Hegel – la pensée s’enrichit de la critique

Hegel

Hegel

Voici un article à propos de l’idée de vérité absolue chez Hegel.

Je l’ai posté sur un autre site et débattu notamment avec Christophe Page, le camarade philosophe que je cite déjà dans ce blog dans l’article Bien pensants : le dogme du libre examen et de la raison.

Il en est ressorti des considérations que j’estime d’un grand intérêt pour détailler les avis que je développe dans ce blog. Cela précise ce que j’entends lorsque je fais allusion à Hegel, et pourquoi je me permets de le lier à des penseurs comme Ricoeur ou même Russell (cf. Lexique : courants, auteurs et concepts).

J’en fais une interprétation relativement personnelle, mais la discussion est ouverte, tant sur le fond de la pensée du philosophe (lui fais-je un affront en adoptant une telle attitude face aux enjeux qu’elle véhicule, plutôt qu’à ce qui a réellement été écrit ? N’est-ce pas de l’hérésie que de le mettre en relation avec Ricoeur, pire, avec Russell ?) que sur la pertinence des considérations que je retire de cette lecture particulière.

1. Une première approximation vulgarisée de la pensée d’Hegel

Grosso modo, Hegel dit que la vérité absolue est dialectique (Wikipédia), c’est-à-dire mouvante, dynamique, en constant dialogue. Plus loin : elle s’enrichit de sa critique. Une « thèse » (idée), couplée à ce qui la contredit (« anti-idée », « antithèse ») forme une idée « absolue », renforcée, nouvelle. Les deux « idées », une certaine vérité et une certaine fausseté forment ensemble une synthèse. On dépasse ici la question des contradictions, des antinomies : la vérité transcende les désaccords, elle forme un tout fort et cohérent.

Concrètement, pourquoi est-ce que j’adore ce point de vue ? Parce que je le trouve extrêmement riche, notamment dans le débat. N’impose-t-on par ailleurs pas la forme « thèse-antithèse-synthèse » aux dissertations ?

On qualifie souvent Hegel comme dogmatique, faisant une théorie « fermée », mais il me semble qu’on peut lire une fabuleuse ouverture dans la prise en compte de la critique à propos d’une réalité donnée. En bref, dans un débat, quoi de mieux qu’une vérité qui se construit à partir des différents apports qui s’opposent faussement ? Même en sciences exactes, les dialogues entre scientifiques ne peuvent-ils pas fructifier d’une prise en compte d’un point de vue, même radicalement opposé ?

Est-il réducteur de voir Hegel comme ça ?

2. Les clarifications nécessaires de Christophe Page, pour approfondir

« Ne pas oublier que quand Hegel parle de progrès vers la Vérité, il ne parle pas de petites vérités individuelles, du type 2+2=4, il parle de l’ensemble de la connaissance. Hegel a en ce sens un côté assez mystique, présentant l’histoire de l’Être (=tout ce qui est, =le monde dans son ensemble, comme une seule chose) qui tente de se connaitre lui-même. Tous les petits étants comme nous et toutes les petites vérités successives ne sont que des atomes, des éléments infinitésimaux dans ce processus global. Pour mieux comprendre, il faut voir qu’Hegel pose 3 méthodes employées par l’Être pour se connaitre lui-même : l’Art, la Religion (catholique, bien sûr) et la Science (=la philosophie qu’il développe, plus précisément), par ordre de perfection.

Ensuite, tout autre chose, mais quand on parle de thèse-antithèse-synthèse, dans le même sens que cette bête méthode de dissertation qui ne fait que renommer la pratique aristotélicienne du juste milieu, on n’est pas dans du Hegel. Pour Hegel, la démarche en trois étapes dont on a tiré ce brol, c’est :

1. L’Être est, sans conscience de ce qu’il est ;
2. L’Etre isole une partie de lui-même et l’objectivise, pour pouvoir la regarder, l’analyser. Pour utiliser une image : l’œil ne sait pas se voir lui-même ; il faut sortir un œil de son orbite et le mettre devant l’autre œil pour pouvoir le voir, l’analyser. Cette partie de la connaissance est imparfaite, puisque par là l’Etre ne voit cette partie de lui-même que comme *objet isolé*, et ne peut pas à ce moment voir cet objet dans sa dimension subjective, ni à sa place comme partie du tout ;
3. l’Être étant tout ce qui est, y compris la connaissance, la connaissance nouvelle vient s’ajouter à lui-même, et l’Etre, fort de la connaissance objective ainsi acquise de la part de lui-même qu’il a isolée, peut ensuite la réintégrer et la compléter par la connaissance subjective, et terminer ainsi en ayant pour cet élément de lui-même les deux aspects de la connaissance (objectif/subjectif, intérieur/extérieur, séparé/partie d’un tout…).

Bref, ça n’a au final pas grand chose à voir avec la méthode de dissertation, qui en passant est non seulement stupide, mais en plus véhicule toute une moralité du juste milieu qui se présente comme vérité : la vérité d’une chose est, dans la dissertation, nécessairement à distance égale des deux extrêmes, comme les vertus chez Aristote (au passage, même Aristote n’a jamais utilisé cette méthode comme une paradigme épistémologique…).

3. Mon développement en fonction de cette approche plus rigoureuse

Christophe, j’attendais avec impatience ta réplique. On en avait déjà discuté en privé et je t’avais plus ou moins exposé mon point de vue. Je vais ici tenter de le développer.

Effectivement, réduire Hegel à la méthode de dissertation classique a quelque chose de caricatural. J’en suis bien conscient. Néanmoins, je voulais insister sur la portée dialectique de la recherche de la vérité, mise en place par Hegel (tout en abandonnant le caractère « absolu » de celle-ci). J’y reviendrai largement.

Je suis d’accord bien entendu avec ta mise en contexte, tes précisions de vocabulaire et la rigueur avec laquelle tu présentes et clarifies la pensée de l’auteur. Néanmoins, l’idée n’est pas tant d’aborder toute la pensée hégélienne (qui bien entendu mérite de ne pas être dénaturée!) que de nous mettre en prise avec ses enjeux. Par exemple, lorsque tu dis « quand Hegel parle de progrès vers la Vérité, il ne parle pas de petites vérités individuelles, du type 2+2=4« , je préfère prendre le problème à l’envers et aboutir à « sans doute que sa théorie est plus pertinente à certains niveaux de sens » (1).

Je m’explique. Ton approche correspond davantage à la théorie en elle-même, la mienne à ce que je pense être ses enjeux : aujourd’hui, quand on recherche la vérité sur un phénomène en sciences sociales par exemple (c’est déjà, je te l’accorde, une dénaturation des thèses hégéliennes que de les appliquer à une telle situation), on va adopter non pas pour une approche « correspondantiste » de la vérité (A est vrai SSI A), mais « cohérentiste », c’est-à-dire qu’on va prendre en considération les approches « objectives » de la réalité (statistiques, « faits »…) et les « subjectives » (usages, pratiques, valeurs, opinions… individuels) et établir une sorte d’ensemble structuré de considérations (avec certaines qui ont plus de « poids » que d’autres ; certaines qui ont un domaine de signification plus étendu que d’autres (2)) qui formeront une approximation plus ou moins adéquate de « la vérité » sur le phénomène étudié. Ça, pour moi, c’est du Hegel, ou son prolongement en tout cas : dire que la vérité (à propos d’une certaine chose) s’obtient par la confrontation entre des vues différentes. Je vais aller encore plus en avant dans mon argumentation en reprenant la théorie que tu exposes encore avec ta clarté et ta précision habituelles.

Ensuite, tout autre chose, mais quand on parle de thèse-antithèse-synthèse, dans le même sens que cette bête méthode de dissertation qui ne fait que renommer la pratique aristotélicienne du juste milieu, on n’est pas dans du Hegel.

Pour Aristote, je ne partage pas tout à fait ton approche. Pour la dissertation, j’y reviendrai aussi : je voulais surtout insister sur la portée dialectique de sa thèse.

Pour Hegel, la démarche en trois étapes dont on a tiré ce brol, c’est
1. L’Etre est, sans conscience de ce qu’il est ;
2. L’Etre isole une partie de lui-même et l’objectivise, pour pouvoir la regarder, l’analyser. Pour utiliser une image : l’œil ne sait pas se voir lui-même ; il faut sortir un oeil de son orbite et le mettre devant l’autre œil pour pouvoir le voir, l’analyser. Cette partie de la connaissance est imparfaite, puisque par là l’Etre ne voit cette partie de lui-même que comme *objet isolé*, et ne peut pas à ce moment voir cet objet dans sa dimension subjective, ni à sa place comme partie du tout ;

Tout à fait d’accord avec tes clarifications. Si tu me permets, en voici ma reformulation : Au 1, l’Être est, sans conscience de ce qu’il est. On est au point A. Il est « en lui », mais ne le sait pas. Il est lui-même, il en est au stade du « même » (attention, c’est ici que Ricoeur (3) pointe son nez). L’idem.

Au 2, il sort de lui-même, prend distance avec lui-même, s’ « objective » (tiens, comme en sciences sociales de type Durkheim/Bourdieu/Foucault), il est selon moi dans le différent de lui, ce que j’ai appelé le « non-A » . Le non-A le renvoie objectivement à lui-même (le A) : pour comprendre un phénomène, on doit comprendre quelque chose qui renvoie à lui. C’est un pari de l’anthropologie culturelle : Lévi-Strauss entre autres, en étudiant des sociétés différentes, émet des considérations sur notre organisation sociale. Les façons de faire différentes renvoient à nos propres caractéristiques. Il s’agit de ce fait davantage d’un processus réflexif.

Dialectique et réflexivité : un processus, plus qu’un résultat

Autrement dit, par la prise de distance et la découverte d’un « lieu autre », on est renvoyé à la vérité du phénomène premier. 

3. l’Etre étant tout ce qui est, y compris la connaissance, la connaissance nouvelle vient s’ajouter à lui-même, et l’Etre, fort de la connaissance objective ainsi acquise de la part de lui-même qu’il a isolée, peut ensuite la réintégrer et la compléter par la connaissance subjective, et terminer ainsi en ayant pour cet élément de lui-même les deux aspects de la connaissance (objectif/subjectif, intérieur/extérieur, séparé/partie d’un tout…).

C’est ce que Ricoeur appellerait selon moi l’ipséité. Le truc, c’est qu’ici on a l’impression que ça s’arrête après 3 étapes, avec un retour à un « Super-A », enrichi du non-A. On a là la vérité absolue, qui « a tout vu ». Or, on est bien dans un processus, à mon avis ouvert à une suite. C’est quelque chose d’historique, de « temporel », même si chez Hegel cela semble aboutir à un accomplissement. Si l’on observe les « catégories » hégéliennes que tu exposes (objectif/subjectif, intérieur/extérieur, (même/différent ?), etc.), on constate qu’il est bien plus question aujourd’hui d’axes de tensions, de repères, que de points fixes qui pourraient s’opposer. En d’autres termes, je ne pense pas, si l’on prend les applications concrètes que peut revêtir la philosophie d’Hegel, qu’on doive arrêter là le processus, la dynamique. Disons que je trouverais ça dommage en termes d’enjeux : du A s’est enrichi en sortant de lui-même, en « partant du non-A » pour se voir… En admettant qu’il y ait plusieurs « points » dans le non-A, ne peut-il pas y retourner plusieurs fois afin d’obtenir chaque fois une approche enrichissante ?

Bref, ça n’a au final pas grand chose à voir avec la méthode de dissertation

Je pense également que ça n’a pas à voir avec celle dont tu décries les dérives. Je ne crois pas que la dissertation se résume toujours (ou en tout cas doive se résumer!) à un énoncé consensuel d’un non-engagement. C’est juste qu’à mes yeux, un point de vue sur un phénomène « A », s’enrichit s’il prend pour point de départ le « non-A », la différence (prend distance, s’ouvre à ce qu’il n’est pas, à ce qu’il n’a pas en lui, ou à ce qu’il n’a pas conscience qu’il a en lui) pour enfin ressortir enrichi. « A – non-A – retour sur A enrichi », ça ressemble fâcheusement à mon avis à « thèse-antithèse-synthèse ». Maintenant, je suis tout à fait de ton avis pour dire que l’exercice est raté si au final il s’agit de colporter une idéologie de non-engagement, se résumant à « ni l’un, ni l’autre ». Au contraire, moi qui prône pour une approche pluraliste, je dirais « et l’un, et l’autre… toujours dans une certaine mesure » (4). 

[méthode de dissertation] qui en passant est non seulement stupide, mais en plus véhicule toute une moralité du juste milieu qui se présente comme vérité : la vérité d’une chose est, dans la dissertation, nécessairement à distance égale des deux extrêmes, comme les vertus chez Aristote (au passage, même Aristote n’a jamais utilisé cette méthode comme un paradigme épistémologique…).

Tu dis toi-même qu’Aristote n’a jamais utilisé cette méthode en recherche de la vérité. C’est un « critère » concernant les valeurs. Or, il y a justement le mot « juste » dans « juste milieu », notion polysémique s’il en est. Je ne suis pas certain que si on appliquait son concept à l’épistémologie, il se limiterait à « une équidistance non-engagée entre deux positions« , mais plutôt à une « juste mesure » de la vérité de chacune et au contraire dans un engagement savamment réfléchi en fonction des deux pôles (si possible, qui les transcende). On n’est donc pas à équidistance du A et du non-A, mais à la fois « au-dessus » et, pourquoi pas, plus proche de l’un que de l’autre. En tout cas, en remettant chacun dans sa « zone de pertinence » (5). Ce pour te dire qu’à mes yeux, même si on résumait Hegel à la dissertation, il y aurait moyen d’y voir autre chose qu’un exercice stupide de non-engagement. Tu l’auras, je m’en doute, compris, je suis pour une interprétation large de la pensée d’Hegel, de ses enjeux et de la dialectique (en ce sens, je ne me réfère d’ailleurs pas qu’à son acception) comme d’un processus dynamique qui fait que la pensée, un « point de vue », s’enrichit de la critique (pour, qui sait, mieux la contrecarrer selon son point de départ ?), en prenant distance avec elle-même, en se remettant en cause, pour ensuite « revenir sur soi-même ». A mon sens, c’est un processus d’aller-retour entre le soi et le non-soi, bien plus qu’un trajet fermé (on est en A, on quitte A puis on y revient et on a gagné), qui permet la mise en place d’une vérité.

C’est en réalité quelque chose que je vois presque comme une éthique de la discussion [Cf. Pour une éthique de la discussion (2013)]. Je vois la recherche de la vérité, la quête épistémologique comme indissociable d’une certaine attitude éthique d’ouverture, que je n’hésiterais pas à étendre aux « disputes scientifiques », même concernant les sciences exactes. Bien entendu, tu l’auras suffisamment précisé je le pense, il s’agit là d’une des interprétations du philosophe, qui déjà prend peut-être une distance par rapport à ce qu’il a vraiment écrit ou voulu communiquer. Je te remercie dès lors encore pour tes clarifications.

__________________________________________________

(1) Vocabulaire qui permet le lien et la contextualisation d’une pensée de type hégélienne avec la portée philosophique de l’œuvre de Russell selon laquelle nous pourrions dire que chaque vérité est située dans une zone de signification, un domaine de pertinence. La vérité hégélienne, quasi-mystique, comme le dit Christophe Page, serait-ici elle-même située par rapport à un phénomène donné, à un « niveau de sens » donné. La « fonction vérité » de Hegel vaudrait pour certaines valeurs, s’appliquerait plus ou moins bien à certains « x » qu’à d’autres. En tous cas, si elle s’appliquait à tout x, elle le ferait à mes yeux dans une mesure différente.

(2) Idem que remarque (1). Pour le développement de Russell, je vous invite à lire les articles suivants :

Question de points de vue…

Objectivité / neutralité? (où je reprends grosso modo l’idée de domaine de signification pour une fonction (propositionnelle), sensée/pertinente par conséquent pour certains x, « certaines facettes de la réalité »)

(3) Voir Lexique : Ricoeur

(4) Encore une allusion à Russell (Cf. (2) et (1)). Cf. également Lexique : pluralisme.

(5) Dois-je encore le préciser? Idem pour Russell.

[…] Vous l’aurez compris, il est donc question d’une lecture assez personnelle des philosophes Hegel, Russell et Ricoeur. On peut y voir une dénaturation du contexte, voire de la position défendue par les penseurs. Néanmoins, j’expose ici une réflexion qui a eu lieu suite à l’étude de ceux-ci : ce sont leurs thèses qui ont fait émerger cette vision des choses. Il est donc normal que je les situe en tant que points de départ…