La critique schizophrénique des médias sociaux

La critique des médias sociaux est avant tout une critique sociale, et elle est un peu schizophrénique.

J’ai encore découvert un post ce matin qui raille avec « humour » l’usage des nouvelles technologies. Ces nouvelles technologies – au choix, mais vous pouvez faire des combos – abrutissent les masses (les autres, pas moi !), nous déconnectent de « la vraie vie » (hashtag #lavrévi), rendent nos relations vides de sens, etc.

Ce type de contenu est récurrent. Ci-dessous, par exemple, la vidéo « Look up » (« regarde en l’air ») ou encore le clip de Stromae concernant les médias sociaux.

Cette vidéo est très partagée – elle est virale selon le langage adéquat –, elle est très commentée, en général sur un mode très positif de la part des internautes, elle est discutée sur des blogs, dans articles de la presse en ligne.

Que donne à voir cette vidéo  ? Elle s’intitule «  Look up  », soit «  Lève les yeux  » (…)

Ce qui frappe dans cette vidéo, ce n’est pas l’esthétique, c’est le propos. Car cette espèce de poème assez bas de gamme est un appel à la jeunesse, un appel à lever les yeux de son écran – l’écran de son ordinateur, de son téléphone portable – un appel à la rencontre physique, à la discussion en face à face, un appel à la déconnexion.

« Nous sommes esclaves de nos outils  »

L’argumentation est excessive «  toute cette technologie n’est qu’une illusion  », nous «  sommes esclaves de nos outils  », «  nous nous coupons du monde  » «  la vraie vie, c’est le réel  ».

(…) Le phénomène à examiner avec le succès de cette vidéo, c’est donc une large approbation apportée à un discours qui reprend tous les poncifs de la technophobie primaire, teinté d’une nostalgie assez débile (quand le jeune de 25 ans à tout casser vous explique qu’enfant il passait sa journée dehors et s’effraie des bambins d’aujourd’hui figés devant leur iPad, comme si ni la télé, ni le jeu vidéo n’existaient il y a 25 ans)…

Xavier de la Porte, « Look up » : la technophobie primaire fait du bien aux internautes (2014)

Les illustrations peuvent être démultipliées à foison. Ainsi en est-il de cette vidéo de Simon Sinek sur les « Millenials ».

Sinek explique pourquoi ces jeunes connaissent une entrée difficile dans le monde du travail, pourquoi ils sont difficiles à “manager”, pourquoi ils sont toujours insatisfaits. Sinek voit trois causes à cela : l’éducation qu’ils ont reçue de leurs parents, le milieu entrepreneurial et, je vous le donne en mille : la technologie.

Xavier de la Porte, Les jeunes, ces pauvres nases ! (2017)

Hubert Guillaud écrit à ce sujet :

Il est frappant de constater combien les transformations liées au numérique sont souvent le facile bouc émissaire de tous les maux de notre société contemporaine. Le numérique est accusé de tout : de l’individuation de la société, de l’infobésité contemporaine, d’être le caniveau de l’information, de tuer le livre, le cinéma, la musique, de favoriser les échanges (non-marchands au détriment des échanges marchands), d’avoir déstructuré le travail, de la désindustrialisation, de tuer le lien social, de favoriser la violence, le terrorisme, la solitude, de détruire notre cerveau… La liste des reproches anxiogènes qu’on lui adresse semble sans fin – à l’image des espoirs qu’il cristallise en miroir.

Hubert Guillaud, Internet, facile bouc émissaire (2012)

Marie Foti a analysé en particulier ce type de discours critique vis-à-vis de l’application Pokémon Go en 2017, et je parlais également des partis pris « technophiles » et « technophobes » vis-à-vis des médias dans mon dossier sur Les apprentis sorciers de l’éducation aux médias en 2012.

> Cf. Kuczynski, P., Control [image], 2016. Récupéré le 22 décembre 2016 du site http://www.boredpanda.com/Pokemon-go-control-pawel-kuczynski/

Analyse du phénomène médiatique « Pokémon Go »

Une critique pas vraiment factuelle

Le problème avec les caricatures, c’est que quand on gratte un peu, souvent ça s’effrite beaucoup. Autrement dit, si on prend la peine de les prendre au sérieux (certains diront qu’ils ont partagé cela « juste parce que c’était drôle » – haha, on a bien ri, merci), on se rend compte qu’elles ne disent pas grand-chose de vrai.

« La technologie nous rend asocial ». Ou comment répondre à la caricature par la caricature – Westchester Commuters to New York, par Guy Gillette (1952 ou 1955).

Tous les travaux un peu sérieux menés sur la sociabilité en ligne montrent qu’il n’y a pas augmentation de la solitude, qu’il n’y a pas déconnexion avec une vie dite réelle, que la sociabilité en ligne n’est pas vécue comme cela et ne produit pas ces effets-là, ou alors de manière très marginale. Et c’est le principal reproche qui est fait à la vidéo dans les papiers qui la critiquent : elle est tellement excessive dans sa critique qu’elle est mensongère.

Mais le problème n’est pas là, le problème ce n’est pas le régime de vérité du discours ; le problème c’est : pourquoi les gens approuvent-ils ce propos qui ne correspond pas à leur expérience ?

Xavier de la Porte, « Look up » : la technophobie primaire fait du bien aux internautes (2014)

Pourquoi cherche-t-on à nous faire croire que les gens qui communiquent avec des téléphones auraient oublié ce qu’est l’amitié ? De nombreux médias et spécialistes véhiculent des propos sur la toxicité de nos outils, plus attirés par la dénonciation des dépendances qu’ils développeraient que par l’apologie des opportunités qu’ils permettent ou que par la dénonciation de l’inégalité communicationnelle qu’ils renforcent. Pour les déconnexistes, les écrans détruisent l’attention, l’empathie, les relations profondes… Les allégations de Turkle sont flatteuses, estime Jurgenson. Elles nous font croire que les « déconnectés » sont les derniers humains debout dans un monde totalement déshumanisé… Mais cela suppose de croire que les écrans sont inhumains et antisociaux. Or, la littérature sur notre relation au numérique est plus complexe que cela. Pour la sociologue Jenny Davis, qui a pointé les lacunes méthodologiques du livre de Turkle, les études montrent pourtant qu’ils n’ont pas vraiment d’effets sur l’empathie, contrairement à ce qu’affirme la psychologue.

Hubert Guillaud, L’injonction à la déconnexion est-elle autre chose qu’une critique morale ? (2016)

Dans ses réflexions toujours vivifiantes sur les pratiques numériques, Xavier de La Porte épingle l’idéologie de la déconnexion, à partir d’un clip caricatural (“Look up“), qui se désole des ravages causés par les outils connectés. Nous avons tous subi l’ado scotché à son smartphone à l’heure du repas, ou tardé à décoller le nez de l’écran lorsqu’on nous appelle pour sortir. Ces micro-frustrations alimentent une sympathie spontanée pour le message déconnexionniste, auquel une image de champ de blé donne l’évidence d’un slogan publicitaire: lève les yeux, éteins ton téléphone, regarde autour de toi, parle avec ceux qui t’entourent (voir également le clip “Put Your Phone Down“).

Le problème, c’est que la « vraie vie » déconnexionniste ressemble comme deux gouttes d’eau à une pub pour camembert industriel, c’est à dire au cliché marketing de la vie rurale selon le rite mormon. Dans le rêve déconnexionniste, personne n’est jamais coincé dans le métro aux heures de pointe, ni humilié par son chef de service, ni infantilisé par le représentant d’un service administratif, ni harcelé par de gros lourds, etc. Tout n’est que luxe, calme et jeux d’enfants – deux jeunes gens, évidemment beaux et hétérosexuels, qui échangent un regard finiront mariés et propriétaires d’une maison en banlieue (et non pas divorcés et surendettés).

Andre Gunthert, La « vraie vie » sent bon le camembert (2014)

Ainsi, par exemple, pour ne prendre que la question du « déclin » des liens sociaux, pas mal d’études (Danah Boyd, Antonio Casilli…) montrent au contraire qu’Internet est utilisé justement pour alimenter la socialisation. Dans son ouvrage Sociologie des réseaux sociaux (2011), Pierre Mercklé montre que la question de la « solitude » s’inscrit dans un cadre social beaucoup plus large.

De manière générale, les nouvelles technologies ne sont pas à appréhender comme un « en-dehors » du « réel », mais plutôt comme un prolongement de celui-ci (cf. Stéphane Vial : « il n’y a pas de différence entre le réel et le virtuel »).

Une autre caricature : les réponses simples à toutes les questions qui sont posées à propos des nouvelles technologies. Source : https://xkcd.com/1289/

Une posture loin d’être neuve

Ah, ça, ma bonne dame, je ne vous le fais pas dire !

Notons enfin que la plupart de ces critiques ont en commun qu’elles sont teintées d’une posture réactionnaire, réfractaire par défaut à la nouveauté et très acerbe par rapport à la jeunesse. Déclin des valeurs, du respect, oubli des « vraies choses de la vie », et j’en passe.

Ci-dessous, le discours de Pompidou n’a pas pris une ride. Vous changez « radio » et « télévision » par « médias sociaux » et vous obtenez un propos d’une rare actualité !

[« La discipline a, en grande partie, disparu » et autres propos réactionnaires, dans « Pompidou sur la révolte de la jeunesse universitaire et le PCF », INA.fr, 1968]

On joue à remonter plus loin ? Retournons donc à la Grèce antique avec Platon :

« […] le père s’habitue à devoir traiter son fils d’égal à égal et à craindre ses enfants, le fils s’égale à son père, n’a plus honte de rien et ne craint plus ses parents, parce qu’il veut être libre ; le métèque [563a] s’égale au citoyen et le citoyen au métèque, et la même chose pour l’étranger.

C’est bien ce qui se passe, dit-il.

À tout cela, dis-je, s’ajoutent encore ces petits inconvénients : le professeur, dans un tel cas, craint ses élèves et les flatte, les élèves n’ont cure de leurs professeurs, pas plus que de tous ceux qui s’occupent d’eux ; et, pour tout dire, les jeunes imitent les anciens et s’opposent violemment à eux en paroles et en actes, tandis que les anciens, s’abaissant au niveau des jeunes, se gavent de bouffonneries [563b] et de plaisanteries, imitant les jeunes pour ne pas paraître désagréables et despotiques ».

Platon (République, VIII)

Attention, ceci ne veut pas dire que ces critiques sont stupides ou n’ont aucun fondement ! Simplement, il s’agit de montrer qu’elles relèvent souvent davantage d’une posture morale, affective ou sociale que d’une véritable réflexion critique.

> Lire aussi Les jeunes et l’alcool à travers deux exemples de J.T. Si vous mélangez « jeunesse » avec un ou plusieurs de ces autres ingrédients : « alcool / drogues », « violence », « jeux vidéo », « médias sociaux / écrans », vous obtenez un super combo pour un article journalistique.

Une critique schizophrénique

Arte versus Nabilla : arrêtez de (vous) mentir !

Dernier coup de lame dans ce qui reste de cette posture. C’est ce que j’appelle dans mon premier livre « l’effet Arte ». Globalement, les individus ont plutôt tendance à déclarer qu’ils trouvent qu’Arte est mieux que TF1. Dans les pratiques, TF1 écrase Arte au niveau des audiences.

Bref, les individus ne sont pas toujours cohérents avec ce qu’ils déclarent. C’est la même chose lorsque les répondants disent qu’ils veulent « moins de people et davantage de politique ». Si on demande aux gens s’ils trouvent mieux les contenus d’Arte ou de TF1, ils vont dire qu’Arte est mieux. C’est socialement mieux considéré de dire que l’on préfère une émission « culturelle » à une émission de divertissement. Et pourtant, les audiences de TF1 écrasent totalement celles d’Arte (c’est ce que j’appelle « l’effet Arte » dans mon premier livre), et la presse people se porte mieux que celle d’actu politique, pour ne citer que ces exemples.

Julien Lecomte, La confiance dans les médias : commentaires de l’enquête Kantar – La Croix 2018 (2018)

Ce phénomène est observable dans toutes les analyses « déclaratives » vis-à-vis des médias. Il y a un écart parfois colossal entre le déclaratif (ce que les gens disent) et le comportemental (ce que les gens font).

Les médias étudient vos comportements et analysent la façon dont vous consommez les infos, sur leurs sites, et en général. Et vous savez quoi? Vous mentez. A nous. Et probablement à vous-même.

C’est ce qu’explique le magazine américain The Atlantic sur son site. Il développe:

« Cette année, le Reuters Institute for the Study of Journalism a interrogé des milliers de personnes du monde entier, leur demandant quelles sortes d’informations étaient les plus importantes pour eux. Le graphique ci-dessous montre les réponses des Américains. La politique internationale écrase les infos people et « marrantes ». Les informations économiques et politiques arrivent encore plus haut ».

Mais qu’en est-il de la réalité ? Le journaliste explique qu’elle est bien différente.

Charlotte Pudlowski, Arrêtez de vous mentir : vous préférez le léger à l’actu importante (2014)

La critique des médias semble être davantage une critique « sociale » qu’une critique logique. Il s’agit en fait de se positionner socialement en affichant une certaine posture : « je fais partie des personnes qui ne sont pas dupes », « je fais partie de ceux qui critiquent, de ceux qui sont au-dessus de tout cela ».

Source de l’image (sans la bulle) : https://pxhere.com/fr/photo/566618

Je suis toujours frappé par le grand écart entre la critique des dérives des médias « traditionnels » et le manque de prise de distance vis-à-vis de la première intox venue partagée sur les médias sociaux. Encore une fois, il s’agit davantage d’une posture que d’un indicateur d’esprit critique. Les gens rationalisent a posteriori leurs pratiques : « J’utilise les médias sociaux, mais moi, je le fais avec distance critique » !

On pourrait aussi dire qu’il s’agit d’un « effet Nabilla ». Nabilla, si vous écoutez les mioches, elle n’est pas très futée (« Pourquoi Nabilla a dit ‘Allô’ ? » : j’ai parlé médias et télé avec des enfants de CE2Nabilla vue par mes élèves de 3e : « Les médias nous prennent pour des cons »). Pourtant, de nombreuses personnes s’intéressent à Nabilla, et finalement presque tout le monde parle d’elle. Nabilla, c’est le genre de personne qu’on adore critiquer. Souvent, notre rapport aux médias et à leurs contenus est tributaire de notre positionnement social : regarder et critiquer Nabilla (ou les « shows » pseudo intellectuels du samedi soir), c’est prendre une certaine place dans la société.

Ce que je dis des médias et de leurs contenus me permet d’afficher une certaine image à la machine à café ou dans la cour de récré.

Dans les faits, je ne crois pas que lyncher Nabilla rende quiconque plus intelligent.

Insérer ici un mème où Nabilla dit « Non mais allo, quoi », en lien avec le sujet de l’article.

En somme, il s’agit souvent d’une posture de « mauvaise foi » qui, loin de penser véritablement les problèmes et enjeux des changements sociaux, délimite une manière de faire « moralisante ». C’est un discours hautement normatif, que même ceux qui le tiennent contredisent avec leurs comportements, tout en s’en dédouanant parce que « eux, ils sont critiques ».

Mais d’où vient et que veut dire cette obsession de « l’authenticité » ? D’où vient ce désir de délimiter le « normal », le « sain » ?

Les propos prônant l’austérité numérique passent par la pathologisation des comportements. La connexion est en passe de devenir une maladie, un problème de santé. Ostracisée comme l’a été la folie, la délinquance ou la sexualité – comme l’a montré Foucault –, la connexion et son remède, la déconnexion, sont en train de devenir le nouveau concept pour organiser le contrôle et la régulation des nouveaux désirs et plaisirs sociaux.

[…] La déconnexion est comme un officier de police qu’on télécharge dans nos têtes pour nous rendre toujours conscients de notre relation personnelle à nos désirs.

Pour Jurgenson, les appareils numériques ne doivent pas nous dispenser de poser des questions morales quant à leur utilisation, mais les discours des déconnexionnistes demeurent de mauvaise foi.

Hubert Guillaud, Ce n’est pas en se déconnectant qu’on renoue avec le réel (2015)

Une critique sociale : « moi, je ne suis pas dupe ! Je suis au-dessus de tout ça ! »

Attention, il y a bien des raisons de se poser des questions morales à propos des nouvelles technologies et de leurs usages. Il n’est pas question ici de dire que nous vivons dans un monde à l’eau de rose, où il n’y aurait aucun souci à se faire. Il ne s’agit pas ici de prôner une technophilie naïve. Le problème, c’est que dans les faits, la posture soi-disant « critique » n’est pas toujours suivie par des comportements véritablement critiques !

« Les médias nous manipulent » ! « On me la fait pas à moi » !

Certains sont prompts à afficher cette posture. Par contre quand il s’agit de contenus qui brossent l’opinion dans le sens du poil, qu’ils sont « marrants » et partagés sur Facebook, beaucoup laissent leur soi-disant « esprit critique » au placard…

La valeur première d’une « info » n’est pas toujours sa fiabilité. Pourquoi partageons-nous des contenus, pourquoi en parlons-nous autour de nous ? Parce que ça nous fait marrer, parce que ça renforce nos liens, parce que ça nous touche…

Il y a plein de dimensions sociales qui font que ce n’est pas seulement une question de « bon sens ».

Julien Lecomte, T’as laissé ton « esprit critique » au placard ! (2017)

Aimez, indignez-vous, partagez, réagissez… : les injonctions émotionnelles

Par conséquent, il serait temps à mon avis de réfléchir vraiment aux questions de société « au-delà » des postures.

Par exemple, je pense qu’il y a bien des raisons de critiquer la manière dont la presse informe et d’en déduire des méthodes pour évaluer la fiabilité des informations. Je ne crois pas cependant qu’une pseudo-méfiance systématique soit une solution. D’ailleurs, souvent, cette méfiance concerne uniquement ceux avec qui nous ne sommes pas a priori d’accord.

Les critiques ne doivent pas être balayées d’un revers de la main. Au contraire, prenons-les au sérieux et investiguons pour déterminer dans quelle mesure elles sont vraies ou fausses, et dans quelles directions agir en conséquence.