J’ai fait ce que j’ai pu

C’est important pour moi de donner un sens à ma vie. J’aimerais pouvoir me dire que j’ai été une bonne personne, que j’ai contribué à rendre le monde un peu meilleur. Mais parfois, j’en doute. Je suis confronté à mon impuissance et à l’échec, ainsi qu’à mes erreurs et autres imperfections. Quand je rumine ces tristes pensées, il y a cette idée qui m’apaise – et qui m’encourage à prendre la plume pour la partager : « j’ai fait ce que j’ai pu ».

Claude Monet - Saint-Georges majeur au crépuscule (1908)

Claude Monet – Saint-Georges majeur au crépuscule (1908)

Les doutes et le découragement

Cela fait deux ans environ que je n’écris quasiment plus. Il y a quelques semaines, j’ai posé des mots sur ce blocage :

Le fait est que je suis découragé. Mes écrits ou mes actes ne représentent que quelques gouttes d’eau (parmi d’autres, je ne prétends pas être seul) dans un océan qui est en train de se merdifier. Lorsque je consulte les actualités sur les réseaux sociaux, il me faut généralement moins de deux minutes pour ressentir de l’acidité et de l’angoisse.

Pourquoi je n’écris plus (2024)

Ce type de découragement est cyclique. En 2022, j’écrivais :

Quand un jour nous mourrons,

J’espère que tout cela n’aura pas été vain.

Les cycles d’injustice, de domination, de haine et de destruction se suivent et se ressemblent. Les mêmes erreurs sont répétées.

Le dialogue constructif et la voie de la raison sont-ils condamnés à échouer face au cynisme des spéculateurs, des pollueurs, des belligérants et autres égoïstes ou identitaristes – qu’ils soient puissants ou quelconques ? N’est-il possible de se faire entendre que dans la lutte et le sang ?

Quand un jour nous mourrons, que restera-t-il de cette « supériorité morale » que nous mettons tant de zèle à afficher ? Que restera-t-il de ces joutes verbales ou physiques où nous avons humilié l’autre ? Que restera-t-il de notre humanité ?

« L’impuissance du dialogue », addendum pessimiste à mon livre, face à l’amer constat de la tendance de certains à préférer (s’auto)détruire, dominer, écraser ?

Quand un jour nous mourrons (2022)

L’espace public est pollué par des slogans et des invectives qui ne fédèrent que par la désignation d’ennemis, dans un contexte de morcellement social et d’individualisme croissants. Une fois le coupable trouvé, il n’est pas nécessaire de penser plus loin, de décortiquer le problème, de développer les idées et de mettre en avant des solutions authentiquement réfléchies. L’ennemi apparait souvent un dénominateur commun suffisant.

#Lasociétay #Lesystayme #Lémédia #Légens et #lémoutons (2022)

Beaucoup de sujets déprimants circulent au quotidien dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le climat a ceci de particulier qu’il est difficile d’envisager une « sortie de crise » durable. Les scénarios les plus optimistes nous disent que nous pourrons au mieux limiter la casse. Les décisions politiques sont molles. On peut ressentir de l’impuissance et de la culpabilité face à ce défi (et Viciss de Hacking Social nous explique très bien en quoi ceci peut nous laisser dans un état de sidération).

Des difficultés et des enjeux du traitement médiatique du dérèglement climatique (2022)

Avant cela, j’ai également partagé une angoisse de fond face à une humanité ayant des penchants pour l’autodestruction dans Armement et bombes nucléaires : l’Humanité en sursis ? (2019) :

Nous vivons dans un contexte facilitant le désengagement moral des individus qui peuvent poser des actes de guerre meurtriers. Des armes sont conçues pour faciliter le meurtre de masse, y compris d’un point de vue moral […] Aujourd’hui, les actes de guerre n’ont jamais eu autant de potentiel destructeur, et ceux qui les commettent n’ont jamais été autant déconnectés de ce potentiel.

Armement et bombes nucléaires : l’Humanité en sursis ? (2019)

Toutes ces publications ont pour point commun de constater mon impuissance par rapport à des dysfonctionnements majeurs de ce monde. L’histoire a beau se répéter, on peine à identifier les leçons apprises. Découragement.

Ma propre finitude, notre finitude

Je suis un pot de terre. Je me sens impuissant face aux injustices et aux dysfonctionnements de ce monde.

Pas vous ?

Les pots de terre (2021)

Mais il ne s’agit pas que d’impuissance.

Je tâche de vivre sans remords ni regrets. Pourtant, quand je fais le bilan de mon existence, je ne peux m’empêcher de regretter certaines de mes actions. Le passé a quelquefois un goût amer : dans certaines situations, j’aurais aimé agir autrement. Il n’est pas question que de circonstances dont je serais victime, d’un « monde qui va mal », mais de ma propre finitude, cognitive (mes facultés sont limitées en termes de connaissance, de compréhension des choses, de rationalité) et morale (mes facultés à « faire le bien » ou « agir moralement » se révèlent également lacunaires). Pour le dire grossièrement, alors que dans l’absolu je voudrais être une « bonne personne », je n’ai pas toujours « bien agi ».

J’éprouve le même genre d’amertume à chaque fois que je prends conscience que « mon camp », le « camp des bons » dans lequel je crois me ranger, n’est pas toujours si « bon » que cela.

Le plus difficile pour moi a été de me dire que « mon camp » ne vaut peut-être pas mieux que « l’autre camp »… On croit tous être dans le camp des gentils, on a tous des causes justes à défendre…

Pour la nuance (2020)

> Lire aussi aussi Guerre(s) et philosophie (2015)

Je crois qu’il en va de mon humanité, de notre humanité. J’ai écrit un certain nombre d’articles à propos de finitude humaine et banalité du mal :

Des milliers de morts, des hommes tués, des femmes violées, des maisons brûlées, des gens aussi. […] Le « simple » fait de lâcher une bombe, de décimer une population, de faire fondre des corps, de séparer des gens qui s’aiment. Il y a fort à parier que des armes qui aujourd’hui existent, comme la bombe atomique, seront encore utilisées dans l’histoire.

[…] Le monde est complexe, l’être humain est un être « fini ». Personne n’est parfait, nul n’est omnipotent. C’est avec cette tare que nous devons vivre. Nous ne sommes pas la norme, nous ne vivons pas une fois pour toutes, durablement, le bonheur, et nous mourrons tous. Nous ne sommes pas Dieu, ni même des dieux. Nous sommes des hommes, avec leurs manques.

L’absurdité : l’être inhumain (2011)

> Lire aussi Etat des lieux de la finitude humaine (en éthique) (2012)

L’humain est marqué des cicatrices qui ont terni son histoire à jamais : cruauté, barbarie, exterminations… Malgré ces chapitres noirs, l’humanité ne connait toujours pas la paix. De telles considérations semblent donner raison aux pessimistes : face aux souffrances qui persistent, face aux maux qui rongent la vie, à quoi bon ? N’a-t-on pas déjà tout dit et tout vu sur l’être humain ?

[…] La finitude de l’être humain se traduit d’une part temporellement, par sa mort [une finitude temporelle – cf. Here is today] et d’autre part spatialement, par sa petite taille en regard du cosmos.

Quel sens trouver au regard de cette « insignifiance » ?

Quelles attitudes adopter face à la cruauté, aux pulsions, à la mort (une finitude dans la « pratique », éthique, c’est-à-dire relative à l’agir) ? Que faire face à la finitude « cognitive » (épistémologique ; autrement dit, face à notre déficit de connaissance) ?

[…] Détruire et perdre (quelque chose ou quelqu’un, voire soi-même), mourir… sont des faits si radicaux, alors que la construction, l’enrichissement et la vie sont si fragiles, demandent tant d’engagement. Un accident, un décès, une rupture, une guerre… Tant de choses souvent lentement construites, réduites à néant.

Une philosophie de la « finitude » (2012)

En somme, face à cette absurdité, cette insignifiance, cette finitude, je m’interroge :

Cette pensée du sens et de nos limites consiste grosso modo à se demander « à quoi bon ? ».

Quelle est notre utilité, ou en tout cas le sens de notre existence ?

Quelle est la signification de la vie, alors qu’il y a la mort ?

Penser la mort, l’absurde et le sens (2013)

La question du sens : s’engager, en dépit de l’absurde

Mon avis, c’est que la présence et la possibilité du « non-sens », de l’absurde, ne sont pas des raisons pour ne pas s’engager. Elles n’empêchent pas la quête du sens.

Cet engagement pour le sens est d’autant plus fort que la possibilité du non-sens est gigantesque. C’est parce que l’être humain est limité que son engagement pour transcender sa condition, pour la dépasser, est pleine de sens. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de « philo-sophie », de ϕιλω-σοϕια, d’amour : s’il n’y avait qu’une seule chance, infime, de trouver un peu de sens, cela ne vaudrait-il pas la peine de s’engager pour celle-ci ? Tout comme l’on s’engage pour une seule personne parmi toutes les autres, parce qu’on estime que celle-là, et celle-là plus que tout, vaut peut-être le coup.

[…] l’être humain peut s’engager, envers et contre tout, « en dépit de » la mort, la haine, la cruauté, la barbarie, l’ignorance, le doute… C’est là, je le pense, que l’on transcende notre condition. C’est cet engagement lui-même qui fait sens, parce qu’il pose une affirmation pour la vie malgré l’absurde et sa grande possibilité.

Cet engagement se décline notamment en une croyance, une foi (ou du moins une confiance, pour utiliser un terme moins connoté) […]

Je n’oublierai jamais le jour où j’ai pu mettre des mots sur ma pensée. A la lecture d’un travail réalisé dans le cadre d’un cours d’anthropologie philosophique, Michel Dupuis, professeur à l’UCL, m’a demandé si je pouvais dire qu’absolument tous les hommes étaient cruels. J’ai dit « non ».

Il m’a dit, « or, on dirait que dans votre travail, vous condamnez l’humanité pour plusieurs mauvais […] Et si, pour un seul homme bon, il fallait sauver l’humanité ? » [il y aurait de quoi philosopher par ailleurs sur cette question rhétorique, le propos ne se voulant pas essentialiste, ndlr].

Et si, malgré le doute, malgré « l’absurde », la finitude, on s’engageait pour le sens ? Les raisons de douter sont nombreuses, mais n’y a-t-il pas du sens à s’engager malgré tout ? Si l’homme n’est pas naturellement bon et enclin vers le progrès, il peut néanmoins agir pour tâcher d’y parvenir.

Une philosophie de la « finitude » (2012)

Déjà en 2012, je listais un ensemble d’engagements pris en dépit de. Il y a quelques mois, j’ai compilé les articles toujours actuels (2023). Ceux-ci représentent un travail de vulgarisation philosophique (en épistémologie et philosophie morale, principalement), de développement de la pensée critique, d’outillage face aux propos faux, aux biais cognitifs et à la rhétorique trompeuse, de lutte contre les discours de haine, de partage d’enjeux de société (dont environnementaux) ou encore d’éducation et émancipation…

Je me suis engagé, j’ai tâché de vivre et d’œuvrer à quelque chose qui me dépasse.

Lire aussi :

Le petit pas qui me manquait

Mon défi aujourd’hui, c’est d’accueillir et accepter ma propre finitude, mes échecs et mes erreurs (ma « non-irréprochabilité ») ; le fait de ne pas être parfait.

J’ai pris position en ce sens concernant des enjeux majeurs du dérèglement climatique : Comment j’ai réduit mon empreinte carbone (pas assez) et quoi faire ensuite (2022)

Il s’agit de moins culpabiliser, de continuer à agir malgré tout. C’est frustrant, dans la mesure où j’ai envie de rester ambitieux, d’utiliser la frustration comme un moteur qui me pousse à me dépasser, encore et encore. De digérer les échecs du passé pour ne plus commettre les mêmes erreurs. Et en même temps, pour ne pas m’épuiser face à des enjeux qui me dépassent, il faut aussi que je puisse reconnaître l’inaccessibilité de certains de mes idéaux, me concernant et concernant le monde.

La finalité est donc de continuer à agir, de continuer à faire de mon mieux, voire de viser à faire mieux aujourd’hui que mon mieux d’hier, mais tout en gardant à l’esprit que ce sera nécessairement imparfait et que les conséquences de mes actes ne seront probablement pas toujours à la hauteur.

Ce faisant, je peux et pourrai me dire : « J’ai fait ce que j’ai pu ».