaucoup. Il peut agencer son modèle de cette façon : « tous les individus noirs sont des fainéants ; celui que j’ai vu travaillait exceptionnellement, mais est aussi un fainéant en temps normal », ou encore de cette manière : « cet homme faisait semblant de travailler parce que j’étais là. En réalité, c’est aussi un fainéant ! » (cette dernière phrase ressemble typiquement à un argument de type complotiste). Il y a un ajustement du modèle mental de l’enfant, mais cela ne rend pas nécessairement le jugement plus pertinent. C’est régulièrement ce qui arrive dans le cas d’opinions bien ancrées (idéologies) : l’épreuve des faits ne suffit pas. Les représentations préalables prévalent alors par rapport à la perception d’éléments factuels, même si ces représentations sont elles-mêmes essentiellement basées sur des éléments socioaffectifs et non purement rationnels.
> Lire aussi : Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration » (2017)
Un modèle d’appréhension du monde est donc parfois difficile à changer, à faire évoluer (que ce soit en sciences ou dans son apprentissage personnel), même si l’on rencontre des faits qui vont à l’encontre de celui-ci. On procède généralement par essais et erreurs.
Il est donc important d’avoir conscience :
- D’une part, de ce mode de fonctionnement, fruit d’un agencement provisoire, ainsi que du caractère toujours hypothétique et situé de n’importe quel jugement. Si certains schémas sont aujourd’hui admis par une grande partie de la communauté scientifique (ou par le « public », la population ou encore le « sens commun »), un consensus total n’existe nulle part à ma connaissance (je reste prudent).
- D’autre part, du fait que ce n’est pas parce qu’un modèle/concept/… peut toujours être remis en cause qu’il ne faut pas lui accorder un minimum de crédit et d’intérêt. Bien que l’on cherche d’autres modèles explicatifs, on continue aujourd’hui d’enseigner les thèses newtoniennes sur la loi de gravitation « universelle », car celles-ci ont tout de même une certaine zone de pertinence. Elles permettent d’expliquer et de prédire, non tous les phénomènes de l’Univers, mais bien une partie spécifique de ceux-ci, dans une certaine mesure. En soi, délimiter une théorie, c’est aussi l’enrichir, la rendre plus pertinente.
C’est ainsi que plusieurs auteurs préfèrent parler de théories et assertions vraisemblables, ou du moins « plus vraisemblables que d’autres », plutôt que de « vérités » figées une fois pour toutes (Lire aussi : « Tout est vrai, dans une certaine mesure » (2019)). Par ce biais, on évite à la fois l’écueil du relativisme « tout se vaut », mais aussi du dogmatisme.
[1] Ce terme est loin d’être innocent. Il renvoie à l’idée que nous procédons par modèles (images mentales ou schémas) que nous construisons et agençons à mesure de notre expérience du réel, par exemple via des conflits cognitifs (des moments où la réalité ne correspond pas à notre vision des choses). Cf. infra.
[2] Ces lignes s’appuient sur les ouvrages suivants :
- FELTZ, B., La science et le vivant. Introduction à la philosophie des sciences de la vie, Bruxelles : De Boek, 2002.
- LYOTARD, J.-F., La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris : Minuit, 1979.
- MORIN, E., « La connaissance de la connaissance scientifique et l’image de la science dans la société » in Sens et place de la connaissance dans la société, Paris : éd. Du CNRS, 1986.