Cet article est en quelque sorte une illustration et une « suite » de mon Dossier pour lutter contre les propos faux et les discours de haine.
Dans ce dossier, je présente des initiatives qui visent à contrer les discours simplistes et/ou haineux, d’où qu’ils viennent et quels que soient ceux qui en sont les cibles (sexisme, racisme, homophobie, islamophobie, antisémitisme, haine de l’Occident, exclusion sociale…). Bref, toutes les idéologies qui identifient et opposent un « nous » et un « eux » (inférieurs, les « ennemis ») sur des bases identitaires.
Je m’attèle à y expliquer combien au-delà des contenus faux que ces idéologies brassent, elles reposent sur des « modes de raisonnement » dysfonctionnels : généralisations abusives, polarisation extrême, simplisme, etc. C’est une des raisons pour lesquelles je critique certaines stratégies de dénonciation qui reproduisent ce type de logique à l’envers : « nous sommes les gentils altruistes qui condamnons ces autres, ces méchants fachos ». De plus, ces stratégies ne tiennent pas en compte des préoccupations parfois légitimes de celles et ceux qui expriment leur colère ou leurs peurs, les confinant dans une frustration et un sentiment d’incompréhension. Pour moi, il faut sortir des postures binaires et dépasser les querelles de surface pour favoriser un dialogue nuancé, face aux extrêmes. Cela nécessite un véritable travail de fond et une responsabilisation d’un ensemble d’acteurs dans différents domaines : politique, médiatique, éducatif, etc.
A l’occasion des drames humains en Méditerranée en juin 2018, j’ai repartagé les différents articles de ce dossier.
Je lis beaucoup de préjugés bien émétiques sur les migrants en Méditerranée. Si comme moi, vous voulez y répondre avec un max d’efficacité, j’ai centralisé plein d’initiatives / arguments / postures possibles ici : https://www.philomedia.be/lutter-contre-la-haine-de-lautre/
Ces tweets ont été partagés et ont suscité des commentaires haineux, mais aussi des remises en cause de fond, plus poussées.
Dans l’article qui suit, je vous propose un compte-rendu commenté des débats suscités, et par cette occasion, des enjeux qu’ils soulèvent.
« La posture des médias est de diaboliser ceux qui ne pensent pas comme il faut »
Voici un échange avec un premier intervenant. Son tweet est davantage une interpellation envers mon travail : il attire mon attention sur le fait que, pour lui, il faut travailler à intégrer les migrants tout en luttant contre les ingérences (dont il ne précise pas la nature).
Je me suis ici contenté de clarifier ma posture et mon travail. Dès sa seconde intervention, l’individu nous dit qu’il nous « accorde son crédit » et parle d’une de ses préoccupations : pour lui, les médias font de la « morale » et discréditent ceux qui « réfléchissent au reste », soit aux conséquences de l’accueil des migrants.
Dans une dernière séquence, l’auteur se nuance lui-même et abonde dans le sens d’ouvrir le débat de manière « non binaire ». Il pointe également la tendance à « se catégoriser soi-même » de manière identitaire et semble preneur pour des réflexions plus poussées.
Des échanges avec cette première personne, je ressors conforté dans l’idée qu’une approche « frontale » qui condamne et humilie « les fachos » sans penser les préoccupations en profondeur peut parfois s’avérer contreproductive. En effet, d’emblée, ma série de tweets a été lue comme si moi-même j’étais un « représentant » d’un certain « ordre médiatique » qui polarise le débat.
« Vous êtes un idéologue immigrationniste »
L’échange qui suit est similaire, et en même temps un peu plus difficile. Il me qualifie d’abord « d’idéologue immigrationniste ». La logique binaire est clairement présente. Il me parle par ailleurs de choses que des citoyens « voient et subissent ».
Comme je ne vois honnêtement pas ce qui le préoccupe, je lui demande de m’expliquer. D’abord, comme notre premier intervenant, il apparait qu’il se sent stigmatisé par ma série de tweets, comme si je le qualifiais de « beauf ignare raciste ». Il se sent « méprisé » et parle d’une « rengaine culpabilisante » et d’un « chantage au racisme ». Il effleure par ailleurs la question de l’antisémitisme, qui est un autre problème.
Là également, j’ai d’abord commencé par clarifier ma posture et l’objet de ma série d’articles.
Je tente une reformulation appuyant mes propos précédents : justement, cela me semble inefficace, voire contreproductif sur certaines dimensions, de répondre à la caricature et au simplisme par des procédés du même ordre.
Cela ne semble pas suffisant. L’intervenant illustre son point de vue en critiquant les dénonciations simplistes dont il se sent victime notamment dans les caricatures que j’ai partagées, ou encore dans des émissions comme celles animées par Yann Barthès (Quotidien sur TMC, et précédemment Le Petit Journal sur Canal+, dans lequel des beaufs fachos parmi les militants FN étaient en effet régulièrement moqués).
Plus loin, il distingue explicitement la critique de l’immigration et de ses conséquences du racisme et de la haine. Il mentionne également un point très important lorsqu’il me demande « Il ne vous vient pas à l’esprit que les gens souffrent effectivement de l’immigration ? ».
Il me parle de souffrance, et c’est ok. Je pourrais le reprendre pour le faire nuancer, reformuler : certains citoyens souffrent de certaines conséquences des défaillances de la politique migratoire et/ou de la politique d’intégration sociale. Je choisis de ne pas jouer sur les mots. Parce qu’il me parle de souffrance, et ça, c’est audible. Je peux entendre quelqu’un qui me dit qu’il trouve une situation frustrante ou injuste. C’est ok d’avoir peur, d’être fâché, révolté, triste ou découragé. Ce contre quoi je lutte, c’est le glissement souvent injustifié de « je souffre » à « ces gens sont nos ennemis ».
Plus loin, il se dit lassé. Il me parle de tristesse. Il me parle là de trucs totalement audibles et je peux tâcher de me mettre à sa place quand je lis ça.
> Lire aussi Aimez, indignez-vous, partagez, réagissez… : les injonctions émotionnelles (2016)
Il est possible de reconnaître qu’une personne s’estime lésée par une politique économique et sociale en restant toutefois ferme dans la lutte contre les discours et actes haineux. Cela s’appelle faire la part des choses. Il importe de distinguer les émotions et les préoccupations de fond des actes et discours intolérants.
J’insiste sur la clarification en reprenant ses propos (ne serait-ce que pour le public de cet échange).
J’en profite pour mettre l’accent sur le fait que les propos « réducteurs » qui généralisent à outrance sont très désagréables à subir. Je pointe enfin la difficulté de répondre au simplisme par autre chose que le simplisme. Effectivement, à la base, mon dossier de lutte contre les discours haineux s’adresse à des personnes qui sont « du même avis que moi ».
Comme le premier intervenant, celui-ci finit par afficher une posture plus ouverte. Là encore, j’ai tâché de garder une posture qui clarifie ce que je pense sans « attaquer » mon interlocuteur, en le réduisant par exemple à un crétin fasciste. Je ne crois pas que nous soyons totalement d’accord entre nous à la fin de cet échange (par exemple, je crois qu’il surévalue la place de l’antisémitisme parmi les migrants, même s’il y en a), néanmoins je suis convaincu que le dialogue est possible avec cette personne. En dialoguant, nous pourrions peut-être tomber d’accord en l’amenant à clarifier les faits concrets auxquels il est confronté et qui le préoccupent, tout en examinant les différentes « causes » et les pistes de solutions aux problèmes qu’il rencontre. Cela prendrait vraisemblablement du temps, mais là encore, je pense que l’on peut adoucir progressivement une posture qui à la base s’oppose à mon post de manière apparemment très frontale, et ce sans nécessairement lui donner raison quant à tout ce qu’il affirme.
« Si tu refuses les réfugiés, tu es un bidochon illettré et facho »
De nouveau, un cas de figure similaire ici. Une personne cite mon tweet en écrivant : « Si tu refuses les réfugiés, tu es un bidochon illettré et facho ».
Un autre intervenant m’écrit « mépriser vos contradicteurs ne vous mènera nulle part », en citant des caricatures de Kroll et de Nawak auxquelles je renvoie dans mon dossier. Je lui réponds en précisant que je n’ai aucunement l’intention de mépriser qui que ce soit.
Pendant cet échange, mon interlocuteur me dit « vous ne vous adressez qu’à ceux qui pensent comme vous ». Il n’a pas totalement tort au niveau de mon dossier pour lutter contre les discours de haine. En effet, ce dossier est construit comme un panorama critique des initiatives pour enrayer de tels propos. Si j’avais voulu écrire un dossier « grand public » pour parler d’immigration, par exemple, j’aurais écrit totalement autre chose, me serais basé sur différentes sources spécifiques, etc.
Cependant, si je m’adresse effectivement à « ceux avec qui je suis d’accord » dans ce dossier, j’y recommande justement de « faire droit à la vérité de son interlocuteur » et j’explique les aspects contreproductifs et en contradiction performative de certains discours qui se disent tolérants, par exemple. J’assume et clarifie par la même occasion l’usage du mot « gerbant » en affirmant que si les discours haineux me donnent la nausée, je peux distinguer les préoccupations (acceptables) des personnes de leurs propos fachos (inacceptables tant sur le plan des faits que sur le plan moral).
A ce stade, ces réactions d’individus qui m’accusent de les traiter de beaufs fachos parce que je relaie des caricatures m’amènent à tirer les constats et enjeux suivants :
- Plusieurs d’entre eux n’ont vraisemblablement pas lu mon article avant d’y réagir. A la base, celui-ci est relayé et raillé par un « influenceur » de la « fachosphère ». Les personnes qui me répondent se basent sur un thread dans lequel je relaie des caricatures illustratives.
- Les commentaires montrent que les stratégies simplistes et binaires de lutte contre le racisme « nous contre eux » peuvent être contreproductives.
- Ces commentaires montrent également que personne n’aime être réduit aux comportements de certains individus. Les intervenants ne souhaitent pas être la cible de réductionnisme et de généralisations abusives. Cela me semble être un bon levier pour lutter contre ces dynamiques.
- Etant donné que je ne dis nulle part que j’associe ceux qui parlent d’immigration à des beaufs fachos (je me prends aux amalgames et à tous les discours de haine), j’ai tout de même envie de citer cette phrase de L’Avare de Molière : « qui se sent morveux, qu’il se mouche » ! Il se peut à mon sens que certaines réactions soient en partie guidées par une forme de dissonance cognitive. Certains individus se rendent bien compte que ce qu’ils soutiennent pose problème au niveau moral. Néanmoins, ils ne parviennent pas à résoudre cette dissonance cognitive en distinguant leurs préoccupations légitimes des amalgames haineux. Je ne dis pas que c’est le cas de nos trois intervenants ci-dessus.
« Qui va payer ? »
L’intervenant qui suit nous aborde dans un premier temps de manière ironique, mais sur le fond. Il sous-entend que les arguments selon lesquels l’immigration peut engendrer des conséquences positives en termes économiques sont faux (je ne relève que cet argument dans la suite). Là encore, je crois déceler là une préoccupation légitime, qui est celle de la ghettoïsation de certains quartiers. C’est un fait observable, et en même temps un exemple ne fait pas une règle. Autrement dit, en logique, ça ne s’oppose en rien avec l’affirmation qu’il prétend réfuter.
Je mentionne d’autres faits appuyant un possible effet positif sur l’économie (sachant que ceux-ci peuvent être nuancés dans un débat de fond). S’ensuit une association d’idées dont je ne saisis à vrai dire toujours pas la logique interne. L’auteur joue sur les mots et procède à ce que j’appelle des « querelles sémantiques ». Je dis que si l’on donne un marteau à une personne, cet individu peut faire une tâche qui nécessite un marteau, il fait comme si je prétendais qu’on ne connait pas le marteau en Afrique. Je lui dis qu’un individu peut produire des richesses dans un contexte A et pas dans un contexte B, et il travestit mes propos en disant que des individus ne produisent pas de richesse en omettant la question du contexte.
Nous assistons ici à des failles béantes en termes de logique et de raisonnement. La personne n’arrive visiblement pas à prendre en compte la notion de contexte, ce qui, je crois, est un point commun dans les attitudes dogmatiques (voir tout de manière univoque, sans nuance, sans prendre en compte les circonstances).
Vient tout de même dans cette première séquence une question qui sera répétée pas moins de cinq fois en tout : « qui va payer » ?
Là encore, je crois qu’il y a des préoccupations qui peuvent être entendues. Cette personne est inquiète parce qu’elle juge (de manière en grande partie erronée à mon sens, mais c’est une autre question) que la situation économique est désastreuse et qu’il n’est pas possible d’investir de l’argent dans l’accueil de migrants. Derrière le « qui va payer ? », il y a l’angoisse « c’est moi qui vais devoir payer », ou en tout cas le « je ne veux pas payer ». Je peux me mettre à la place d’une personne qui a peur de ne pas pouvoir « joindre les deux bouts ». Si ça se trouve, et sans faire de psychologie de comptoir, cette personne doit déjà payer pour ses enfants ou autres, a du mal à assurer ses charges pour se loger, et elle imagine qu’elle va devoir payer le même montant pour on-ne-sait-combien de personnes (elle parle de « populations entières »).
Je prends dès lors d’abord le pli d’acter cette inquiétude, tout en exposant là encore mon point de vue selon lequel la réalité est plus complexe que cela. Je me montre également ouvert sur les questions de fond : nous pouvons débattre de politique.
Cette personne change ensuite d’arguments en mentionnant notamment la délinquance et le terrorisme islamiste.
Là encore, il y a à la fois :
- des inexactitudes et raccourcis implicites sur le plan logique et factuel. J’aurais pu argumenter dans plusieurs directions. Sur la délinquance, la criminalité et la tentation du terrorisme islamiste, il y a par exemple la question « de l’oeuf et de la poule » (erreurs de causalité). Sont-ils tentés par le terrorisme et la délinquance avant d’arriver ici ou développent-ils ces tendances après avoir été confrontés à de l’exclusion et du racisme ? Quid de la ghettoïsation mentionnée plus haut ? Je ne dis pas que ceux qui commettent des actes de délinquance ne sont que les « victimes » d’un système d’intégration défaillant, mais qu’il est possible que ce système favorise de tels comportements. Par ailleurs, il est faux de laisser entendre que toutes celles et tous ceux qui arrivent dans nos pays sont concernés : la personne me parle de cas certes problématiques, et en même temps minoritaires (généralisation abusive) ;
- des préoccupations, des inquiétudes sur base d’exemples concrets.
De nouveau, je prends le pli de me concentrer sur la perception de mon interlocuteur plutôt que sur une pure réfutation factuelle de ses propos. Je reconnais qu’il y a des cas problématiques et que justement, à mon avis, on peut enrayer ces phénomènes d’autant plus efficacement quand on fait la part des choses.
Récemment, j’ai lu deux articles selon lesquels, d’une part, dans les tueries de masse, l’assaillant est presque toujours un homme et, d’autre part, les « comportements virilistes » sont une des causes du harcèlement scolaire. On pourrait en déduire que le problème vient des hommes et de leur masculinité, et par exemple tous les castrer, les mettre en prison ou les expulser. Une autre manière de voir le problème est de se demander ce qui, dans le système tel qu’il est, favorise de tels comportements. C’est réducteur et stupide de déduire que « hommes => harcèlement et tueries de masse ». On peut par contre explorer les idéologies de genre, par exemple.
« Vous qui êtes si généreux, avez-vous accueilli des réfugiés chez vous » ?
Toujours dans la série des arguments fallacieux, le traditionnel « si t’es si généreux, pourquoi tu les accueilles pas tous » ? Une version relativement modérée m’est opposée ci-dessous.
D’emblée, comme par rapport à la question « qui va payer ? », j’infère une préoccupation « économique » chez mon interlocuteur. Il ne commence pas en discriminant la population concernée, mais en me parlant implicitement de la question des ressources.
Il répond d’ailleurs dans un premier temps sur la question des « richesses » et de la dette : « nous sommes endettés ». Là encore, pour moi, le « nous sommes endettés » n’implique pas « donc nous ne pouvons pas les accueillir ». Il faut questionner la dette et le système qui en est arrivé là.
Dans une seconde partie de l’échange, l’interlocuteur questionne aussi le statut de « réfugiés de guerre » des migrants, en sortant notamment un nombre que je n’ai pas pris la peine de fact-checker. J’oscille ici entre nuance de ce qu’il dit et reformulation de la « part factuelle » de son propos.
Un autre intervenant (en bleu ci-dessus) amène des pistes explicatives supplémentaires. Ces pistes sont balayées d’un revers de la main et l’auteur, de nouveau dans une « logique » qui lui est propre, en revient à sa posture initiale, que l’on pourrait synthétiser schématiquement de la sorte : « la plupart des migrants sont des hommes, donc ce sont des migrants économiques qui viennent profiter des richesses de la France, or la France est endettée, donc nous devons les empêcher de venir ».
A mon sens, il était important à ce stade de rétablir les faits et d’insister sur la faille de raisonnement dans cette affirmation (« ce sont des migrants économiques qui viennent profiter des richesses de la France » est ici utilisé comme une pétition de principe, et les autres affirmations sont à penser dans leur contexte). Je parle de mon rapport à la guerre et du fait qu’en réalité pas mal de migrants sont vraisemblablement dans l’optique de venir « refaire une vie » et donc de trouver du travail. Je mentionne en outre des contre-exemples en ce sens et conclut en soulignant « la nécessité de penser une politique d’intégration qui ne se fasse pas au détriment du citoyen lambda ».
« Lol, les arguments à deux balles »
« Lol, les arguments à deux balles ». Ce tweet émane de Skippy, le « grand gourou » qui m’a permis de discuter avec plusieurs de ses followers. Il est intéressant de noter que j’avais préalablement bloqué cet individu. Il lui était donc impossible de voir mes tweets, à moins de se connecter avec un compte secondaire, par exemple (pratique très répandue chez les militants sur Twitter).
Je me suis contenté de répondre ceci en-dessous de son tweet, non tant pour lui (qui ne le verra peut-être d’ailleurs pas) que pour montrer une ouverture envers ses followers ouverts : « et cette contre argumentation est vachement plus fouillée, chapeau ! C’est tellement plus courageux et intelligent de rameuter ses fans. Heureusement, parmi eux, il y en a qui sont ouverts à une vraie discussion de fond, avec de vrais arguments et de la nuance ».
« Vous êtes dans la nuance… en surface seulement »
L’intervenant suivant s’attaque lui aussi dans un premier temps à la rhétorique qu’il perçoit dans mes tweets. Il me reproche notamment de répondre à la caricature par la caricature.
Dans cet échange, je mentionne également les extraits suivants :
Il semble que les stratégies de dénonciation (voire d’humiliation) ne fonctionnent pas toujours bien face aux propos haineux ou identitaires. Elles peuvent être contreproductives, amener à se perdre dans des querelles sémantiques, voire carrément reproduire à l’envers la logique identitaire de son adversaire et créer des camps.
Je pense qu’il faut réhabiliter la complexité et le dialogue nuancé face aux discours simplistes et à la haine. Il semble opportun de valoriser une compréhension en profondeur face à des attitudes de rejet, voire de violence. Ceci suppose à mon avis des mesures sociales qui dépassent le cadre interpersonnel, entre autres au niveau éducatif.
Des limites de ces postures
Cependant, parfois, ils en restent à de l’émotionnel, à de la réactivité, et procèdent eux aussi de manière fortement identitaire (« nous nous distinguons fortement de ce eux, de ces gens-là, ces haineux-là : ils n’ont rien à voir avec nous »). C’est le cas par exemple des « groupes de dénonciation » ou des « statuts passionnés » que l’on peut croiser sur les réseaux sociaux, allant du renversement de position haineuse (« ces gens méritent de mourir ») à d’autres généralisations abusives (« l’humanité est vraiment pourrie ») en passant par de l’auto flagellation (« j’ai honte de ma communauté »). Ils peuvent aussi être mal compris, surtout lorsqu’il s’agit d’ironie, de second degré.
[…]
Dépasser l’émotion « brute » et les schémas identitaires
S’il s’agit de faire entendre raison à des individus qui tiennent des propos haineux, qui font des « camps » et qui réagissent émotionnellement en dépit des faits et de la logique, alors il me semble inadéquat d’en rester uniquement à un stade « émotionnel » et « binaire », qui distingue juste les « bons altruistes » (« nous ») des « méchants haineux » (« eux »), et qui reproduit d’ailleurs une logique identitaire. Il s’agit de dépasser le simplisme pour faire droit à la complexité, à la nuance.
Bref, l’indignation et la dénonciation demeurent des manières de conforter une prise de position, mais ils n’entravent pas efficacement la montée de la haine, surtout lorsqu’ils reproduisent les schémas simplistes, ou encore qu’ils demeurent cloisonnés à l’émotion « brute ».
Lutter contre la haine de l’autre : s’indigner et dénoncer ne suffisent pas (premier article du dossier)
L’auteur de l’interpellation fait visiblement l’effort d’aller lire – au moins en partie – mes articles. Ci-dessous, il illustre parfaitement le biais de confirmation en épinglant des extraits qui confirment son opinion préalable selon laquelle je suis quelqu’un de « fermé » et mon argumentaire n’a pas de grande valeur, est incohérent et se contredit :
J’explicite ma posture pour discuter. Nous évoquons le débat sur la censure des propos haineux (ici, racistes) sans toutefois rentrer vraiment dans le fond du sujet. Comme les trois premiers intervenants, l’auteur se dit « victime » de discours de haine en se comparant à des minorités discriminées, les accusant d’ailleurs d’être elles-mêmes haineuses (« le raciste, c’est l’autre »).
Mon interlocuteur procède ensuite à quelques autres arguments fallacieux, comme par exemple m’attribuer une idéologie en fonction de ma classe sociale supposée. Cela n’a pas de grand intérêt, si ce n’est que je prends le pli de continuer à discuter en me basant sur quelques éléments factuels concrets, tout en affichant une ouverture pour discuter.
Je ne parviendrai toutefois pas à ébrécher des certitudes bien ancrées à l’avance. Pour cet intervenant, nos idées sont et resteront inconciliables : je « défends les migrants » avec des arguments qui ne tiennent pas la route. On est à la fois dans un dialogue de sourds dans lequel avoir raison importe plus que la véracité des faits (« la discussion, c’est la guerre ») et dans un simulacre de débats où les échanges portent davantage sur des postures et accusations que sur le fond.
« Je t’enc… bien profondément »
Je ne serais pas complet si je ne mentionnais pas aussi des échanges moins constructifs. En voici l’un d’entre eux.
Une personne cite cette caricature de Kroll en disant « Je suis d’accord avec tous ces arguments ». Sous son tweet, je commente : « Vous êtes un bel humain ». Il me répond alors :
Dans, Pour une éthique de la discussion (2013), j’écris que je pense qu’il y a des « règles du jeu » si l’on veut qu’une discussion soit constructive. Il y a des « conditions de possibilités » qui, si elles ne sont pas réunies, font que le dialogue est compromis :
Si on ne respecte pas les règles du jeu, on ne joue pas, tout simplement. Admettons que je change la règle des échecs, qui veut que le Fou se déplace uniquement en diagonale. Désormais, je l’autorise à se déplacer comme la Reine. Si je procède de la sorte, alors je ne joue plus aux échecs, mais à un autre jeu.
Cela a une importance, dans la mesure où définir des règles du jeu, c’est définir une zone spécifique, ainsi qu’un à-coté de cette zone, un lieu extérieur à celle-ci. Cet extérieur, c’est précisément le « hors-jeu », ce qui n’est pas dans le jeu, et qui donc ne répond pas à ses règles.
Lorsqu’un comportement méprisant / de rejet (dont ceux issus d’idéologies, de dogmatismes et relativismes, contraires aux principes de pluralisme, de pragmatisme, de perspectivisme, etc.) advient, on ne joue donc plus. Il n’est plus question de règles d’une discussion authentique, étant donné qu’il ne s’agit plus réellement de discussion.
C’est la raison pour laquelle, en quelque sorte, je propose un principe qui consiste à « rejeter le rejet », à « mépriser le mépris ».
Plus loin, je précise :
« Ces règles du jeu peuvent paraître relativement contraignantes. Une objection recevable à cette proposition philosophique consiste à relever le fait que la connaissance (en sciences ou à un niveau individuel) a parfois progressé suite à des luttes, des échanges musclés, des conflits, des heurts et des chocs. Or, il est important de souligner que les règles du jeu peuvent aller jusqu’à tolérer un climat de joute verbale, d’autant plus dans la mesure où très régulièrement, la discussion, c’est la guerre. Moi-même, j’apprécie de me livrer à des exercices rhétoriques, d’échanger des arguments (des « coups ») ainsi que d’être poussé dans les limites de mon raisonnement. J’apprécie d’être critiqué sur le fond de ma pensée et de devoir me justifier. Selon moi, l’une ou l’autre figure de style ou provocation n’est pas nécessairement contraire au bon déroulement de la discussion ».
Le simulacre d’échange s’est arrêté là.
« Crétin, gauchiste bobo, idéologue, vous aurez la guerre » !
Je termine par un autre échange plutôt « négatif ». Dans celui-ci, l’intervenant procède à plusieurs attaques ad hominem. Bien qu’il évoque plusieurs thèmes de fond (de manière totalement déstructurée), et malgré mes tentatives dans le même sens que dans les autres échanges, l’auteur garde une posture qui n’est pas propice à l’échange. C’est la seule personne que j’ai fini par bloquer.
Avant même de m’interpeller, l’auteur s’était fendu d’un tweet en réponse à son « gourou ».
Dans le tweet suivant, il m’interpelle en mentionnant les chômeurs et les pauvres. Je n’ai pas relevé le montant des aides sociales (qui en 2010 représentaient « 427,5 milliards d’euros, soit 22 % du PIB »).
J’ai souri par la suite de l’ironie de la situation où le type m’accuse d’être une « merde planquée » alors qu’il tweete derrière un pseudo et avec une photo de profil sur laquelle on ne voit pas son visage.
Ma posture est ici moins dans l’écoute et l’empathie, et davantage dans le rétablissement des faits et les clarifications.
L’auteur ressasse pour la deuxième fois un argument évoqué plus haut.
A ce moment-là, je choisis de tester une posture plus empathique, en tâchant de reformuler ses propos et de mettre des mots sur ses préoccupations.
Cet essai d’empathie est un coup dans l’eau. L’homme me relaie dans la foulée une « info » (de Valeurs Actuelles…) qui monte en épingle un faits divers commis par une personne d’origine étrangère en écrivant « mdr » en guise de commentaire.
L’auteur mentionne en réponse une « propagande sur les migrants » (oui oui, vous avez bien lu). J’espère que ce riche lobby des migrants va me rémunérer pour mon article, d’ailleurs !
Il termine en répétant en boucle ce qui lui sert d’idée… En mentionnant par ailleurs son handicap. Un autre point d’accroche possible ? Je lis les propos de quelqu’un d’angoissé par l’arrivée de « millions » de personnes dans un pays où les aides sociales – dont il profite en tant que personne handicapée – représentent une part de budget importante. Peu importe en ce qui me concerne : j’ai beau apprécier parfois les joutes oratoires, je me passe de me faire insulter par un inconnu.
Non content de ne pas avoir le dernier mot, Monsieur Courage se fend d’une espèce de menace ou avertissement (je ne sais pas trop comment le prendre), en parlant comme le font si bien nombre de politiques au nom de « les Français ».
Je vous épargne les deux ou trois tweets auxquels je n’ai pas répondu, qui étaient à la fois ouvertement haineux et à la fois tellement loin dans l’idéologie (de type « grand remplacement », par exemple).
Que retirer de cet exercice rhétorique ?
Je suis sorti assez mitigé de ces échanges, et il serait à mon avis insignifiant d’en tirer des conclusions sur ses effets ou sur des « recettes » pour « convaincre ». Certaines personnes sortent de l’échange en se montrant ouvertes, d’autres campent sur leurs positions. Il est probable que les personnes plus « ouvertes » l’étaient déjà avant de discuter avec moi, et de même pour les personnes « fermées ».
D’un autre côté, toutes ces discussions illustrent parfaitement des lacunes et des enjeux de la lutte contre les discours de haine.
Clairement, je crois que certains discours moralisants et simplistes, y compris chez des gens qui défendent des idées auxquelles j’adhère (ceux à qui mes articles s’adressent, à la base), n’est clairement pas une bonne stratégie. C’est typiquement ce que dénonce aussi Un Odieux Connard. Pour moi, une posture de désapprobation peut être efficace, mais elle doit s’accompagner de pédagogie et d’une ouverture aux « réalités » de l’autre. Si l’on se contente de dire que « la haine, c’est mal », même les tenants de ce parti-pris peuvent se trouver démunis lorsqu’il s’agit de le défendre.
On le voit bien aussi, même s’ils sont nécessaires, les faits ne suffisent pas. On est dans un domaine dans lequel « à chacun ses faits ». Il s’agit aussi d’une question de posture et de « compétences » en logique et en raisonnement.
J’ai choisi au maximum de clarifier ma posture et d’opérer des distinctions sans accuser mes interlocuteurs d’être des « méchants ». Je ne suis pas avec eux, mais je ne suis pas contre eux non plus, et ce bien que je suis en désaccord avec des choses qu’ils me disent. Cela passe par une forme d’écoute et de compréhension, de dialogue.
Il n’est toutefois pas toujours possible de discuter de manière constructive, et c’est assez énergivore. Jusqu’où faut-il tolérer l’intolérance, au risque de se voir un jour muselé par elle ? Je pense avoir ici tenté le maximum avant de finalement bloquer – et signaler – un interlocuteur.
Enfin, tout cela nous montre que les initiatives individuelles ne sont vraisemblablement qu’une goutte d’eau face à la gigantesque problématique que les discours de haine recouvre. Inégalités sociales, emploi, intégration, éducation, citoyenneté, distribution des richesses et allocation des ressources, rapport à la religion, etc. Ce sont des phénomènes complexes ! Il s’agit donc d’enjeux de société globaux.
Différents médias ont été accusés ici de sombrer facilement dans la caricature.
Si les supporters du FN s’estiment fortement victimes de propos caricaturaux et simplistes à cause de Yann Barthès, que dire des nombreuses interventions de chroniqueurs ou pseudo-philosophes qui occupent le devant de la scène médiatique en cassant de l’étranger ? Que dire des centaines de unes d’une certaine presse papier sur les migrants, l’Islam, etc. ? Quid de ces JTs qui ne cessent de parler de faits divers morbides, de criminalité et de terrorisme ? Moi qui aime la nuance, je suis triste de dire que je suis de plus en plus persuadé qu’une forte exposition aux JTs sur France Télévisions est corrélé à des formes plus ou moins développées de racisme. Quid de ces sites et forums mono-idéologiques dans lesquels se côtoient infos et intox toutes orientées sur le même sujet ?
Il est plus que temps de responsabiliser les titres de presse ou encore des forums ou médias sociaux en ligne, et non seulement en développant des plateformes de signalement ou de censure. Ils ont à mon sens un rôle pédagogique à prendre également.
Mentionnons également la « langue de bois » et le populisme des politiciens pour qui trouver un bouc émissaire, un ennemi, est souvent beaucoup plus facile que de rendre compte des questions de fond. Ce phénomène étant favorisé par un système médiatique pour qui le buzz est parfois plus important que le fond. Un bon clash chez Ruquier pour faire de l’audience vaut mieux qu’une explication ronflante de phénomènes complexes. Les politiciens doivent également faire leur état de conscience. De surcroit, si les citoyens se sentaient suffisamment en sécurité, dans un Etat qui comble leurs besoins, sans inégalités, seraient-ils aussi hostiles à l’accueil de personnes étrangères ?
Le public, malheureusement, a l’air d’en redemander. L’éducation a un rôle à jouer également. La critique des sources, l’apprentissage de la logique et des modes de raisonnement valides, l’aptitude à comprendre la perspective d’autrui, l’analyse critique des médias… A quoi cela sert-il de former des individus employables très performants au niveau technique s’ils sont incapables de vivre ensemble sans haine ?
La justice, dépassée par le raz-de-marée des commentaires haineux, a également un rôle à jouer, de même que les nombreuses associations de terrain ou encore les acteurs de la recherche.
Face à un phénomène complexe, des mesures solides et systémiques doivent être proposées. Dans le cas contraire, des « petits débats » comme ceux que j’ai vécus sont condamnés à se suivre et à se ressembler, sans jamais rien changer.
Lutter contre les discours de haine : ressources et bibliographie
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