L’analyse politique le nez dans le guidon

Les analyses sociopolitiques sont souvent trop focalisées (et à tort) sur le court terme. Elles se concentrent sur les données immédiates, « le nez dans le guidon ».

Jérome Bosch - Enfer - volet de droite du triptyque du Jardin des Délices (1494 - 1505).

Jérome Bosch – Enfer – volet de droite du triptyque du Jardin des Délices (1494 – 1505).

Ainsi, aux lendemains d’une élection, on tachera de déterminer des « vainqueurs » et des « vaincus ». On évaluera l’efficacité des campagnes des différents camps, comme si tout se résumait à une lutte à court terme. C’est une grossière erreur.

De manière plus générale, le niveau des analyses politiques et sociales dans la presse, et a plus forte raison dans les discours idéologiques qui les entourent, est généralement très mauvais. Il ne permet pas de penser authentiquement la suite des événements, ni sur le plan des stratégies, ni sur le plan des idées.

Quelques exemples

D’abord, lorsque l’on commente les résultats d’une élection en prétendant en inférer « le message » d’une population entière, comme si un tel message pouvait être simple et univoque. A ce sujet, cf. #Lasociétay #Lesystayme #Lémédia #Légens et #lémoutons (2022).

En 2014, Odieux Connard dénonçait cette propension des personnalités politiques en France à prétendre avoir compris « le message des Français » : découvrez son excellent Post Electoral (2014)

Il en va de même lorsque l’on prétend comprendre « le message » de l’électorat de tel ou tel parti. Bien sûr, on peut faire des hypothèses et on a raison de comprendre le vote comme l’expression d’une sanction par le peuple. Une telle analyse nécessite cependant de ne pas se limiter à une lecture simpliste des données. A ce sujet, voyez par exemple comment on peut comprendre l’expression de la défiance, en France : Français et médias : aux racines de la défiance (ESJ Lille, 2021 et 2024).

En 2019, dans un post Facebook intitulé L’analyse du résultat brunâtre des élections a déjà été écrite, plusieurs fois, et il y a des années, je déplorais déjà le niveau d’analyse au ras des pâquerettes de certains éditorialistes politiques et écrivais :

Tout ce qui arrive aujourd’hui n’est pas un « raz-de-marée » quelconque qui nous tombe sur le coin de la gueule. Non. C’est le résultat hautement prévisible d’un ensemble de processus tricotés depuis des années, sans qu’ils soient pour autant authentiquement réfléchis… D’ailleurs, la meilleure analyse électorale que vous pourrez lire ce soir a été rédigée par Un Odieux Connard en 2014.

Je déplorais également en 2012 le manque d’analyse critique des votes blancs et nuls en Belgique francophone :

Les abstentions et votes blancs et nuls, dont Jeremie Moualek, notamment, a montré qu’ils pouvaient être lus comme une pluralité d’actes politiques et non comme un déni de la vie politique, sont totalement niés ou juste stigmatisés à chaque élection. En Belgique francophone, en 2012, alors que le vote est dit « obligatoire », ça représentait 24% dans les grandes villes. 2012.

Ensuite, quand on se limite à des projections en termes de « politique politicienne » (qui a gagné, quelles vont être les coalitions… ?). C’est un des jeux favoris d’une certaine presse qui fait alors appel à ses meilleurs infographistes et politologues outillés de leurs calculatrices pour nous sortir les plus beaux graphiques et de belles projections, toujours dans une optique à court terme. De manière générale, on va davantage entendre parler des « petites phrases », des punchlines et polémiques montées en épingle, des stratégies et de rhétorique, plutôt que le fond (les programmes, les idées, etc.), proportionnellement parlant.

[Mise à jour juillet 2024] Lire aussi : Robin Andraca, Législatives : et revoilà les « fragiles » projections de sièges (Arrêt sur Images, 2024)

Autrement dit, les questions politiques font l’objet d’un traitement simpliste, là où il y a un enjeu de pédagogie eu égard à la complexité de ces sujets. Politique de comptoir à tous les étages. Médiatisation et communication autour de clashs, de thèses caricaturales, de jeux politiciens et des « stratégies », au détriment des enjeux de fond.

Le format est aussi propice au populisme, à la démagogie et à la langue de bois : on veut aller vite et donc des questions sont posées en rafale sans laisser le temps de développer. Les politiciennes et politiciens savent que leur discours doit être calibré sur quelques secondes seulement, et donc ils calibrent un message simple qu’ils se contentent de répéter de différentes manières.

C’est une prophétie autoréalisatrice mortifère dans les médias : on se dit que les idées, c’est chiant, alors on refourgue du spectacle. Alors le public en redemande. Le public consomme davantage du spectacle polémique low cost matraqué en continu que du documentaire Arte. C’est ce qu’ils consomment, donc on ne leur file plus que cela, donc c’est ce qu’ils consomment. CQFD. Mais c’est comme pour la malbouffe : quand on ne connait que cela, on préfère les bonbons aux haricots. C’est sucré, c’est fabriqué pour qu’on en redemande. Mais c’est une question de santé publique de donner le goût aux haricots.

Encore un autre exemple, proche, lorsque l’on compare les résultats d’un scrutin ou d’un sondage d’une année à une autre sans perspective historique plus large, ou encore lorsque l’on prétend expliquer un succès ou un échec politique en considérant uniquement les stratégies et performances de campagne des différents candidats, alors que de tels phénomènes s’inscrivent dans la durée.

Voici ce que j’écrivais en 2019 à propos d’un sondage relatif à la confiance des Français dans leurs médias :

[…] On est dans un sondage annuel auprès d’un panel de 1000 personnes. Une différence de 4% (pour la radio), ce n’est pas loin de la marge d’erreur. Il faut également savoir que les résultats sont très sensibles aux événements d’actualité, et donc fluctuants […] De plus, quand on regarde attentivement les données, nous constatons que la confiance a tendance à osciller à moyen terme. Une comparaison sur base de l’année qui précède est donc limitée, d’autant plus que le taux de confiance était particulièrement bas l’an dernier. La confiance, cela se travaille sur le long terme.

[…] la confiance dans les médias, si elle semble s’améliorer dans ce baromètre [2018], n’est néanmoins pas spécialement exceptionnelle […] Je répète souvent que la méfiance ne s’est pas forgée en un jour : il serait donc illusoire à mon avis de croire que la confiance va pouvoir se reconstruire rapidement. C’est un travail de longue haleine. Quand quelqu’un me trahit, il m’est difficile de lui refaire confiance, et ma confiance peut vaciller au moindre nouvel événement qui me fait douter. C’est une erreur de considérer la confiance comme un acquis.

Concernant les généralisations abusives de thèses simplistes, lire #Lasociétay #Lesystayme #Lémédia #Légens et #lémoutons (2022).

Et je ne parle même pas des fake news (thème largement abordé sur ce site par ailleurs)

Peut-on faire parler des données chiffrées et des sondages ?

Il y a ensuite plusieurs problèmes inhérents aux données chiffrées et aux sondages et instituts de sondages. Pour faire simple, les données ne parlent pas. Dans mon dossier sur la méthode scientifique en sciences humaines et sociales (Des critères de validité en sciences humaines et sociales (2017)), je donne plusieurs exemples pour montrer combien non seulement certains sondages manquent parfois de validité, mais surtout qu’on leur fait souvent dire des choses qu’ils ne disent pas. Les données sont les données. La façon de les recueillir, de les sélectionner, de les présenter, de les commenter ; tout ça, ce n’est pas neutre.

Par ailleurs, les sondages ont une fonction de mise à l’agenda puissante, qui fait qu’ils fabriquent l’opinion publique autant qu’ils l’interrogent. Que veut dire cette phrase ? Concrètement, ça signifie qu’en nous interrogeant sur un sujet, un sondage pose que ce sujet est un sujet important, par rapport auquel il faut se positionner. Il contribue donc à ce que nous accordions une place au sujet dans le débat public. Pour caricaturer, si tous les sondages nous interrogent sur ce que nous pensons de la flambée du prix des glaces, nous allons finir par nous dire que le prix des glaces est un sujet dont il faut absolument débattre (jusqu’à en oublier, peut-être, de vérifier si le prix des glaces a effectivement flambé).

Pour approfondir le sujet, lire aussi :

Des enjeux

Le principal problème que je pointe est l’absence d’une mise en perspective plus large, plus complexe. Il faut des analyses qui prennent en compte le temps long et qui décortiquent les idées et les faits. Car à force d’être le nez dans le guidon, de regarder le monde par le petit trou de la serrure, on risque de ne pas voir ce qui se passe tout autour de nous

Margaret Atwood, La servante écarlate (1985, trad. Sylviane Rué) > Lire aussi Surveillance de masse et pouvoir(s) (2013)

I sometimes fear that people might think that fascism arrives in fancy dress worn by grotesques and monsters as played out in endless re-runs of the Nazis. Fascism arrives as your friend. It will restore your honour, make you feel proud, protect your house, give you a job, clean up the neighbourhood, remind you of how great you once were, clear out the venal and the corrupt, remove anything you feel is unlike you… It doesn’t walk in saying, « Our programme means militias, mass imprisonments, transportations, war and persecution ».

Michael Rosen, « I sometimes fear… », 2014.