Questions posées par Camille Da Silva dans le cadre de son mémoire de fin d’études.
Comment définiriez-vous l’éthique journalistique ?
L’éthique correspond au questionnement sur ce qui est bien, ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qui est juste. L’éthique journalistique, c’est donc une réflexion à propos des bonnes pratiques du journalisme.
Cela renvoie aux règles morales auxquelles les journalistes adhèrent, plus ou moins par choix. Une éthique journalistique spécifique peut différer d’une autre, pour peu qu’il y ait des journalistes qui choisissent de se donner une charte au sein d’une rédaction, par exemple (la charte de telle rédaction diffère de telle autre). L’éthique journalistique peut donc se conjuguer au pluriel : il n’existe pas qu’une seule vision de ce qu’est le « bon journalisme ».
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Il y a aussi des organes qui ont une vocation fédératrice, des conseils de déontologie journalistique notamment, qui mettent l’emphase sur des principes en particulier, comme le respect de quelques règles fondamentales du bon exercice du métier, et qui vérifient leur application. Par exemple, qu’il y a bien usage du conditionnel quand on parle de quelqu’un présumé innocent, qu’il n’y a pas d’entorse aux lois et règlements qui régissent l’exercice de la liberté d’expression…
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Qu’en est-il du sensationnalisme, du point de vue de l’éthique ?
Est-ce que le sensationnalisme est bien ou mal ?
En droit, le sensationnalisme est balisé de manière moins évidente que la diffamation ou que l’entorse à la présomption d’innocence, par exemple. Dans ces deux cas, on sait déterminer s’il y a eu ou non une infraction à un principe. Mais pour le sensationnalisme, à partir que quel moment peut-on dire que c’est bien ou non ? Il n’y a pas de réponse univoque.
Je ne suis pas sûr que le sensationnalisme soit néfaste dans l’absolu. Quand il s’agit de faire agir les gens, de les intéresser, pour moi, c’est utile. Ça ne sert à rien d’écrire un article s’il n’est pas lu. On peut reprocher aux journalistes de faire du « piège à clic », mais le fait est que ça marche pour attirer du public, et s’il s’agit d’un instrument pour informer, pourquoi pas ? Le sensationnalisme est plus dommageable quand il amène à occulter des parties d’infos, quand il amène à faire réagir les gens d’une manière simpliste. Le problème se situe dans les cas où finalement il n’y a rien après l’émotion, où l’on en reste à un stade d’émotion brutale, d’offense, de colère, d’indignation, et qu’il n’y a pas de traitement de fond par ailleurs. Cela, c’est dommage.
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Pour davantage définir le sensationnalisme, j’ai choisi deux périodes clefs : celle des Gilets jaunes, avec par exemple plus de 15 h d’antenne à ce sujet tous les week-ends sur BFM TV, et celle des attentats de 2015, période qui a connu des dérapages.
Quel est votre point de vue sur le traitement de ces événements par les chaînes d’info ?
J’ai souri lorsque vous avez évoqué le nombre d’heures sur un week-end consacrées au traitement médiatique des Gilets jaunes sur BFM. Il faut inscrire ce constat dans une logique de rentabilité : « on tient un scoop, on tient quelque chose qui bouge ». Montrer des images qui bougent à l’antenne, c’est plus vendeur, et si ça a un petit côté clivant, ça peut permettre de meubler très longtemps avec des polémiques à moindre coût. Mais à force de ne monter que ça, effectivement, on biaise le point de vue. Le sensationnalisme en tant que tel, pourquoi pas, mais à partir du moment où l’on focalise le regard sur quelque chose, dans ce cas-ci, cela revient à dire que l’on réduit l’actualité de la France à des manifestations de contestation, celle des Gilets jaunes. En plus, cette couverture médiatique est elle-même souvent limitée à des images de violence et au comportement de certains casseurs. L’actualité est montrée sous un certain angle, et cet angle est réducteur. Evidemment, ça pose question.
Je pense qu’il y a un engrenage. On est dans l’immédiateté. Je prends le cas de la couverture des attentats terroristes. Dans ces circonstances, on est sûr qu’il va y avoir des bourdes, des inexactitudes à tout le moins. C’est intéressant d’observer cette course qui consiste à être les premiers à annoncer le bon nombre de morts et de blessés. Pendant 24-48 heures, on a des nouvelles informations toutes les 10 minutes sur le nombre de morts. Ce chiffre n’est globalement jamais correct avant d’avoir les résultats officiels. On est dans de la spéculation. Dans ces circonstances, l’immédiateté et l’envie de partager des images exclusives, surprenantes, étonnantes et qui vont faire de l’audience et du buzz peuvent nuire à une information de qualité.
Se pose aussi la question du respect de la dignité et de l’intimité des victimes. C’est quelque chose qui peut aussi être reproché à des paparazzis : faire de la sensation au détriment du respect et du consentement des victimes, et qui n’ont absolument pas envie de se retrouver instrumentalisées pour donner de l’émotion à manger aux gens sur les chaînes de télé. Je n’ai pas encore mentionné le CSA. J’ai parlé du conseil de déontologie journalistique, mais le CSA est aussi un organe de régulation et a fortiori d’éthique, qui dispose de certaines prérogatives (comme sanctionner le non-respect de la répartition du temps de parole en politique, entre autres). Contrairement au conseil de déontologie, il est en bonne partie composé par l’exécutif, et il a peut-être de ce fait une orientation moins journalistique mais plus politique que le CDJ.
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Vous parlez dans vos écrits de « l’information fast-food », est-ce le format des chaînes d’info qui rend inévitable le sensationnalisme ?
Oui et non, j’ai du mal à donner une réponse tranchée… Oui, dans une certaine mesure, puisqu’on est dans un format en flux continu, et donc effectivement il faut qu’il y ait quelque chose à montrer et sachant que les ressources sont limitées. Cela implique de faire passer des images en boucle, de broder autour de certains thèmes, de les mettre en récit d’une certaine manière. BFM nous dit « priorité au direct » c’est-à-dire « nous vendons de l’immédiat, c’est le contrat que nous passons avec notre audience ».
La manière de consommer l’information entre aussi en jeu, parce qu’on peut analyser les chaînes de télé en continu côté émetteur, mais aussi côté récepteur. C’est la loi de l’offre et de la demande. Il y a une demande pour de d’immédiateté, du scoop, du sensationnel. Si vous demandez aux Français s’ils préfèrent Arte ou TF1, de nombreuses personnes vont répondre Arte. Sauf que dans les faits, dans les audiences, TF1 écrase Arte. Il y a une valorisation sociale qu’on peut mettre autour d’une information de qualité, de contenus présentés comme intellectuels, mais le scoop fait vendre.
C’est donc difficile de se détacher d’un fonctionnement pareil pour une chaîne d’info en continu. Mais ce n’est pas une fatalité. Je crois qu’il y a aussi une demande pour des sujets de fond, pour d’autres regards sur l’information, pour le fait de ralentir. Je continue avec la métaphore du fast-food : les fast-foods ont toujours eu beaucoup de succès, mais il y a beaucoup de gens qui consomment de la nourriture un peu plus saine, locale, etc. Et ça a du succès aussi. Il y a une mouvance sociale pour autre chose et je pense que c’est pareil au niveau de l’info. Il y a quand même pas mal d’individus qui froncent les sourcils face à la malbouffe informationnelle et qui disent ce serait bien d’avoir une autre info. Et je terminerai la métaphore en disant qu’un régime alimentaire équilibré, c’est manger de bons légumes frais, de saison et locaux, mais tout en pouvant s’autoriser de temps en temps à aller au fast-food ou à manger des bonbons. Le but n’est pas de dire que le fast-food est le mal absolu, qu’il ne faut jamais y aller. Rien n’empêche de varier. Le gros problème, c’est quand on se limite à ce type d’alimentation. Peut-être que le climat de méfiance, de défiance (qui est mal délimité, mais sur lequel on peut quand même dire certaines choses sans trop se mouiller), par rapport aux médias d’information en continu est un effet secondaire de leur manière de fonctionner.
Si un média allume les projecteurs sur un gros clash ou met un contenu bien sensationnaliste en une, à court terme il va vendre plus de temps d’antenne, plus de pub aux annonceurs, mais à long terme, quels seront les effets sur la confiance que lui accordent les citoyennes et les citoyens ? Aujourd’hui, on se retrouve avec des gens qui caillassent des journalistes lorsqu’ils les croisent en manifestation. On est quand même sur un phénomène délicat.
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N’y a-t-il pas une contradiction entre le travail chronophage de vérification des sources du journaliste, et le format rapide, continu, des chaînes d’info ? Avec pour conséquence le sensationnalisme ?
Je vais être un peu plus tranché que dans ma précédente réponse. Oui, il y a une contradiction.
J’ai parfois un peu l’impression que l’éthique journalistique est un étendard brandi dans des écoles de journalisme pour se donner bonne conscience, pour se flatter l’ego, pour se dire « quel beau métier nous faisons », mais que ce sont des principes qui restent à un niveau très idéaliste, très théorique.
Comme s’il y avait une forme de journalisme idéal, un peu à la Médiapart, où l’on pourrait dire que c’est cela, le « vrai » journalisme. En fait, cette éthique journalistique « pure » est souvent malmenée sur le terrain. Ne serait-ce que par les conditions de travail qui sont imposées dans certaines rédactions. Et il ne faut pas aller jusqu’aux chaînes d’info en continu pour rencontrer des conditions de travail avec des journalistes payés au lance-pierre pour fournir des scoops, alors que ce sont des professionnels formés pour ce métier et qu’ils ont leur éthique personnelle par ailleurs. De plus, il n’y a pas qu’une seule manière d’exercer ce métier.
Une des choses que j’ai envie de souligner, de mettre en évidence dans mes discours par rapport aux médias, c’est qu’on oublie parfois les humains qu’il y a derrière. Nous parlons de phénomènes humains qui touchent ou en tout cas qui font intervenir des humains : lorsque je suis pris entre des impératifs de rentabilité, de rapidité, et que je dois mettre à manger dans mon assiette, effectivement je ne peux pas nécessairement exercer mon métier tel qu’il pourrait se faire dans l’idéal.
J’ai l’impression qu’il y a encore beaucoup de beaux principes qui sont éthérés au point d’en devenir déconnectés de la réalité concrète de l’état des médias d’infos en France. Il y a une aspiration à montrer que le journalisme a un rôle hyper important en termes de contre-pouvoir, que le journalisme a permis l’émancipation de certains peuples, que la liberté de la presse est un rempart par rapport au totalitarisme… On nous a rabâché ça encore après les attentats de Charlie, mais honnêtement, des médias d’info qui contribuent à l’émancipation face au pouvoir en place, on n’a pas ça au quotidien, et pas dans toutes les rédactions.
Enfin, il y a le grand débat entre le fond et la forme. La forme peut servir le fond et inversement. Encore une fois, dans l’absolu, le sensationnalisme, pourquoi pas ? Prenons l’exemple d’une question accrocheuse dans un titre d’article. Certes, un titre dans lequel il y a la réponse est plus informatif, mais si ça permet d’amener le lecteur sur le site et de lui faire découvrir un article de fond qu’il n’aurait pas lu s’il avait eu la réponse en titraille, où est le mal ?
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Est-ce que les évolutions technologiques, Internet et Twitter notamment, ont poussé les chaînes d’information à aller plus loin dans le sensationnalisme ?
En tout cas, il y a d’autres émetteurs qui, eux aussi, font usage d’un sensationnalisme et qui s’encombrent beaucoup moins d’éthique !
Quand on consulte des sites de presse dits alternatifs, des médias dits de « ré-information », des chaînes YouTube d’extrême droite ou autres, clairement on est sur du « pute à clic ». On est sur la mise en avant de faits divers, de trucs un peu sales parfois, pour faire réagir, choquer, appeler à l’offense.
Encore une fois, ce sont des procédés qui marchent pour capter une audience, et si on n’occupe pas le terrain, malheureusement, en pratique, il y en a d’autres qui l’occupent.
Il y en a qui l’occupent aussi sur les médias sociaux. Le simple fait de publier un post nous positionne dans cette jungle de la communication de masse. Nous sommes tous potentiellement des diffuseurs de contenus avec notre smartphone. Nous pouvons être sur le terrain et envoyer des images exclusives d’un événement avant même les journalistes. Par conséquent, le climat est plus concurrentiel et les communicateurs non professionnels que sont les citoyennes et citoyens lambda font œuvre aussi d’immédiateté de sensationnalisme : « regardez ceci que je viens de voir, ça m’a surpris, choqué, ça m’offense, ça m’indigne ! »
Il y a donc un terrain extrêmement concurrentiel. Cela augmenterait encore la course au sensationnalisme. Maintenant, on pourrait prendre la question dans l’autre sens : justement, étant donné qu’il y a plein de médias qui se sont engouffrés dans un fonctionnement comme celui-là, que des médias alternatifs et non journalistiques s’y engouffrent aussi, et que des citoyens fonctionnent comme ça aussi, est-ce qu’on ne pourrait pas y voir l’opportunité de faire autre chose et de montrer une autre plus-value, une autre manière de se démarquer ? N’y a-t-il pas d’autres créneaux à prendre, d’autres terrains à occuper ?
Je pense que l’exclusivité, le scoop et l’immédiateté restent importantes pour les médias, et tout particulièrement les chaînes d’info en continu, donc il ne s’agit pas de laisser tomber ces manières de fonctionner. Je me positionne d’un point de vue pragmatique : si elles arrêtent de fonctionner comme cela du jour au lendemain, je pense qu’elles vont se casser la pipe, économiquement parlant. Mais je pense que c’est l’occasion au sein des rédactions de se poser la question : « Qu’est-ce qu’on peut encore amener comme plus-value, et sur quel terrain ? Est-ce que c’est au niveau des scoops et du sensationnalisme que nous allons pouvoir nous démarquer le plus, ne serait-ce que d’un point de vue financier » ? Peut-être pas.
Le marketing média amène-t-il du sensationnalisme ?
En tout cas, c’est très certainement lié. Si ça ne rapportait pas, ça n’existerait pas. Mais il n’y a pas que ça, et moi-même, modestement avec mon blog, j’ai envie d’être lu, donc je réfléchis à comment je vais écrire mes titres. Est-ce que si j’utilisais des titres un peu plus sensationnalistes, j’aurais une autre audience, peut-être plus large ?
Ce sont des questions qu’on peut tous être amenés à se poser en tant qu’émetteurs ou diffuseurs de contenus.
D’un autre côté, le fait que ça rapporte des sous n’encourage pas à faire autrement.
On voit que les chaînes du service public peuvent prendre « plus de risques » que des chaines privées, parce qu’elles ont une forme de revenu garanti, et elles ont des missions de service public. Elles ont plutôt intérêt à diversifier leur grille de programmes et leurs angles. C’est intéressant. On pourrait se dire que des financements par les pouvoirs publics peuvent nuire à l’indépendance des médias, or des financements uniquement par le privé peuvent aussi nuire à leur indépendance, à un exercice du métier plus diversifié et qualitatif.
Le besoin de vendre pose-t-il problème ?
De toute manière, c’est comme ça. Est-ce que ça occasionne des manquements par rapport à l’information ? Oui, je le pense. Mais comment faire autrement ?
J’aime bien nuancer l’approche qui en viendrait à flageller les journalistes par le fait qu’il y a aussi des audiences qui en redemandent. Si, du jour au lendemain, le sensationnalisme ne faisait plus vendre, il s’arrêterait. Si les gens arrêtaient d’acheter du Nutella, demain, il n’y aurait plus de soucis d’huile de palme dans le Nutella. Attention, je ne suis pas en train de dire que toute la responsabilité repose sur les individus, sur les consommateurs, mais ce dont il faut être conscient, c’est que dans un système socio-économique comme celui-là, les consommateurs ont aussi un rôle. On parle des journalistes, des actionnaires, des patrons… Il y a de l’humain à différents étages et ce n’est pas nécessairement sur les journalistes en tant qu’individus que toute la responsabilité doit peser.
Ceci pour dire que, comme dans la dialectique du maître et de l’esclave, le pouvoir ne s’exerce pas de manière unilatérale des grands titres de presse sur les citoyens. Les médias sont tributaires des attentes sociales qui pèsent sur eux.
Y a-t-il une forme de mimétisme entre les chaînes d’information, liée à la concurrence qui les anime ?
En France, il y a quand même de quoi se réjouir du nombre de médias d’information, mais ça vaudrait le coup de prendre un corpus des sujets traités, de la manière dont ils sont traités, et de comparer ça. Je n’ai pas l’impression que la diversité quantitative se retrouve tant que ça au niveau qualitatif. Ça rejoint la question que nous avons survolée tout à l’heure, sur le marketing et l’anticipation de ce que les audiences pourraient vouloir. Je pense qu’il y a une prophétie autoréalisatrice un peu triste : on se dit que les gens redemandent du sensationnalisme. Telle chaine d’info a traité de ce sujet de telle manière, donc il faut le faire aussi, car les gens vont vouloir regarder ça. Du coup, finalement, les gens n’ont pas tellement l’occasion de se positionner sur autre chose : ils en redemandent, mais en même temps, ils n’ont pas vraiment d’autre proposition.
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Cyrille Frank, le directeur de l’ESJ Pro, dit : « s’il faut donner aux citoyens ce qu’ils veulent, il faut aussi pouvoir leur donner ce qu’ils ne savent pas encore qu’ils veulent ». Et c’est là tout l’enjeu d’un marketing journalistique qui prend à la fois en compte la réflexion économique (oui, il faut vendre du temps d’antenne, de l’espace publicitaire, etc.), et la réflexion sur le fond, sur le sens social, voire sur la mission d’information journalistique (ce serait bien de donner de la nourriture informationnelle saine à nos publics, de leur donner le goût de quelque chose que l’on trouve chouette, et pas juste de soigner l’emballage).
C’est risqué de proposer autre chose. C’est comme la plupart des gens qui jouent en bourse. Ils suivent la tendance : dès que ça baisse, on s’en va, et on continue tant que ça augmente, tant que ça rapporte. Donc effectivement, étant donnés les modes de financement, la prise de risque est limitée.
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Parfois, des organismes publics ou des fondations et associations proposent des fonds pour créer quelque chose de différent. Le problème, c’est que c’est souvent des one shot. Des journalistes répondent à ces appels à projets et ont une bouffée d’oxygène en ayant plus de latitude pour faire du fond, mais ça reste très précaire. Ce n’est pas quelque chose de structurel.
Pensez-vous que le sensationnalisme a des conséquences sur les médias eux-mêmes ou les téléspectateurs ?
Effectivement, je pense qu’à long terme et même à moyen terme, ça peut avoir des impacts très délétères sur la confiance. Il y a une critique sociale qu’il serait dommage de ne pas entendre.
Des éditeurs de presse essayent de proposer des approches moins sensationnalistes, comme le Monde avec Decodex.
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Ils mettent l’accent sur les faits, montrent les coulisses de leur fonctionnement et mettent de la transparence sur le fonctionnement de la presse. Ils sont en train de faire leur examen de conscience. Le truc, c’est que ça ne paye pas tout de suite. Au contraire, ça tire à boulets rouge sur ce genre d’initiatives. Quand le Decodex est sorti, des gens disaient : « pour qui vous prenez-vous pour nous dire à qui nous fier ? Vous êtes juges et parties, et vous n’êtes pas irréprochables car vous êtes journalistes… ».
Je trouve que ce sont des initiatives qui ont du mérite, mais qui va consulter ça ? Des personnes qui sont déjà acquises à un journalisme plus qualitatif, qui lisent la presse, qui ont envie de chercher des sujets de fond, donc en gros on est sur une audience assez éditée.
En plus, pour un article comme ça sur le site du Monde, on a 5 jours de reportages sensationnalistes ou de plateaux avec chroniqueurs plus radicaux les uns que les autres sur des chaînes d’info en continu. Ce genre d’initiative peut donc être vraiment décourageante. Même si des chaînes d’info en continu se prenaient au jeu, il est possible que ça ne plaise pas tout de suite à leurs publics et que ça ait même un effet retour de flamme : « vous avez vu ce que vous nous avez vendu pendant 10 ans et là, vous jouez au chevalier blanc, il faut arrêter ». Après, si on n’essaie pas, on ne verra pas. Mais comme c’est risqué, j’ai plutôt tendance à croire que ça ne va pas arriver tout de suite.
Faut-il relativiser le pouvoir des chaînes d’info ?
Je défends l’idée que c’est important de démystifier tout ça, de sortir du fantasme, parce qu’il y a dans l’opinion publique un fantasme comme quoi les journalistes (qui sont d’office au service du pouvoir) tirent les ficelles de la société dans l’ombre et sont complètement déconnectés du reste. Comme si les médias étaient des marionnettistes et nous des pantins complètement abrutis par eux. Le simple fait de penser ça, de dire ça, n’est-ce pas une preuve que ce n’est pas le cas ? Cela ne montre-t-il pas, au contraire, une tendance à prendre le contrepied des médias journalistiques ?
Comment les gens s’informent-ils aujourd’hui ? Il y a pléthore de sources d’information, et même de sources de désinformation, qui sont abondamment consommées et qui relativisent la place qu’occupe l’info journalistique dans l’espace public et informationnel.
Des études sociologiques montrent que ce qui nous influence le plus au niveau de nos opinions, ce n’est pas tel article ou telle reportage. Cela recueille nos faveurs quand nos opinions sont déjà a priori favorables, mais ça ne va pas nous faire changer d’avis. Ce qui nous fait changer, c’est qu’un ami nous en parle, d’en discuter sur un forum ou groupe auquel nous nous identifions, d’entendre l’avis d’un influenceur auquel nous estimons ressembler… Ça ne veut pas dire que les médias n’ont pas d’influence à court ou moyen terme, mais tout ça va beaucoup plus nous toucher que les médias.
Je pense à une thèse qui m’interpelle beaucoup, celle de l’agenda setting. C’est un peu ce dont on a parlé avec le traitement médiatique des gilets jaunes ou des attentats terroristes. Cela correspond au fait de mettre le focus sur certains termes, de mettre ces thèmes à l’agenda politique, social, de la société, et de dire au final que ces thèmes-là sont importants. Il s’agit de l’importance que l’on donne à tel ou tel thème.
L’immigration est un exemple majeur en France. Combien y a-t-il de débats en France sur l’immigration ? Est-ce que les Français seraient aussi préoccupés par ce sujet s’il n’y avait pas ces chaînes qui tournent en boucle sur le sujet ? En choisissant des thèmes et des angles, il y a quelque chose de non neutre qui se passe et qui a une influence, des effets. Ce ne sont pas des effets immédiats, à court terme et univoques. On est plutôt sur des tendances de fond, des tendances sociales qui se jouent à d’autres niveaux. En même temps, si ça continue à faire vendre, c’est peut-être malheureusement qu’il y a un terrain socioculturel et politique fertile à ça.
On oppose souvent le sensationnalisme à l’information. Est-ce une vision réductrice ?
Pour moi, les deux peuvent coexister et être au service l’un de l’autre, mais c’est une question de dosage. Finalement, c’est l’opposition entre la raison et les émotions : avec la Modernité, le siècle des Lumières, la raison a été sacralisée. C’est le domaine des idées, de l’intellectuel. Maintenant, on est en train de revenir à quelque chose de plus émotionnel, où finalement les subjectivités sont valorisées.
Pour moi, il est possible de continuer à valoriser une pensée construite, une pensée au service d’une vision du monde informée qui permette de nous mettre d’accord collectivement, sur base de laquelle on peut faire société ensemble, tout en prenant en compte les émotions les subjectivités.
On est dans une période qui amène à se réinventer, même si ce ne sont pas des questions totalement neuves. Celle du fond et de la forme, je dissertais déjà dessus au lycée.
En allant plus loin, je pense que c’est la question de l’opposition un peu factice entre la raison et les émotions, entre la subjectivité et l’objectivité. Il est possible de dire « je » et de communiquer de manière honnête avec son audience. Dans l’ouvrage La Fabrication de l’information, Florence Aubenas et Miguel Benasayag parlent de « l’idéologie du fait vrai », à savoir l’idée selon laquelle le journaliste ne ferait que monter le réel, et n’aurait aucun impact dessus. Pourtant, on sait très bien que le fait de placer une caméra à un endroit en particulier, selon un certain angle, ce n’est pas neutre. En tant que journaliste, pouvoir affirmer « je parle de tel point de vue, peut-être même à partir de certaines opinons que je crois justes, et en même temps, je fais mon job de manière honnête et je montre comment je le fais », je pense que ça a du sens.
Parler de subjectivité peut ne pas nuire à l’objectivité, tout comme adopter un discours émotionnel peut ne pas nuire à la pensée. Au contraire. La raison, la pensée, les émotions, la révolte ; tout ça n’est pas incompatible. Peut-être qu’il faut que ça se passe dans deux temporalités différentes : un temps pour l’émotion et un autre pour la réflexion. Mais rien n’empêche que les deux coexistent et puissent se servir l’un à l’autre. Peut-être que si beaucoup de gens n’avaient pas été offensés ou indignés, ils ne se seraient pas intéressés à des sujets de fond, peut-être qu’ils n’en auraient pas fait un engagement qui aujourd’hui est très raisonné.
Le sensationnalisme participe-t-il à démocratiser l’information ?
Vous aurez compris que pour moi, le sensationnalisme n’est pas bon ou mauvais en tant que tel : c’est en fonction des intentions et des effets qu’il y a derrière qu’on peut juger de son bienfondé. À partir du moment où ça nuit à une information, à la fiabilité, à la diversité de l’info, j’aurais tendance à dire que ce n’est pas bien. Mais moi qui suis prof, j’ai envie de rendre mon cours attrayant, motivant pour mes élèves. J’ai l’objectif de leur faire passer certains messages, et l’habillage que je mets autour de mon cours compte. En fait, le sensationnalisme est un instrument au service de quelque chose. Ne peut-il pas amener des effets positifs d’un point de vue didactique, moral ou social ? Peut-on utiliser d’autres instruments pour parvenir à des effets semblables ?
Le sensationnalisme permet-il à la profession de se remettre en question ?
Oui. Je suis peut-être un peu utopiste quand je réponds ça, mais il y a quand même de l’enjeu. Si on veut faire vivre un projet, une mission, ou dans ce cas une rédaction sur le long terme, ça vaut le coup de se poser ce genre de question maintenant.
D’un autre côté, j’aime ancrer la réflexion dans le concret : on est une rédaction, on fait une réunion et on va réfléchir une demi-journée. On est dix. Super, mais ça veut dire 5 jours de temps de travail qui passent à la trappe, 5 jours pendant lesquels nous ne sommes pas allés sur le terrain. On n’a fait « que » réfléchir, on n’a pas monté de projet, on n’a pas créé un nouveau produit. C’est vraiment une réalité importante à prendre en compte. Innover, c’est risqué, ça prend du temps, donc on peut comprendre aussi que des rédactions n’aient pas envie de s’y lancer. D’autant plus que les rédactions sont très attentives à ce qui se passe ailleurs, donc quand une chaîne prend une initiative et se mange des revers, ça ne donne pas envie d’y aller, on se dit qu’on va attendre.
Dans notre histoire, y a-t-il toujours eu ce genre de mise en scène de l’information ?
La critique n’est pas neuve. Tout comme on retrouve des propos tels que « la jeunesse est en train de dépérir, c’était mieux avant » dans des écrits antiques, on ne peine pas à en trouver qui déplorent l’usage d’une rhétorique charmeuse au détriment du fond. N’est-ce pas une critique sociale avant d’être une critique factuelle ? Serait-ce un positionnement qui relève du fantasme, de la caricature qui vise à mettre tous les journalistes dans le même sac ? C’est d’ailleurs une position valorisante de pouvoir dire « moi, on ne me la fait pas ! Eux, ils disent des mensonges, mais moi, je suis plus intelligent que ça ».
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Il y a une manière de prendre ça en relativisant les critiques actuelles au regard de critiques identiques qui ont été formulées dans un tout autre contexte, dans un contexte où les chaînes d’info en continu n’étaient pas la norme. Mais finalement, par rapport à la question de la confiance, est-ce qu’on ne se mange pas la méfiance accumulée depuis des siècles ? Il y a une histoire apparemment conflictuelle entre les Français et leurs médias. Il y a, à ce sujet, une analogie que j’aime bien prendre : on reproche aux médias qu’un train qui déraille défraye beaucoup plus la chronique qu’un train qui arrive à l’heure. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’en tant que récepteurs, un journaliste qui « dérape » va beaucoup plus retenir notre attention que quand un journaliste fait son job. Quand des journalistes ont mal géré le dossier des Gilets jaunes, ça a marqué des consciences.
C’est assez ironique que des médias dits alternatifs déclarent « les médias mainstream, c’est tous des pourris » tout en fonctionnant de la même manière, voire pire ! En termes de sensationnalisme, de fiabilité d’une info, on est parfois dans le caniveau.
Pour pas mal de gens de notre génération, la télévision est rarement allumée, alors que nos profs au lycée nous disaient qu’il fallait s‘informer en regardant les JT. Je ne m’informe pas comme ça. Je pense qu’il y a des choses à remettre en question. Et en même temps, ça peut être bien aussi de recontextualiser les choses, de parler de l’environnement et de l’histoire.