« Je voudrais qu’on arrête d’être sûr d’un truc qui n’existe pas : la vérité » (« Et tout le monde s’en fout #15 – La vérité »). Cette vidéo fait écho à des dictons populaires simples permettant généralement de couper court à des débats : « il n’y a pas de vérité », « la vérité est basée sur des croyances, et donc elle est purement subjective », « à chacun a sa vérité » (*). Quelle est la validité de ces affirmations ?
Dans la vidéo « Et tout le monde s’en fout #15 – La vérité », l’auteur nous expose plusieurs arguments supposés remettre en cause la vérité.
L’un des plus solides repose sur le fonctionnement de la cognition humaine. Il s’agit d’une posture constructiviste qui consiste à dire que le sujet connaissant a un rôle actif dans la construction de ses connaissances. Il pointe des biais cognitifs, entre autres le biais de confirmation (d’hypothèse), et illustre combien nos représentations préalables (nos préjugés et nos opinions, par exemple) peuvent influencer nos perceptions, et de ce fait ce que nous croyons vrai, ce que nous considérons être des certitudes.
Qu’est-ce que le constructivisme ?
Un autre argument en faveur du relativisme se situe dans la remise en cause historique de ce que nous croyions savoir, y compris d’un point de vue scientifique. A une certaine époque, la majorité des êtres humains pensait que la Terre était plate et était au centre de l’Univers. Les révolutions scientifiques dans la physique, notamment, sont souvent évoquées (parfois de manière fallacieuse, sur base d’une mauvaise interprétation de la théorie de la relativité ou de la physique quantique, par exemple) pour justifier que la science relève elle aussi de la croyance, qu’elle ne permet pas de parvenir à des connaissances indubitables.
L’objectivité et la neutralité sont-elles possibles ?
Notons qu’il y a aussi un glissement sémantique dans la vidéo – et en général dans la rhétorique relativiste – où ce qui est attaqué n’est plus tant la vérité en tant que telle que son statut de « certitude » à travers son caractère « indiscutable ». En ce sens, il s’agit d’une argumentation contre les postures dogmatiques. Le dogmatisme est la doctrine selon laquelle l’être humain peut aboutir à des certitudes, marquées par leur incontestabilité (des dogmes, qu’ils soient idéologiques, religieux…). Or, même en sciences, justement, la notion d’incontestabilité a peu de sens : des nouveaux paradigmes, des nouvelles théories ou des nouveaux modèles explicatifs ont au contraire permis à la science de progresser, par exemple. Dans les communautés scientifiques, y compris en sciences de la nature, la discussion entre pairs et le débat ont toute leur place, et souvent ils consistent à prendre la juste mesure des théories (à part dans les milieux scientistes). Au contraire, les dogmes s’imposent comme les seules vérités dignes de ce nom, de manière absolue. Les relativistes critiquent, souvent à raison, la posture dogmatique qui ne permet pas de discuter des vérités, de les mettre en perspective et d’en prendre la mesure.
Questions d’épistémologie – Pouvons-nous connaître le réel ?
Enfin, nous relevons un quatrième argument en faveur du relativisme. C’est le plus radical, mais également le plus abstrait : d’un point de vue métaphysique, chaque affirmation repose sur des postulats que nous ne pouvons prouver sans postuler d’autres affirmations. Concrètement, si nous voulons tenir un discours sensé sur le réel, nous sommes obligés de postuler notamment que nous existons (j’existe), que le monde extérieur à notre esprit existe, et encore que nous sommes capables de percevoir ledit monde extérieur de manière à en dire des choses plus vraies que d’autres. Cela peut sembler évident, mais nous pourrions très bien au contraire envisager que nous sommes des cerveaux dans une cuve, que nous vivons dans une simulation (Matrix, Les Sim’s…) pleine d’illusions… Et c’est une gageure de prouver le contraire.
Vérité et épistémologie : liste des articles
Nous « relativisons » déjà ces considérations :
Ce n’est pas l’adhésion ou non à une thèse métaphysique qui en fait un dogme en soi, mais son caractère incontestable, et donc le rapport entre les individus et la croyance. Ce qui est remis en cause, c’est la notion de certitude absolue, qui serait indépendante de notre langage (un cadre conceptuel particulier, un échange intersubjectif) ou de notre condition d’être humain percevant.
Il n’est donc pas nécessairement question de conclure qu’il n’y a pas de vérité, mais de cerner la distinction entre une chose que l’on tient (provisoirement) pour vraie (avec ou sans preuve), c’est-à-dire une croyance, et une évidence indiscutable, dont personne ne pourrait ou ne devrait douter, voire qui devrait s’imposer à tous comme seule certitude possible.
Les dogmatismes reposent sur des postulats, c’est-à-dire des propositions que l’on choisit de tenir pour vraies, auxquelles on choisit de croire (par exemple, notre propre existence, l’existence du monde ou encore le fait que nous ne sommes pas dans un monde d’illusions).
Il suffit qu’une personne émette un doute pour que quelque chose ne soit pas une évidence. Personne n’a à ce jour prouvé de manière tangible que les individus qui adhèrent aux doctrines précitées ont tort, tout comme personne n’a à ce jour prouvé qu’ils ont raison (sans devoir recourir à un ensemble de postulats). La question peut donc toujours être discutée. Il demeure bien entendu possible de se mettre d’accord sur un ensemble de postulats qu’il est plus ou moins utile de discuter ou non.
Par ces réflexions, ce qui est remis en cause, c’est le caractère « indiscutable » des positions dogmatiques, et non la vérité des affirmations défendues.
Questions de vérité – Questions d’épistémologie
Des limites d’un relativisme radical
Malgré ces arguments a priori en faveur du relativisme, un examen approfondi de cette perspective révèle plusieurs limites profondes. Avant de les exposer, et contrairement à la vidéo « Et tout le monde s’en fout #15 – La vérité », mettons-nous d’accord sur les mots que nous utilisons ici (avant de dire qu’un truc existe ou non, il est important de voir de quoi on parle, non ?).
Le relativisme représente une manière de répondre à la question « Pouvons-nous connaître le réel » ? C’est la doctrine selon laquelle toute vérité est relative. Sous sa forme radicale, il dit qu’il n’y a aucune vérité. Nous ne pouvons pas dire des choses plus vraies que d’autres sur la réalité.
La vérité peut quant à elle être entendue d’au moins trois manières différentes :
- La vérité vue comme adéquation ou correspondance : si le discours correspond à des états du monde, au réel, alors il est vrai. Nous évaluons ici l’adéquation entre les représentations (par exemple, les mots) et le monde (les « faits »). Exemple : la phrase « le chat mange » est vraie si effectivement le chat mange, en réalité. L’expérimentation scientifique, l’enquête judiciaire ou encore le « fact checking » journalistique cherchent à valider ou non l’adéquation entre les discours et le réel.
- La vérité vue comme cohérence (logique) : le discours respecte des « règles » de validité logique, il est cohérent avec lui-même, ses raisonnements sont corrects. Nous évaluons ici la cohérence intrinsèque du discours, sa validité logique, sa solidité argumentative. Exemple : l’énoncé « si le chat mange, alors le chat mange » est vrai. Les mathématiques ou la logique formelle fonctionnent – entre autres – selon ce modèle.
- La vérité vue comme consensus (pragmatiste) : une thèse fait partie ou non des thèses acceptées par une communauté donnée. Elle recueille l’assentiment, s’insère dans un cadre consensuel, en fonction de sa fertilité sur le plan pratique (on évalue le rapport entre les énoncés et les usagers : quel sens cela a-t-il ?). Exemple : « tout le monde est d’accord pour dire que le chat mange ».
Les arguments présentés comme en faveur du relativisme remettent éventuellement en cause la pertinence d’une certaine forme de consensus à l’égard de ce que nous considérons comme vrai à un moment donné. Ce n’est en effet pas parce que de nombreuses personnes croient qu’elles ont raison que c’est effectivement le cas. En revanche, la vidéo ne réfute aucunement l’idée de vérité en tant que telle. Au contraire, elle base même son argumentaire sur cette notion !
Nous développons ci-dessous que le relativisme est auto-contradictoire, intenable en pratique, dommageable au niveau moral et enfin il rejoint le dogmatisme.
En affirmant que « la vérité n’existe pas », on prétend dire la vérité
Autrement dit, dire que « toutes les positions se valent » revient à dire que la proposition « il y a des positions qui ont plus de valeur que d’autres » a autant de valeur que la proposition « toutes les positions se valent ». Son contraire a autant de valeur qu’elle-même, cette phrase ne « tient » donc pas. La proposition « toutes les positions se valent » se contredit donc elle-même.
Voici un autre développement du caractère auto-contradictoire du relativisme, sous sa formulation « il n’y a pas de vérité ».
- Si je dis la phrase « il n’y a pas de vérité », on peut se demander si cette phrase est vraie ou fausse.
- Si la phrase « Il n’y a pas de vérité » est vraie, alors elle se contredit elle-même : elle serait elle-même une vérité alors qu’elle dit qu’il n’y en a pas !
- Par contre, si la phrase « Il n’y a pas de vérité » est fausse, il n’y a pas de contradiction.
La phrase « il n’y a pas de vérité » ne peut donc être que fausse, sinon elle se contredit. Dans la vidéo, quand l’auteur dit « la vérité n’existe pas », il prétend en réalité que la phrase « la vérité n’existe pas » est vraie. C’est absurde, puisqu’il nous dit que la vérité n’existe pas. S’il n’y a pas de vérité, on ne peut rien affirmer de vrai…
Le relativisme est irréaliste en pratique
> Lire aussi Le problème du relativisme dans l’enseignement de la philosophie (2018)
Le relativisme et le dogmatisme sont deux facettes d’une même pièce
Dans la vidéo, l’auteur affirme d’ailleurs tout un tas de choses de manière relativement tranchée. Il se base d’ailleurs en partie sur des thèses scientifiques pour appuyer ses dires ! Celles-ci sont-elles indiscutables ?
Souvent, les personnes qui revêtent une posture dogmatique relèguent tout ce qui va à l’encontre de leurs croyances au relativisme. Exemple : si je crois que la seule certitude provient de la religion, alors tout le reste n’a aucune valeur…
Le relativisme est moralement dommageable
Des alternatives au relativisme
Pour les raisons évoquées ci-dessus, nous pensons qu’il est judicieux de quitter une posture relativiste « naïve ». Néanmoins, cela ne réfute pas certains fondements de cette posture. Survolons ensemble quelques alternatives qui en tiennent compte.
D’abord, le premier argument exposé en faveur du relativisme (« nos représentations sont le fruit de notre activité cognitive, et sont donc subjectives ») est utilisé pour justifier un constructivisme nominaliste, c’est-à-dire une forme de constructivisme qui conclut que puisque nos représentations sont subjectives, alors elles n’ont pas de valeur. Il s’agit d’une conclusion hâtive : ce n’est pas parce que nos idées, croyances ou théories sont des constructions humaines qu’elles ne sont que cela, qu’elles ne peuvent rien nous dire sur la réalité. En ce sens, nous pouvons accepter un postulat constructiviste sans toutefois en inférer une position nominaliste relativiste.
Qu’est-ce que le constructivisme ?
Ensuite, et de même, ce n’est pas parce que des vérités socialement et historiquement acceptées (consensus) ont été remises en cause qu’il n’y a aucune vérité. Si certaines thèses sont bien à prendre comme des approximations, elles n’en reflètent pas moins une réalité de manière plus ou moins fidèle. Concrètement, la physique newtonienne est toujours une fort bonne approximation de ce qui se passe… Et même les calculs de Galilée, Kepler ou encore Aristote avaient une certaine pertinence en tant que tentatives de descriptions du réel.
Philosophie des sciences : l’empirisme modal, par Quentin Ruyant
En outre, nous pouvons remettre en cause le statut de certitude d’une affirmation sans remettre en cause la vérité de ladite affirmation. Comme dit plus haut, ce n’est pas l’adhésion ou non à une thèse métaphysique qui en fait un dogme en soi, mais son caractère incontestable, et donc le rapport entre les individus et la croyance. Ce qui est remis en cause, c’est la notion de certitude absolue, qui serait indépendante de notre langage (un cadre conceptuel particulier, un échange intersubjectif) ou de notre condition d’être humain percevant. Autrement dit, nous pouvons acter à la fois l’idée d’une perspective humaine impliquant une discutabilité des thèses tout en admettant que certaines de ces thèses sont plus « vraies », utiles ou fertiles que d’autres pour connaître la réalité et agir en son sein (cf. pluralisme et perspectivisme).
Hegel – la pensée s’enrichit de la critique
Enfin, par rapport à l’argument selon lequel nos croyances (entendues ici comme ce que nous considérons comme vrai) sont basées sur des postulats métaphysiques, nous proposons l’alternative du pragmatisme.
Introduction générale : une philosophie de la « finitude »
Introduction au questionnement philosophique, entre doute et engagement
Le pragmatisme (Peirce, Putnam, Dewey, James) reconnait que certaines choses ne peuvent être démontrées sans recourir à des postulats. Elles impliquent l’expérience humaine (usages, perception, croyances…), ainsi que le recours à des langages humains, des systèmes de représentation particuliers, le tout dans une communauté humaine également. Elles ne peuvent donc être considérées comme des évidences absolues, déconnectées de l’être humain. Celles-ci font l’objet de croyances, d’actes de foi, ou du moins de confiance. Ce courant fait le pari d’en considérer certaines comme vraies (ou du moins, plus vraisemblables que d’autres) dans la mesure où si elles le sont effectivement, cela ouvre le champ d’action humaine possible. Il s’agit en somme d’un engagement. En particulier, les théories scientifiques sont acceptées en fonction de leur efficacité explicative / prédictive. La proposition du pragmatisme est de considérer vrai ce qui est utile, c’est-à-dire ce qui augmente le champ d’action humain.
Liens entre vérité et liberté
Pour terminer et prolonger la réflexion, revenons sur une de ses considérations majeures. Concrètement, il s’agit moins ici de discuter de l’existence ou de la non-existence des choses (métaphysique) que de la manière dont nous prétendons les connaître (épistémologie). La connaissance humaine est inséparable du sujet connaissant. Au lieu d’abandonner toute prétention à la vérité, nous estimons qu’il est possible de faire progresser le savoir. Or, pour ce faire, nous pensons qu’il y a des postures plus pertinentes que d’autres, « meilleures » finalement (éthique). Contrairement à l’incontestabilité dont témoignent tant le dogmatisme que le relativisme, nous estimons au contraire que la connaissance peut évoluer entre autres à travers le dialogue, la discussion.
Pour une éthique de la discussion
Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration »
Comment dialoguer de manière constructive ?
Une méthode d’analyse de contenu basée sur la philosophie : l’analyse des présupposés épistémologiques et éthiques
Mise à jour 2021/08/24 : le fil Twitter ci-dessous permet de prolonger et de situer la réflexion développée dans cet article.
Dans la continuité de cette discussion, je me dis qu'il n'est pas inutile de parler de relativisme et d'anti-intellectualisme. C'est parti. ⬇️ https://t.co/CNVrlOkzBz
— Vinteuil (Le Temps Perdu) (@Vinteuil_LTP) August 21, 2021
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[2020/08/30] Commentaire reçu sur Facebook : « J’ai lu en diagonal[e], mais l’article semble faire l’amalgame entre vérité personnelle et vérité universelle… si seule la vérité personnelle (et à l’instant T) existe, peut on parler de vérité ? Même un fait « des gens débattent sur Facebook », selon la vision de chacun « Facebook élargit notre audience » ou « les gens ne communiquent pas, ils sont isolés sur leur téléphone » peut-il représenter une vérité (universelle) ? Je ne crois pas. […] Je refuse le principe de vérité… Quelle vérité ? Chacun sa réalité, qu’est ce qui est vrai ? »
Ma réponse : « Bonjour, et merci pour ce commentaire. J’ai tendance à dire non pas qu’il n’y a pas de vérité, mais que tout est vrai dans une certaine mesure, ou encore que chacun a raison de son point de vue. Et d’accompagner cela par ceci : il y a des discours plus vrais que d’autres sur la réalité. Au lieu de dire « rien n’est vrai » – ce qui se contredit -, je propose, pour les raisons que vous exposez, de dire que tout est vrai, en un certain sens, d’un certain point de vue.
Vous prenez des exemples de perspectives complémentaires entre elles, et je pense que justement, la vérité sur la réalité – complexe – est sans doute un « mélange » pondéré de plusieurs points de vue. Je pense que la vérité s’enrichit de la diversité, du pluralisme et de la rencontre. Cela veut-il dire que tous les points de vue ont la même valeur ?
Si quelqu’un me dit qu’il peut m’envoyer des boules de feu avec ses mains, que « les blancs » sont meilleurs que « les noirs », qu’il faut frapper ses enfants pour les éduquer efficacement, que les femmes ne savent pas conduire ou encore que les chômeurs sont tous des fainéants ou encore que je peux sauter du 8e étage sans risque de me blesser parce que la croyance dans la gravitation n’est qu’un point de vue parmi d’autres, je peux l’écouter et tacher de comprendre les raisons qui lui font dire ou penser cela, mais prétendriez-vous que ses phrases ont autant de valeur que les discours inverses ?
Personnellement, je ne le crois pas. Toutes les vérités ne se valent pas. L’article dont il est question ici se garde bien de dire qu’il y a des vérités absolues, au sens d’indiscutables sur le plan « universel » (prétendre qu’il n’y a pas de vérité absolue, c’est prétendre à une vérité absolue, d’ailleurs… Cf. aussi cet article discutant de la phrase « La Terre est ronde »). Je pense que l’on peut se mettre d’accord en dialoguant, dans une optique constructive et coopérative. Cela implique notamment de se décentrer de son point de vue, de faire office d’empathie, choses qui vous tiennent à cœur à mon avis si vous me permettez de m’avancer sur ce point (corrigez-moi si j’ai tort).
Je vous rejoins sur le fait qu’il est désormais communément admis qu’il n’y a pas de connaissance ou d’apprentissage sans activité humaine, et donc sans une forme d’implication subjective (Qu’est-ce que le constructivisme ? (2018)). Toute connaissance humaine implique un ou plusieurs sujets (un ou des individus), un ou plusieurs systèmes de représentation particuliers (des langages) et généralement d’autres intermédiaires, dans un contexte donné. Autrement dit encore, la neutralité entendue comme “non-engagement”, “non-positionnement” est illusoire : nous dissertons toujours de la réalité à partir d’un point de vue situé spécifique, et non comme si nous avions accès à un point de vue omniscient et déconnecté de notre condition d’être humain.
Un problème de dire « à chacun sa vérité » serait justement de finalement se prémunir d’aller à la rencontre de l’autre. Si vous avez votre vérité et moi la mienne, à quoi sert-il de discuter ?
C’est là un des enjeux : comment vivre ensemble lorsque nous avons des avis différents ?
Le but n’est pas de distribuer des gommettes « vrai » / « faux » aux gens, mais de voir comment on peut cheminer ensemble pour s’accorder sur une vision du monde ouverte / tolérante.
Dans vos exemples, la vérité ce n’est pas « ou l’un ou l’autre » mais « et l’un, et l’autre ». Vous avez raison de dire que tous nos discours sur le réel ne sont pas le réel eux-mêmes : nos paroles ne sont pas les faits eux-mêmes, mais reposent sur des perceptions de ceux-ci. Pour autant, si « dans la tête du fou, il est vrai que les poules ont des dents », c’est surtout vrai dans son monde à lui, et c’est beaucoup moins pertinent de tenir ceci pour vrai dans un monde commun partagé…
Une des choses que je propose consiste à dire que ce qui est à remettre en cause n’est pas la prétention à une vérité commune en tant que telle, mais celle à une vérité absolue, indubitable, indiscutable. Ce n’est pas « il n’y a pas de vérité », mais « il n’y a pas d’indiscutabilité » (et cette seconde formulation a le bon goût de ne pas se contredire elle-même).
« Des gens débattent sur Facebook »
« Cela élargit notre audience »
« Cela nous isole »
En effet, je pense qu’aucune de ces phrases n’est une vérité absolue indiscutable. Si on dialogue, on pourrait toutefois se mettre d’accord *intersubjectivement* sur « cela veut dire quoi être isolé les uns des autres ? », « qu’entend-on par ‘élargir notre audience’ ? », et ensuite faire la part des choses entre les situations et points de vue où Facebook peut contribuer à isoler tout en considérant celles et ceux où il connecte les gens entre eux. Ce n’est pas une démarche contradictoire, et chacun a sans doute en partie raison.
Bref, tout cela pour dire que je suis évidemment d’avis que la réalité est complexe et qu’il faut se garder d’adhérer à des vérités simples / absolues / dogmatiques. Vous ne trouverez jamais ça dans mes écrits. Toutefois, l’horizon du dialogue, pour moi, c’est de cheminer vers des représentations communes qui fassent justement droit à la complexité du réel. En prenant plusieurs points de vue en compte et en mesurant leur zone de pertinence, on a plus de chance de croire quelque chose de pas trop éloigné de ce qui est qu’en campant sur notre perspective initiale, non ? »