Cet article présente des cas particuliers de rejet(s) de points de vue : les idéologies, les communautarismes et l’arrogance.
1. Qu’est-ce qu’un point de vue ?
Clarifions tous ces termes. Dans des réflexions précédentes, nous sommes parvenus à l’idée que tout point de vue (entendre « jugement sur la réalité ») a une zone de pertinence et des limites. Par exemple, si je dis : « tous les chômeurs sont des fainéants », a priori, cette phrase est fausse. Néanmoins, on pourrait dire que celle-ci est vraie pour certains chômeurs, dans la mesure où l’on associe un type particulier de comportements répétés un certain nombre de fois à de la fainéantise (il s’agit de restreindre la signification de la fonction à un ensemble précis de signification, comme le propose Russell). En un sens, elle a donc une pertinence dans une certaine mesure, et non dans l’absolu. Ses limites sont justement liées à sa part de rejet, qui, sous cette forme, nie qu’il puisse y avoir certains chômeurs qui ne soient pas fainéants.
Les limites sont liées à une attitude de mépris, à une arrogance implicite : la personne qui dit cette phrase prétend poser une déclaration qui dit tout de la réalité. En quelque sorte, il prétend tout savoir sur la réalité, et l’englober d’une seule idée.
2. Que sont les communautarismes et les idéologies ?
Certains points de vue ont une zone de pertinence très faible et/ou une part de rejet très élevée. Le propre d’une attitude idéologique ou communautariste est de rejeter, d’occulter, tous les points de vue qui ne se subordonnent pas à un autre déterminé comme universel (et d’effacer jusqu’à l’idée que cette attitude est idéologique : l’idéologie se présente comme la vérité absolue sur un sujet donné). Autrement dit, l’idéologie est à la fois un dogme (se présente comme la vérité) et à la fois opère d’une dissimulation d’elle-même.
« L’idéologie est toujours un concept polémique. Elle n’est jamais assumée en première personne. C’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre ».
– Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie.
Par l’idéologie, on rejette en réalité tous les points de vue qui sont différents de celui qu’on choisit d’adopter. C’est la même attitude d’arrogance qui consiste à dire : « (je suis certain que) j’ai raison, vous avez tort ». Or, on l’a vu : même les points de vue scientifiques les plus poussés ne peuvent tout expliquer de la réalité (cf. L’objectivité et la neutralité sont-elles possibles ?). On est obligés de faire place à la différence, à l’ouverture, afin de ne pas rester cloisonné, voire, concrètement dans ce cas, faire avancer la science.
L’attitude de rejet y est exacerbée ; la personne est sûre d’elle-même, méprise les autres points de vue… Et pourtant son point de vue est complètement limité et borné.
Dans ce cas et dans des cas similaires, on peut aussi parler d’ignorance, dans toute la force de ce mot : on adopte un point de vue en ignorant les autres (en ne les connaissant pas et/ou en les méprisant, en ne les prenant pas en compte, comme on dit « je sais que tu es là, mais je t’ignore »).
Le premier sens, à savoir l’ignorance comme absence de connaissance sur un sujet, ne peut être reproché dans l’absolu à quelqu’un. En effet, on ne peut tout savoir sur tout (finitude « cognitive » humaine). D’ailleurs, on n’est pas nécessairement plus ouvert lorsqu’on a davantage de connaissances : il est faux de réduire l’intelligence au stockage de données sur un sujet.
Néanmoins, lorsque cette insuffisance de données se couple avec une attitude de rejet, bornée ou vindicative, la situation est plus grave. Certains décideurs croient par exemple détenir la Vérité Absolue sur un sujet qu’ils ne connaissent pas, et imposent leur point de vue comme universel via leurs directives.
« L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui ».
– Pierre Desproges
3. L’ignorance, l’arrogance
Je n’avais pas abordé ce point auparavant dans ma réflexion à propos de la quête de la connaissance valable. En effet, je me suis toujours refusé d’identifier l’intelligence ou la vérité à une certaine « connaissance objective ». Je ne voulais pas me résoudre à une pensée simpliste selon laquelle il suffirait d’« additionner » des morceaux de connaissance pour obtenir la Vérité sur tout. C’est beaucoup plus complexe que ça. Je refusais donc de parler d’ignorance, car ce terme délicat sous-entend souvent la valorisation d’une certaine vision de l’intelligence (« je suis plus intelligent que toi, car je suis plus cultivé ») et de la connaissance dite « objective ». Je me suis attelé à combattre une certaine vision arrogante de l’intelligence ici : Qu’est-ce que l’intelligence ?
Ce n’est absolument pas à une telle vision que mes « essais » veulent arriver. Je n’ai pas développé la question des « points de vue », à l’aide de Russell, avec une éthique de la discussion et de l’ouverture, à l’aide notamment de Hegel (La pensée s’enrichit de la critique, de la différence, de la diversité), pour en arriver là.
Le problème n’est pas tant qu’une personne ne soit pas « renseignée » sur des points de vue différents et éventuellement plus riches, qu’elle ne possède pas les données sur un sujet particulier. Encore une fois, personne à ma connaissance n’a de « point de vue divin » lui permettant de tout savoir sur tout. Tout le monde dispose d’une connaissance limitée, que des disques durs vont probablement supplanter en termes de stockage d’informations. Le problème se situe là où une personne pense tout savoir et ne veut pas les entendre.
« True ignorance is not the absence of knowledge, but the refusal to acquire it ».
(« La véritable ignorance n’est pas l’absence de connaissance, mais le refus de l’acquérir »)
– Karl Popper
C’est quand l’ignorance se fait mépris ou arrogance qu’il faut la combattre. Quand elle s’impose telle une évidence, telle une idéologie qui nierait toute autre alternative.
Ce cas est difficile, car il est extrême et c’est donc tentant de revêtir soi-même une attitude méprisante, de rejet pur et simple des idéologies / de propos peu renseignés (C’est encore plus révoltant que quelqu’un impose son point de vue lorsqu’il est ignorant que lorsqu’il est renseigné, et pourtant, ce qui est à blâmer c’est l’imposition et la non-prise en compte de la diversité, pas l’ignorance). Il ne faut pas sombrer dans ces travers. Il convient simplement, dans l’idée de ce blog, de combattre cette part de rejet, cette attitude centrée sur la certitude d’avoir raison… Tout en prenant garde de s’ouvrir soi-même à la part de pertinence que contiennent les points de vue différents ! Car je doute que quiconque possède toute la vérité, selon toutes les perspectives, sur un sujet donné, aussi restreint soit-il.