Explication synthétique de JONAS, H., Le principe responsabilité, 1979.
Également basé sur DEPRE, O., Philosophie morale (2ème édition), Louvain-la-Neuve : Academia-Bruylant, 2000.
Hans Jonas est un philosophe allemand du XXe siècle. Comme H. Arendt et E. Levinas, entre autres, il a suivi les enseignements d’Husserl et d’Heidegger. Il est principalement connu pour son éthique dite « du futur », de la responsabilité.
Voici dans quel contexte son éthique émerge. En tant que philosophe allemand et juif du XXe siècle, et en tant qu’élève d’Heidegger, sa philosophie est traversée par la question de la mort, par les massacres de la Seconde Guerre mondiale, par la « finitude humaine ». Ce concept n’est pas nécessairement formulé comme tel, mais on le retrouve particulièrement exploité par les philosophes de cette époque. On explore en quelque sorte les limites de l’humanité, dans tous les domaines de la philosophie : en fonction de sa finitude temporelle (la mort), de sa capacité à « progresser » ou non (d’un point de vue historique, notamment), de son « indétermination » éthique (à être « bon » ou « mauvais »)…
Les événements d’Hiroshima et de Nagasaki, notamment, ont profondément influencé sa pensée. Jonas y voit la possibilité de la fin. Aujourd’hui, plus que n’importe quand auparavant, l’être humain a le pouvoir de se faire disparaître. Tout comme un homme a la possibilité de se suicider, aujourd’hui c’est l’Humanité qui a ce pouvoir.
C’est plus fin que ça en a l’air, car il n’est pas toujours question de responsabilité ou de conséquences lorsque l’on parle de liberté (cf. la différence entre « déontologisme » et « conséquentialisme »). Il existe plusieurs manières d’évaluer une action morale : soit en disant qu’elle est bonne ou mauvaise « en tant que telle » (déontologisme. Exemple : « tuer ou mentir sont de mauvaises actions quelles que soient les circonstances »), soit en la jugeant en fonction de ses conséquences (conséquentialisme. Exemple : « mentir à une personne pour la protéger, lui faire plaisir ou lui éviter de la peine peut être une bonne action »).
Comme nous allons le voir ci-dessous, la prise de position « conséquentialiste » de la philosophie de Jonas ne revient pas pour autant à tourner le dos à des « valeurs en soi », c’est-à-dire des valeurs bonnes indépendamment de tout effet (Jonas est d’ailleurs influencé par Kant, le respecte et ne veut pas que son système soit purement « utilitariste » ou focalisé uniquement sur les conséquences de manière générale, et surtout pas uniquement à court terme).
Reprenons :
- A une grande liberté, on associe une grande responsabilité : plus une personne a du pouvoir, plus les conséquences de ses actes peuvent s’avérer gigantesques.
- Aujourd’hui, l’Humanité possède le pouvoir technologique de s’auto-détruire : l’Humanité entière est l’objet de la responsabilité. Elle est vulnérable par rapport à l’agir d’un ou plusieurs individus. La responsabilité porte sur l’Humanité entière.
Deux éléments s’ajoutent à cela :
- A une certaine échelle, nous ne pouvons pas aujourd’hui connaître exactement les conséquences (potentiellement destructrices) qu’auront nos actes. Personne ne peut prévoir le futur. Mais avec les avancées technologiques du XXe siècle, cette question atteint son paroxysme dans la mesure où nous ne savons pas si telle innovation risque ou pas de causer la perte de l’Humanité. Ce n’est donc pas parce que nous anticipons une conséquence atroce connue, prévisible, mais parce qu’au contraire on ne sait rien des conséquences atroces possibles, pas même leurs possibilités d’advenir (leur « probabilité d’occurrence »). On ne sait ni les qualifier, ni les quantifier exactement.
- Jonas développe une sorte d’ontologie du « droit à la vie », basée sur l’existence. Sans aller dans les détails, il mêle habilement questions d’existence et d’essence afin de développer l’élément moral de la valeur de la vie (ce qui le distingue des utilitaristes). La vie vaut en soi, elle est « meilleure » que le néant. La vie de l’humanité dans son ensemble « mérite » d’être sauvée, protégée. Il s’agit donc d’un droit des « générations futures » également… Nous sommes donc redevables pour eux et devant l’avenir.
De ce système (ici simplifié) émerge l’idée de responsabilité par rapport au futur : nous sommes responsables du futur, d’autant plus dans la mesure où nous ne connaissons ni certaines conséquences, ni leurs probabilités d’occurrence or il se peut que celles-ci aient un pouvoir destructeur « infini » (ou en tout cas suffisamment grand pour compromettre la survie humaine à grande échelle). Par ce biais, Hans Jonas élargit le cadre de la philosophie morale qui se limite généralement au présent, ou du moins à un futur immédiat. Jonas propose l’impératif suivant, en réponse (Principe responsabilité, p. 30) :
Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre.
Autrement formulé :
Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie.
Jonas parle également d’heuristique de la peur, c’est-à-dire qu’en fait, tout cela n’est pas un discours fataliste qui dit que l’on doit se retenir d’agir, de chercher, de créer. Mais au contraire qu’il faut absolument tout faire pour mesurer et connaître les risques avant d’agir. La peur est un moteur, elle sert à la découverte : parce que l’humanité peut se détruire, il faut agir. Jonas écrit d’ailleurs que « le savoir devient une obligation prioritaire ». Il ne faut donc pas le lire comme un principe négatif qui dirait « si tu ne sais pas, n’agis pas », mais au contraire comme « si tu ne sais pas si la technologie que tu poses comporte un risque destructeur pour l’humanité, fais tout pour savoir et préserver la vie ». Chez Jonas, la question de l’action humaine est liée avec celle de la connaissance : il y a un impératif moral de connaître face à certaines actions possibles.
Le philosophe est aujourd’hui encore régulièrement accusé d’avoir développé une philosophie « immobiliste », qui empêche toute action : si on a peur de toutes les conséquences (on ne connait pas le futur), alors on ne fait plus rien, car à chaque fois on court des risques.
Jonas répond lui-même à cela : sa théorie de la responsabilité s’applique seulement lorsque le risque est inconnu et non quantifié (sinon il s’agirait de simple prudence). L’idée n’est pas d’abandonner la science et la technologie, au contraire (heuristique de la peur). Cela signifie que la peur est un motif de la recherche, une incitation à connaître. C’est justement parce qu’on ne connait pas les risques et que ceux-ci peuvent être apocalyptiques que nous avons le devoir moral – la responsabilité envers l’Humanité – de tout mettre en œuvre pour les connaître et agir en conséquence.
En d’autres termes, c’est plus un appel à la connaissance et à la conscience qu’un rejet de celles-ci. Jonas est toujours resté très proche par ailleurs des milieux des sciences naturelles comme la biologie par exemple.
A la lumière de Jonas, que penser des O.G.M., par exemple, ou d’autres innovations technologiques qui ont vu le jour ? Quid des conséquences à moyen terme de notre civilisation sur le climat terrestre ?
Pour approfondir, un lien Wikipédia sur l’ouvrage Pour une éthique du futur de Hans Jonas.
Hans Jonas : Le Principe Responsabilité (La-Philosophie.com)