La guerre est l’un des thèmes qui me préoccupent le plus. Il m’est difficile d’écrire à ce sujet.
Se positionner directement contre les guerres est délicat par rapport à des individus qui n’ont d’autre choix que de se battre ou de mourir ou voir leurs proches torturés ou décimés ; ceux qui n’ont d’autre choix que de résister, lutter pour survivre contre un arbitraire injuste ou barbare. Autrement dit, affirmer « je suis contre la guerre » peut sembler déplacé vis-à-vis de ceux qui subissent des horreurs et qui n’ont peut-être pas d’autre issue.
[Bob Dylan – Blowin’ in the wind > Voir aussi Masters of War]
Pourtant, des penseurs ont pris ouvertement position face à la guerre. D’autres personnalités publiques, des artistes entre autres, l’ont fait également.
Cet article a pour objet de croiser des dénonciations faites vis-à-vis de la guerre, tout en montrant en quoi ce n’est pas stupide, philosophiquement parlant, de s’ériger face à elle. La violence, que ses racines soient identitaires, culturelles, communautaires ou autres, ne peut être raisonnablement considérée comme bonne en soi.
L’idée d’une « guerre noble », un argument de propagande
Face à des menaces, déclarer être contre la guerre peut paraître candide : être pour la paix semble moins courageux que de déclarer une guerre défensive. Il y aurait ainsi des guerres plus « nobles » que d’autres.
Néanmoins, c’est très difficile d’identifier une guerre qui serait objectivement légitime en ce sens, en raison de la propagande qui entoure généralement les conflits armés. Une guerre est toujours « défensive ». En tout cas, elle est toujours présentée comme telle. Une guerre n’est jamais déclarée pour attaquer, mais toujours pour se défendre ou pour défendre ce qui nous est cher. L’image d’une guerre « noble » est martelée dans l’inconscient collectif.
> Par rapport à la propagande de guerre, lire entre autres Principes élémentaires de propagande de guerre – Pour d’autres illustrations, cf. aussi « Guerre du Golfe et télévision : un mariage stratégique » (2002), les propos de Göring par rapport aux stratégies pour convaincre un peuple (1947) ou encore ce « lexique médiatique de la guerre de Lybie » (Acrimed, 2011)
Par ailleurs, le guerrier patriotique est régulièrement associé à un homme héroïque, vertueux, courageux et viril. Cette représentation est fort ancrée dans la culture populaire (des personnages mythologiques à ceux de certains Comics, par exemple).
« Most of us have been conditioned to regard military combat as exciting and glamorous – an opportunity for men to prove their competence and courage. Since armies are legal, we feel that war is acceptable; in general, nobody feels that war is criminal or that accepting it is criminal attitude. In fact, we have been brainwashed. War is neither glamorous nor attractive. It is monstrous. Its very nature is one of tragedy and suffering ».
Le Dalai Lama, « The Reality Of War » (2015).
[Greenday – Wake me up when September ends]
Ceci ne permet pas de dire qu’aucune guerre n’est légitime, mais cela souligne la difficulté à déconstruire et à interroger cette légitimité.
Aucune guerre n’est bonne en soi
Au regard de la pensée de grands philosophes (cf. Questions de philosophie morale), la guerre n’est en soi pas une bonne chose.
Commençons en examinant l’impératif catégorique de Kant, que nous pourrions formuler comme tel :
« Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action soit érigée en une loi universelle ».
Sur base de ce principe, Kant explique grosso modo que le mensonge, par exemple, ne répond pas à l’exigence de l’impératif catégorique, parce que nous ne pourrions vouloir que le mensonge soit une manière de faire universelle. Pour Kant, l’action doit être jugée pour elle-même, et non en fonction de finalités extérieures.
Kant écrit en effet que l’impératif catégorique est désintéressé et qu’il a pour spécificité de considérer l’humanité en chacun des individus comme une fin en soi et non comme un moyen. L’action morale, contrairement à l’action intéressée (ou hypothétique, axée vers un but en dehors de l’action elle-même), est orientée vers la moralité en elle-même, vers le bien en soi. Peu importent les conséquences de l’action. C’est le respect de l’humain en chacun de nous et dans l’absolu qui importe. Il n’est donc pas question d’évaluer la moralité de la guerre selon qu’elle est supposée servir à ceci ou à cela, mais bien d’évaluer si elle répond dans l’absolu à un devoir de respect universel envers l’humanité.
Vulgairement, nous pourrions dire que le fait de sacrifier des êtres humains au nom d’une cause (quel qu’en soit le motif, le but) est aux antipodes d’une action morale telle que thématisée par Kant.
> Voir aussi Monsieur Phi, « Tu dois ! – La loi morale selon Kant » (2019)
Nous ne pourrions vouloir que la guerre soit une manière universelle de régler un conflit, d’établir la paix ou la démocratie, et encore moins d’être en relation ou de respecter l’humain de manière générale. De même qu’il me semble difficilement concevable que l’on puisse vouloir subir une guerre (en être la cible) au nom des buts de quelqu’un d’autre. Les soldats y sont réduits à des moyens en vue d’un but hypothétique, intéressé.
La morale du « devoir » kantien a des points de désaccords avec les morales qui prennent en compte les conséquences des actes posés pour juger si ceux-ci sont bons ou mauvais (cf. déontologisme vs conséquentialisme). En effet, la doctrine kantienne évalue une action en regard de l’action elle-même : elle est bonne ou mauvaise en elle-même. Tuer est mal. Mentir est mal. Globalement. Nous ne pourrions vouloir que l’on agisse comme cela de manière universelle.
A priori, toutes choses étant égales par ailleurs, la guerre engendre de mauvaises conséquences
D’autres doctrines évaluent l’action en regard de ses conséquences : elle est bonne ou mauvaise si elle a de bonnes ou mauvaises conséquences.
L’utilitarisme se situe dans les morales dites « conséquentialistes ». Il prend en compte d’une part les plaisirs et les biens, et d’autre part les douleurs et les souffrances occasionnés par une action morale. Les auteurs qui se rattachent à ce courant tâchent de quantifier la somme des biens et la somme des douleurs, afin de calculer les actions qui permettent de maximiser les plaisirs et de diminuer les souffrances pour le plus grand nombre.
Nous pourrions facilement déduire de ce type de raisonnement que toute chose étant égale par ailleurs et a priori, la guerre n’est pas souhaitable, du point de vue cette fois de ce qu’elle suppose (intrinsèquement) en termes de douleurs et de peines. En effet, si la guerre occasionne des violences et des souffrances, si elle n’a pas un effet « compensatoire », alors elle demeure quelque chose de non souhaitable, y compris d’un point de vue utilitariste.
Mill énonce par ailleurs un principe de non-nuisance :
« L’objet de cet essai est de poser un principe très simple, fondé à régler absolument les rapports de la société et de l’individu dans tout ce qui est contrainte ou contrôle, que les moyens utilisés soient la force physique par le biais de sanctions pénales ou la contrainte morale exercée par l’opinion publique. Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une société pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. […] Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance, est, de droit, absolue ».
John Stuart MILL, De la liberté, trad. Laurence Lenglet à partir de la traduction Dupont White, Gallimard, 1990 (1859), p. 74-75.
Ce principe de non-nuisance est cohérent avec une approche conséquentialiste tout en incarnant un garde-fou à l’égard de l’utilitarisme. C’est un principe utilitariste dans la mesure où il prend en compte les conséquences d’un acte posé sur un ou plusieurs individus. On note qu’il n’exclut pas une certaine forme de violence (le recours à la force), alors que la violence semble totalement contraire à l’impératif catégorique.
Cependant, le point de vue de Mill institue l’usage de la force en tant qu’ultime recours en fonction des circonstances. Cette notion est très importante, et nous y reviendrons, dans la mesure où une stratégie de propagande de guerre consiste justement à présenter les faits de manière à laisser croire à la population qu’il s’agit de la seule et unique solution possible pour assurer la protection du plus grand nombre…
Ceci diffère du principe purement théorique issu de la morale kantienne. Dans l’impératif catégorique, peu importent les motivations, les buts, les conséquences ou les effets : la guerre est quelque chose d’immoral, point. Dans une posture qui s’intéresse aux circonstances et aux « effets collatéraux », le recours à un « mal » pourrait être justifié par le fait qu’il engendre plus de « bien » ou encore permet d’éviter un « mal » supérieur.
[Fischerspooner – We Need a War]
En somme : d’une part, la guerre (tout comme la violence) est contraire à une morale du devoir. D’autre part, du point de vue de ses conséquences, la guerre est non-souhaitable dans l’absolu, à moins que celles-ci ne soient compensées par plus de bien-être ou moins de douleurs (paradoxalement, la guerre est souvent déclarée pour éviter plus de morts, plus de souffrances, justement occasionnés par la guerre).
Dans ce raisonnement, nous ne faisons même pas intervenir des notions telles que les inévitables crimes de guerre (Wikipédia) [edit 04/2015 : tous « camps » confondus, cf. par exemple « Les terribles viols des Alliés occidentaux en Allemagne en 1945 »], qui accentuent le coté dramatique et incontrôlable des conséquences négatives…
> Lire aussi cet article du Dalai Lama : « The Reality Of War » (2015).
> Lire aussi ce témoignage de M. Brana à Bayonne, le 15 août 1936.
La guerre va à l’encontre d’une éthique conséquentialiste, même minimale (« ne pas nuire aux autres, rien de plus »)
La guerre est toujours orientée vers des finalités extérieures, liée à des circonstances particulières. Elle vise des buts (conséquences souhaitées et éventuellement atteintes, sans certitude), tout comme elle brasse inévitablement un lot de sacrifices et de douleurs (conséquences effectives).
De ce fait, il semble intéressant d’approfondir la réflexion à propos de la moralité de ces conséquences, de manière spécifique cette fois.
Bien sûr, une fois encore et au regard de l’Histoire, il est possible que l’entrée en guerre de certains peuples ait permis de mettre fin à des atrocités ou des idéologies meurtrières.
Le but ici n’est pas de prétendre que jamais aucune guerre n’est légitime (ce propos n’étant pas falsifiable). Cela n’empêche que d’un point de vue spéculatif [la philosophie kantienne], la guerre n’est pas une bonne chose, de même qu’on ne peut en nier les conséquences intrinsèques atroces.
> [Note] Je trouve dommage que de tels propos soient disqualifiés sous prétexte qu’ils sont aussi prononcés lors des concours de beauté[1]… Tant mieux si certains estiment que c’est une évidence morale de dire que la guerre n’est globalement pas souhaitable. Cette posture n’a en réalité rien d’évident ni de candide.
Qu’est-ce qu’une « mauvaise » conséquence ? Pour répondre de manière plus complète à cette question, approfondissons quelques thèses conséquentialistes.
Dans son projet de fonder une éthique « minimale », Ruwen Ogien affirme que celle-ci pourrait se résumer à un principe : « Ne pas nuire aux autres, rien de plus ». Reprenant l’idée de non-nuisance, il se situe au croisement entre déontologisme et conséquentialisme (cf. Questions de philosophie morale). D’un point de vue conséquentialiste, il prend en compte la nuisance ou l’absence de nuisance (et donc les conséquences d’un acte) à autrui, justement. D’un point de vue déontologiste, il érige le fait de ne pas nuire en une loi morale : « ne pas nuire aux autres ». Rien ne devrait justifier de nuire aux autres, a priori en tout cas.
A l’échelle de l’humanité, ceci rejoint notamment l’impératif moral énoncé dans Le principe responsabilité (1979, p. 30) par Hans Jonas :
« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ».
Autrement formulé :
« Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie ».
Notons que les deux principes (non-nuisance et responsabilité) ne sont pas équivalents ; le principe responsabilité pourrait justifier des nuisances spécifiques en vertu de la protection de la permanence de la vie humaine sur terre, bien qu’il soit utile de souligner le poids du mot « authentiquement » humaine.
Ce choix de faire référence à cette éthique minimale est un engagement de ma part. Nous pourrions tout aussi bien postuler qu’un Bien Souverain consiste à décimer l’humanité ou à détruire le monde. Mon repère n’est pas celui-là, et je pense que cela ne sert à rien de tergiverser à ce sujet.
Dans un entretien diffusé sur la BBC en 1959, Bertrand Russell énonce un principe moral similaire et tout aussi simple : « L’amour est sage, la haine est stupide […] Nous devons apprendre à nous tolérer. Nous devons apprendre à vivre avec des personnes qui disent des choses que nous n’aimons pas ».
[Interview de Bertrand Russell sur la BBC, 1959]
D’autres postulats sont possibles. Nous pourrions complexifier inutilement notre discours, et nous perdre dans des considérations verbeuses, mais au final, c’est ce postulat qui nous semble le plus fertile humainement parlant (sur la notion de fertilité / d’utilité, cf. pragmatisme), justement entre autres pour sa simplicité.
Ce conséquentialisme implique que si la guerre peut être évitée, toute autre chose étant égale par ailleurs, alors c’est mieux de l’éviter.
[Metallica – One > Voir aussi Disposable Heroes et The Day That Never Comes]
Le risque de l’instrumentalisation du conséquentialisme
La guerre doit être évitée, « toute autre chose étant égale par ailleurs ». La guerre est une nuisance, par définition, donc elle doit être proscrite. Mais que penser d’une guerre qui permettrait d’éviter d’autres nuisances, plus fortes encore ?
C’est évidemment dans le « toute autre chose étant égale par ailleurs » que les propos visant à justifier des guerres vont puiser. Les justifications possibles de la guerre se situent a posteriori, c’est-à-dire en fonction de circonstances particulières, impliquant de se défendre pour survivre ou se protéger, par exemple.
Si l’on se réfère au principe de non-nuisance tel qu’exposé par Mill, la seule justification possible de faire du mal (postulons-le clairement, en rappelant que c’est un choix), c’est d’éviter un mal qui lui est supérieur (résister contre un arbitraire sanguinaire, contre des injustices, etc.).
Un problème majeur à mon sens est que la position « défensive » (et les discours engendrant la peur vis-à-vis d’une instance désignée comme une menace en général) est l’une des postures argumentatives utilisées pour attiser les tensions et ériger une guerre probablement évitable (dans certains cas) en quelque chose de légitime aux yeux du peuple.
> A la lumière de ces considérations, il est possible de s’interroger sur les mots utilisés pour justifier le recours à la violence : la guerre « préventive », la « légitime défense », etc. Lire Doctrine de la guerre juste et Légitime défense
De manière générale, les arguments visant à légitimer une guerre a posteriori sont parfois fallacieux. Ci-dessous, nous en décrivons quelques-uns.
La guerre comme fatalité
Puisque « la guerre, c’est mal » (prenons ceci pour acquis), ce type d’argumentation vise à la présenter comme si elle était inéluctable : « vous ne voulez pas la guerre, mais l’ennemi, le méchant, la veut. Il n’hésitera pas à vous tuer, mais aussi à tuer votre famille, vos enfants. L’ennemi tue des innocents. C’est lui ou vous ».
Dans quelle mesure cette prise de position qui « profite » à tous les dirigeants qui l’ont prise (en temps de guerre, le peuple a tendance à soutenir la figure d’autorité) est-elle légitime ? L’a-t-elle toujours été ?
Si l’être humain a un penchant naturel pour la guerre (soyons pessimiste, sachant qu’une paix mondiale absolue n’a jamais été observée historiquement à ma connaissance), ou même, que sa finitude lui fait parfois commettre le pire, n’est-il pas d’autant plus important de prendre la parole et d’agir pour construire et maintenir une paix durable ? Si la paix n’est pas un acquis, qu’elle est quelque chose de fragile, ne faut-il pas justement redoubler d’effort et de vigilance pour l’instaurer et la faire durer ?
> Il est possible de douter de l’humanité et de sa propension à vivre en paix, mais il y a du sens à faire le pari d’y croire. Cf. Des réflexions contemporaines : l’absurdité, l’être inhumain
> [Edit 2016] Lire aussi cet article de Marylène Patou-Mathis, Déconstruire le mythe d’une préhistoire sauvage et belliqueuse. Non, les hommes n’ont pas toujours fait la guerre (Le Monde Diplomatique, 2015) : « La violence humaine est-elle innée ou induite par le contexte ? Les recherches anthropologiques et archéologiques permettent aujourd’hui de répondre un peu mieux à cette question qui divisa les plus grands philosophes. La guerre ne semble apparaître qu’avec la naissance de l’économie de production et le bouleversement des structures sociales du néolithique, il y a environ dix mille ans ». Elle ne serait donc pas tant liée à une « nature humaine » belliqueuse qu’à la gestion et au partage des ressources…
> [Edit 2018] Lire aussi L’éthologie, psychologie et sociologie des animaux (2018) : « Dans le documentaire L’évolution en marche (épisode 1 sur 3), des babouins, des chiens et des chats sauvages coopèrent autour d’une décharge qui leur permet d’avoir tout ce qu’ils veulent comme nourriture, et ce sans l’intervention de l’être humain (en-dehors du fait d’avoir « créé » cette décharge)… Comme Frans de Waal suite à ses recherches, certains observateurs notent que cela remet en cause une perception du monde animal comme étant essentiellement compétitif. La compétition et la violence ne sont pas « naturelles » : quand des animaux ont de quoi satisfaire leurs besoins primaires (manger, boire…), ils ne s’affrontent pas et socialisent aussi, y compris avec ceux qui sont différents ».
> [Edit 2016] Lire aussi le texte de Francis Briquemont, Un monde en paix. Une utopie réaliste ? (La Libre, 2016). Cet article s’appuie notamment sur l’ouvrage du même titre, par Jean Cot (Général français), Un monde en paix. Une utopie réaliste, 2016.
Ce n’est pas parce que la paix est difficile à mettre en place et à maintenir que la guerre est une fatalité. Au contraire, en voyant la violence comme quelque chose d’inévitable, il est probable que tout ne soit pas tenté pour l’éviter, justement. C’est une prophétie tristement auto-réalisatrice. Il est potentiellement plus fertile de prendre le postulat inverse : la guerre est bel et bien l’ultime recours, après s’être assuré que toutes les voies pacifiques ont été authentiquement approfondies.
> Mise en perspective : Liste des guerres contemporaines (Wikipédia) – Liste des guerres (Wikipédia)
La peur comme ressort de la haine
En lien avec l’argument de fatalité, la justification d’une guerre s’accompagne souvent de la création d’un climat de peur. Or, tout spectateur de Star Wars sait que c’est la peur qui mène au côté obscur !
A ce niveau, et plus sérieusement, la réalité dépasse parfois la fiction, comme en ce qui concerne la vente d’armes à feu, aux États-Unis notamment. N’importe qui peut avoir une arme à feu. Vous qui n’en avez pas, dans ce contexte, vous êtes vulnérable (imaginez un méchant voleur s’introduire dans votre maison une arme au poing…). Donc achetez un fusil. C’est un argument circulaire : puisque le monde est dangereux (parce que les gens ont des armes à feu), achetez des armes à feu.
De manière générale, le spectre de la peur est un moteur pour les discours sécuritaires, et les privations de libertés et les aliénations qui en découlent.
Il faut garder à l’esprit que l’absurde est par définition incontrôlable. Un désaxé qui pète une case et qui se fait sauter la cervelle avec un explosif fait maison dans un lieu public, malheureusement, cela peut arriver, et cela arrivera quel que soit le nombre de policiers ou de militaires dans les rues, et quel que soit le nombre de caméras de surveillance. Un mec qui sort une arme pour décimer des innocents choisis au hasard, également. La probabilité est a fortiori plus grande si le système répond au risque en armant encore davantage les citoyens…
Là où je veux en venir, c’est qu’en réalité le fait de s’armer en réponse à une peur est contre-productif, parce que cela alimente une société qui fonctionne sur la peur. Lorsque cette peur participe à la désignation arbitraire d’un ennemi, celle-ci est d’autant plus dommageable.
Le vécu d’expériences « traumatisantes » peut contribuer à créer des peurs, et par conséquent des réactions « sécuritaires » démesurées.
Il est intéressant de comprendre les processus à l’œuvre dans le fait de croire quelque chose de faux (du genre des amalgames) : il suffit parfois d’une seule expérience pour changer la vision du monde de quelqu’un, pour peu qu’elle ait été suffisamment marquante. Si une personne de telle ou telle communauté vous frappe ou vous insulte dans la rue, vous allez peut-être associer cette expérience désagréable à cette communauté. Il arrive que des individus procèdent à des inductions sur base d’un nombre restreint d’expériences, surtout lorsque celles-ci sont marquées émotionnellement. C’est celles que l’on retient.
A ce niveau, je pense que l’on peut agir en développant la logique des individus face aux mauvais arguments : l’induction est un raisonnement non valide, mais c’est un fonctionnement humain. Afin de dépasser une idée fausse, il faut prendre conscience non seulement de sa fausseté (en rencontrant des situations qui l’infirment), mais aussi éventuellement de ce qui a mené à construire cette représentation.
Les discours identitaires
La peur prend une dimension supplémentaire lorsqu’elle se cristallise sur un autre, un individu ou des communautés qui ne sont pas comme nous.
[Tarmac (reprenant Brassens) – La ballade des gens qui sont nés quelque part]
J’ai écrit plusieurs articles sur les phénomènes de stigmatisation, et de manière générale sur les problèmes liés à la notion d’identité, notamment lorsque ce concept est utilisé pour créer arbitrairement un ennemi commun (un bouc émissaire) à une collectivité, dans plusieurs domaines (la question des communautarismes, les impacts de telles dynamiques d’étiquetage en termes d’exclusion sociale ou dans l’enseignement, etc.). Je me contente donc ici d’y renvoyer.
> A propos des dynamiques sociales liées au concept d’identité, cf. La problématique de l’identité – L’identité selon Brubaker – Idéologies et communautarismes : le cas belge – Idéologies, communautarismes et arrogance
Il m’importe ici de souligner la pertinence de questionner la notion d’identité (ou identification) collective, ce processus qui crée un « nous » et un « eux ». Celui qui fait dire que vous êtes « avec nous » ou « contre nous ». A ce sujet, René Girard écrit (Le bouc émissaire, 1982) :
« Le meilleur moyen de se faire des amis dans un univers inamical, c’est d’épouser les inimitiés, c’est d’adopter les ennemis des autres. Ce qu’on dit à ces autres, dans ces cas-là, ne varie jamais beaucoup : nous sommes tous du même clan, nous ne formons qu’un seul et même groupe, puisque nous avons le même bouc émissaire ».
L’unité n’est pas un mal en soi. Elle est parfois le résultat de sentiments louables, et peut se manifester de manière pacifique. Cela peut renforcer la cohésion sociale. Cependant elle peut aussi amener à des comportements grégaires néfastes à une bonne entente entre personnes ou communautés différentes, par exemple.
L’opinion publique semble relativement malléable avec le temps, notamment sur les questions identitaires : un « allié » peut ainsi vite devenir un ennemi (ou du moins un « infréquentable »), et vice versa.
> A ce sujet, lire par exemple « Vous croyez que ce sont les États-Unis qui ont le plus contribué à la défaite nazie ? Détrompez-vous » (Slate, 2014).
La compréhension des processus à l’œuvre dans la création d’étiquettes me semble fondamentale en éducation ou pour comprendre la société.
De manière générale, la place du conflit contre un « Autre » au sens large est exacerbée dans les récits autour des guerres. Comme l’explique la vidéo du média écossais Common Space à propos de la Première Guerre mondiale (ci-dessous), l’Histoire a retenu ceux qui ont été qualifiés de « gagnants » du conflit armé, mais a occulté les dissensions internes, les manifestations, les mutineries…
Traduction de mon fait :
« 100 ans après la fin de la Première Guerre mondiale, les médias sont remplis de commémorations des défunts. Mais pourquoi y a-t-il si peu de discussions à propos de comment la guerre s’est terminée, et à propos de qui a contribué à y mettre fin ?
Dans une ressource éducative de la BBC destinée aux enfants, nous apprenons que l’Allemagne a perdu la guerre simplement parce qu’elle a été battue par l’Angleterre et la France. L’article comporte une allusion mésestimée à propos de grèves dans la marine allemande. Mais les marins allemands n’étaient pas en « grève », ils s’étaient mutinés, et c’est comme cela que la guerre s’est vraiment terminée. Ils se sont armés et rendus en Allemagne, déterminés à stopper une guerre qui avait tué 10 million de personnes. Quand ils sont arrivés à Berlin, la ville faisait face à une éruption de grèves et de manifestations. Le Kaiser [empereur] allemand a abdiqué, le gouvernement s’est effondré. La guerre était terminée.
La Première Guerre mondiale a pris fin dans une vague de révolutions qui a balayé tout le continent. Dès 1916 en Irlande, puis en 1917 en Russie, et finalement en Allemagne en 1918. Dans des villes dans tout le continent, y compris Glasgow, il y a eu des émeutes et des grèves contre la guerre. Sur le front, des soldats se rebellaient. Dès 1917, la moitié de l’armée française refusait de manière routinière de suivre les ordres.
Mais les commémorations officielles par les Etats et les politiciens occultent cette histoire révolutionnaire. Les gens ont raison de se rappeler la souffrance et les pertes de la guerre. Ceux qui ont été tués à la guerre pour l’intérêt de riches et de puissants sont érigés en héros patriotes, morts en martyrs. Mais les soldats et travailleurs ordinaires qui ont fait cesser la guerre en se retournant contre leurs propres gouvernements sont oubliés, parce que leurs actions représentent un danger pour ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui ».
L’absence de recherche authentique d’une entente
Dans son livre sur les métaphores dans la vie quotidienne, George Lakoff remarque que « la discussion, c’est la guerre ».
Concrètement, il constate que les mots du langage pour parler de la discussion empruntent souvent des images issues du vocabulaire de la lutte, de la confrontation (« défendre ses positions », « attaquer un argument », etc.). Une conséquence est que même lorsqu’il est question de dialogue, l’échange est parfois appréhendé de part et d’autre comme une lutte, une situation de laquelle il ressort nécessairement des « gagnants » et des « perdants ».
Il semble intéressant, surtout lorsqu’il est question de la recherche d’une entente permettant d’éviter la guerre, de sortir d’un tel schéma idéologique. Il s’agit de rechercher la construction coopérative tant que celle-ci est possible (à l’encontre des discours simplistes).
> Je développe les réflexions sur les conditions d’un dialogue constructif dans mon article Pour une éthique de la discussion (2013) ainsi que dans mon article Comment dialoguer de manière constructive ? (2018). De manière implicite, j’y délimite une zone dans laquelle il n’est pas possible de discuter de manière authentique, et où donc potentiellement nous nous situons hors de ce cadre que j’ai voulu « bienveillant ». Cela rejoint l’idée de la guerre comme dernier recours, lorsque toutes les voies « pacifiques » ont manifestement été investies, qu’il n’y a aucune autre alternative pour se protéger face à un risque de grande ampleur. Autrement dit, je ne suis pas certain que le dialogue soit toujours la solution et pense qu’il peut exister des formes de violences, si pas légitimes, quelque part « nécessaires » au regard de certaines conséquences. Ceci ‘est un raisonnement utilitariste, et en même temps je pense que la morale kantienne a ses limites sur le terrain…
Bien entendu, je ne nie pas que c’est très difficile et très délicat à jauger : il est trop tard si « l’ennemi » a procédé au lancement d’un missile nucléaire sur des milliers d’innocents… Rappelons à ce sujet que deux missiles nucléaires ont été lancés contre des populations civiles à ce jour dans l’Histoire de l’Humanité.
> Lire aussi : Après Hiroshima et Nagasaki, soixante-dix ans d’essais nucléaires (Libération, 2015) – Essai nucléaire (Wikipédia) – Armement et bombes nucléaires : l’humanité en sursis ? (2019)
En somme, cette notion de « dernier recours » est couverte d’un flou. Il y a donc des enjeux à la préciser, à en déterminer les conditions, ne serait-ce que de manière « officieuse ». Autrement dit, si la guerre est effectivement légitime en tant que « dernier recours » face à un « plus grand mal », il faut attester non seulement du risque de ce plus grand mal, mais aussi de tout ce qui pourrait être mis en place dans l’optique d’une résolution constructive d’un problème.
Ceux à qui cela profite ne sont pas en première ligne
« La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas ».
Paul Valéry
Dans « Bring your own bombs », le groupe System of a Down demande « Why do they always send the poor ? » (pourquoi envoient-ils toujours les pauvres ?). Ce ne sont pas les marchands d’armes, les magnats du pétrole ou encore les dirigeants qui sont en première ligne lors des conflits armés.
Il est sans doute réducteur – espérons-le – de dire que seuls des intérêts égoïstes influencent les déclarations de guerre. Le constat demeure cependant : certains ont le pouvoir d’impliquer des populations entières dans des guerres.
« […] mot à dire ou pas, le peuple peut toujours être forcé de suivre ses dirigeants. C’est facile. Il suffit de leur dire qu’ils sont attaqués, et dénoncer les pacifistes pour leur manque de patriotisme et les dangers auxquels ils exposent la nation. Et cela marche dans tous les pays ».
Propos de Hermann Göring, recueillis par Gustave Gilbert à Nuremberg, le 18 avril 1946. Extrait traduit de l’anglais de Nuremberg Diary, par Gustave Gilbert, publié en 1947 [Lire l’extrait sur Wikipedia en anglais].
> Lire aussi : Le premier article du New York Times sur Hitler : « Son antisémitisme n’est pas si violent » (Slate.fr, 2016)
Quel est le pouvoir de ces populations ? Quelle est la liberté de ceux qui ne veulent pas la guerre, qui sont impliqués sans le souhaiter ? Défendre une « patrie », une « nation », une « culture » ? Pour quoi, pour qui ? A qui cela profite-t-il ? Il s’agit là de questions ouvertes.
[System of a down – Boom ! > Voir aussi Serj Tankian – Harakiri]
D’autres justifications parfois fallacieuses
Je ne m’attarderai pas dans cet article sur d’autres justifications parfois fallacieuses utilisées pour justifier une déclaration de guerre : ainsi en est-il de la « démocratie », la justice, la liberté, la paix (…), notamment, parfois doublées de mensonges d’Etat (Couveuses du Koweit, ADM en Irak…).
L’Histoire montre que les guerres ayant cette visée « paternaliste » n’ont en général pas permis une libération durable des peuples concernés, ceux-ci devant parfois faire face à un plus grand chaos après la guerre que sous les régimes qui lui ont précédé. Ces idéaux ressemblent souvent davantage à des prétextes utilisés pour obtenir les faveurs de l’opinion publique. De nombreux mèmes Internet cyniques illustrent ce phénomène…
En conclusion
L’enjeu de cet article était d’introduire une réflexion morale sur le « bienfondé » des guerres. Dans l’absolu, la guerre n’est pas souhaitable du point de vue de la morale. Elle trouve sa justification en tant que dernier recours dans le cadre d’une situation de légitime défense.
Un enjeu pour le citoyen est de s’informer et de garder une distance critique (un œil attentif, réflexif, tâchant de faire la part des choses) par rapport à une propagande guerrière qui utilise parfois des prétextes qui se révèlent fallacieux ou eux-mêmes belliqueux :
- guerres « paternalistes », d’une « efficacité » contestable ;
- conflits d’intérêts, motivations égoïstes ;
- mauvaise foi dans le dialogue et utilisation d’une rhétorique guerrière ;
- idéologies culturelles valorisant la lutte ;
- désignation d’un ennemi, communautarismes et exacerbation des appartenances identitaires ;
- création et entretien d’un climat de peur accompagné de postures sécuritaires et liberticides ;
- présentation de la guerre comme une fatalité ;
- etc.
Autrement dit, il s’agit d’évaluer les circonstances. Sachant que la guerre n’est ni bonne en tant que telle, ni dans la mesure où elle ne permettrait pas d’éviter un mal supérieur – sachant qu’elle est elle-même un vecteur de peines et de souffrances -, alors il importe de s’assurer que son caractère « nécessaire » est fondé, et qu’il ne s’agit pas d’un « écran de fumée ». La guerre est non-souhaitable, mais si elle est nécessaire, alors il importe d’attester cette nécessité à travers des preuves tangibles que d’autres pistes, toutes les autres pistes possibles, ont été investies, notamment.
> [Edit 2023] Lire aussi Eco, U., « Penser la guerre », Cinq questions de morale, Paris, Grasset, 2000 (1997).
J’ai du respect pour ceux qui ont fait que je suis libre aujourd’hui, et il ne me viendrait pas à l’idée de critiquer ces personnes. La plupart ne sont d’ailleurs plus là pour me répondre. En ce qui me concerne, je veux simplement ne pas mourir en soi-disant héros. Je ne veux pas avoir à trucider quelqu’un que d’autres auront désigné comme mon ennemi alors qu’il n’avait pas d’intention de me nuire ou de nuire à mes proches. C’est pour cela que j’écris, que je dialogue, que j’échange avec des gens…
Je veux croire que l’on peut contribuer à éviter des guerres, que l’on peut travailler en prévention.
Se positionner contre la violence, tout en admettant sa possibilité dans des situations extrêmes, ce n’est pas seulement une position candide : c’est se positionner pour tout ce qui pourrait apaiser les tensions, résoudre autrement les désaccords, construire quelque chose de meilleur, qui ne passe pas par la destruction.
Peut-être que je me trompe, et qu’un jour je devrai me défendre ou défendre ma famille face à quelqu’un à qui je n’ai rien fait. Tant que ce n’est pas le cas, je veux continuer à croire que je vivrai dans la paix et le dialogue. En corollaire, je veux continuer à tout faire pour que ce soit le cas…
*
[Liste de chansons (en) anti-guerre (Wikipédia)]
[Représentation de la guerre dans l’art (Wikipédia)]
> Pour aller plus loin au niveau de la réflexion morale, je propose une éthique « minimale » à deux facettes, complémentaires, l’une qui définit le bien par la négative (un acte bon impliquant l’absence de nuisance à autrui, comme le suggère Ruwen Ogien) et l’autre qui définit le bien par la positive (un acte bon mobilisant une attention – to care – c’est-à-dire un type de jugement éthique orienté par l’idée de soin, de vigilance – cf. amour et philosophie et l’attention, une piste d’engagement en éthique).
*
[1] En termes d’idéologies, c’est systématique : dans cette vision archaïque, la femme serait la cruche niaise, belle et pacifique, tandis que l’homme assoirait sa domination et sa virilité par une intelligence « maligne » et la violence. Un contrepied de cette idée reçue consiste à penser que non seulement la violence n’est pas un attribut de la virilité, mais qu’en plus, le savoir, la connaissance et la réflexion ne mènent pas nécessairement à l’adoption de stratégies guerrières ou compétitives (cf. mon article sur les liens entre le savoir et la morale).
Comment Göring estimait manipuler les masses
En lien avec le sous-titre « Ceux à qui cela profite ne sont pas en première ligne »…
« Bien sûr que les gens ne veulent pas de la guerre », dit Goering [Göring] en haussant les épaules. « Pourquoi de pauvres hères venant d’une ferme voudraient risquer leurs vies dans une guerre quand le mieux qu’ils peuvent en espérer, c’est de revenir dans leur ferme en seul morceau ? C’est bien naturel pour le peuple de ne pas vouloir la guerre. Que ça soit en Russie, en Angleterre, aux Etats Unis ou en Allemagne. Tout le monde sait ça. Mais ce sont les dirigeants d’un pays qui décident de sa politique, et c’est toujours très simple de traîner son peuple derrière soi, en démocratie comme en dictature ».
« Il y a une différence », je fis remarquer. « Dans une démocratie, le peuple a son mot à dire sur le sujet, à travers ses représentants élus. Aux Etats Unis, seul le congrès peut déclarer la guerre ».
« Oh, c’est exact et une bien belle chose, mais mot à dire ou pas, le peuple peut toujours être forcé de suivre ses dirigeants. C’est facile. Il suffit de leur dire qu’ils sont attaqués, et dénoncer les pacifistes pour leur manque de patriotisme et les dangers auxquels ils exposent la nation. Et cela marche dans tous les pays ».
Propos recueillis par Gustave Gilbert à Nuremberg, le 18 avril 1946.
Extrait traduit de l’anglais de Nuremberg Diary, par Gustave Gilbert, publié en 1947 [Lire l’extrait sur Wikipedia en anglais].
Deux autres clips de Serj Tankian
Film « Après les combats de Bois-le-Prêtre » (1915)
La mort par la guerre, en France.
« Tout récemment, dans un groupe de jeunes gens qui s’étaient réunis pour m’adresser des compliments, je disais : « Le héros est mort, l’invalide seul demeure. Voyez surtout en moi un homme qui n’a pu parcourir 500 mètres à pied depuis l’âge de 23 ans. Ne regardez jamais la guerre à travers cette atmosphère légendaire et romanesque tissée de galons et de décorations. Considérez-la avec des yeux réalistes, et vous ne verrez que ventres ouverts, figures en bouillie, membres déchiquetés, vos mamans qui pleurent, vos fiancées qui pleurent, des orphelins qui réclament leurs pères ».
La guerre a fait de nous des impotents, des aveugles. Elle a aussi réveillé en nous d’antiques instincts de cruauté et de barbarie. Il m’est arrivé de prendre plaisir à tuer. Lorsque nous rampions vers l’ennemi, la grenade au poing, le couteau entre les dents comme des escarpes, la peur nous tenait aux entrailles, et cependant une force inéluctable nous poussait en avant. Surprendre l’ennemi dans sa tranchée, sauter sur lui, jouir de l’effarement de l’homme qui ne croit pas au diable et qui pourtant le voit tout à coup tomber sur ses épaules ! Cette minute barbare, atroce, avait pour nous une saveur unique, un attrait morbide, comme chez ces malheureux qui, usant de stupéfiants, mesurent l’étendue du risque, mais ne peuvent se retenir de reprendre du poison.
A l’issue de la guerre, de retour dans mon joli village basque, c’est avec des yeux de guerrier que je voyais nos ravissants paysages couverts de fleurs et de verdure. Ici, sur cette crête, un magnifique emplacement pour un groupe de combat ; là, un cheminement admirable pour surprendre l’ennemi ; plus loin, dans cet éperon, une position idéale pour une mitrailleuse. Ah, les belles vagues de tirailleurs ennemis qu’elle coucherait ! Partout, dans les cadres les plus poétiques, les plus reposants, l’obsession du combat, l’obsession du meurtre, l’obsession de la mort. C’est cette défloraison de l’âme que j’ai pardonné le moins facilement à la guerre ».
Discours de M. Brana, Bayonne, 15 août 1936.
J’ajoute ici des éléments relatifs au récit du débarquement du 6 juin 1944, compilés et commentés par Baptiste Campion :
« Le débarquement n’est pas un événement ponctuel. Il débute le 6 juin, mais initie une phase de plusieurs semaines caractérisées par une terrible bataille, celle de Normandie. Jusque mi-août (pour la Basse-Normandie) et même début septembre (pour la Haute Normandie), les Alliés vont piétiner face à une défense allemande très efficace et acharnée, que peine à mettre à mal la supériorité matérielle et logistique écrasante des Anglo-Américains. La bataille, une des plus terribles du front ouest (avec la bataille dite des Ardennes), va ravager la majeure partie de la région, détruire une grande partie de ses villes et villages (parfois intégralement réduits à des tas de ruines), et faire des centaines de milliers de victimes : 40000 soldats alliés, 50000 à 60000 soldats allemands et entre 35000 et 50000 civils normands ».
Baptiste Campion complète les représentations courantes autour du débarquement, mentionnant « les morts, comme on le montre beaucoup dans les médias » sur les plages du débarquement, après les premiers assauts, « … mais surtout des blessés (entre 5000 et 6000 parmi les soldats alliés au cours des 24 premières heures) ». Baptiste Campion explique et illustre ensuite l’incroyable logistique déployée dans les heures et les jours qui suivent la première vague de combats visant à permettre de décharger des troupes et des véhicules, passant notamment par la création d’un brise-lames, d’un port artificiel et de pipelines de ravitaillement.
Source : Archives de l’US Coast Guard Collection des US National Archives – https://www.history.navy.mil/our-collections/photography/wars-and-events/world-war-ii/d-day/26-G-2517.html
Baptiste Campion évoque également des crimes de guerre – ici commis par les Alliés – et le statut des « soldats de première ligne », destinés à servir de chair à canon :
« L’armée allemande emploie des soldats originaires de l’est, recrues plus ou moins (in)volontaires se retrouvant en première ligne en Normandie. Un soldat américain enregistre un prisonnier originaire d’Asie centrale (qui ne doit pas être très vieux, à voir sa tête). Certains de ces prisonniers, Géorgiens, sont exécutés par des paras américains de la 101st Airborne Division dans l’après-midi du 6 juin. Il est possible que des paras aient reçu pour consigne de ne pas « s’encombrer » de prisonniers dans les premières heures de l’invasion, au mépris de toutes les lois de la guerre, si tant est qu’il y en ait. Il existe également des témoignages de massacre de prisonniers allemands (notamment des hommes du 507° bataillon d’infanterie) par d’autres unités américaines. Une partie de ces massacres, quoique peu connus et reconnus, est souvent interprétée comme des représailles au massacre de prisonniers de guerre britanniques et canadiens par les SS.
Source : US National Archives – https://catalog.archives.gov/id/513174
Il illustre ensuite la difficulté d’évoluer dans les terres, durant « trois mois de corps-à-corps dans des chemins creux et haies », dans la crainte de tous les instants face à la menace d’un tireur embusqué.
D’autres faits historiques laissent entrevoir des réalités peu glorieuses :
« Hommes du 781st Tank Battalion (3° Armée américaine). Si la cohabitation se déroule généralement bien, c’est aussi en Normandie que se propage dans la population civile la crainte du « soldat noir violeur ». Sur 139 soldats jugés par la justice militaire américaine en France entre juin 1944 et 1945 pour viol sur des civiles françaises, 117 (84%) sont des noirs. Mais différents travaux historiques expliquent cette disproportion : les victimes semblent plus enclines à porter plainte lorsque leur agresseur est noir, les dossiers impliquant des noirs aboutissent beaucoup plus fréquemment devant les Cours militaires que ceux impliquant des blancs, et surtout les soldats noirs sont jugés conformément à la législation de leur Etat d’origine où les relations sexuelles inter-raciales sont interdites et parfois sévèrement condamnées, ce qui explique qu’à faits comparables, les noirs sont plus fréquemment poursuivis et condamnés que les blancs, et écopent de peines plus lourdes (y compris la peine de mort) ».
Baptiste Campion décrit ensuite des messages adressés aux civils, ainsi que les représailles auxquelles ils ont du faire face :
« Tract allié lâché par avion. Le Débarquement, c’est aussi des dizaines de milliers de civils pris au piège, et les bombardements massifs et très destructeurs de villes comme Caen et Cherbourg (entièrement rasées, pour une efficacité militaire douteuse), mais aussi Bayeux, St Lô ou Vire ».
Message Urgent : Du Commandement Supreme des Forces expéditionnaires Alliées aux habitants de cette ville – Source : Portail documentaire du musée de Bretagne et de l’écomusée du pays de Rennes – http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo288945
Le général Eisenhower s’adresse au peuple des pays occupés – Source : Portail documentaire du musée de Bretagne et de l’écomusée du pays de Rennes – http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo288945
« Le Débarquement, c’est [aussi] la nécessité pour les Allemands d’acheminer des renforts pour contrer l’invasion alliée. Ce qui s’accompagne d’une série de massacres contre les populations civiles. La 2° Panzer-SS Division Das Reich, qui s’était déjà illustrée dans diverses opérations contre la résistance dans le sud-ouest de la France, quitte la région toulousaine le 8 juin pour le front normand. Durement harcelée par la résistance (notamment autour de Groléjac, au prix de dizaines de tués parmi les maquisards) qui retarde son mouvement, elle déchaîne de sanglantes représailles contre les populations. Le 9 juin, 99 otages sont pendus à Tulle et 67 maquisards et habitants sont fusillés à Argenton-sur-Creuse. Le 10 juin, le 1er bataillon du 4e régiment de Panzergrenadiers assassine 642 habitants à Oradour-sur-Glane avant d’incendier la localité (photo). La plupart des 6000 hommes de la Das Reich avaient entre 17 et 18 ans, beaucoup étaient des « malgré-nous » alsaciens engagés de force. Beaucoup d’entre eux seront tués ou portés disparus en Normandie. Une partie des survivants est jugée en 1953, avant le vote d’une loi d’amnistie ».
Il montre enfin combien les scènes de libération ont pu s’avérer beaucoup moins « festives » que ce que l’on peut voir dans des représentations communes de celles-ci.
« Spectacle familier de la libération de l’Europe de l’ouest: un char M4 Sherman (ici : d’un escadron canadien de reconnaissance, les Sherbrooke Fusiliers) dans les faubourgs de Caen le 10 juillet 1944. Mais sans la foule pour acclamer les libérateurs : la population a fui, ou est terrée dans les caves en raison des combats et des bombardements intenses qui frappent la ville depuis plus d’un mois ».
« Saint Lô, en 1944 pour le magazine Life. Surnommée « capitale des ruines », la ville est détruite à 95%. Elle subit d’abord un terrible bombardement allié dans la nuit du 6 au 7 juin, faisant près d’un millier de victimes. Elle est ensuite dévastée au cours de la bataille dite de Saint Lô, et notamment des combats dans l’agglomération même entre les 15 et 17 juillet, date de la prise de la ville par les Américains. Les Allemands tentent alors de la reprendre, notamment au cours d’une importante contre-attaque le 20, et la ville subit alors les tirs intenses de l’artillerie allemande ».
Sources
Références bibliographiques
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BaTBaiLeyS (chaine Youtube), 7 témoignages montrant le vrai visage de la guerre (Youtube, 2020)
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Jégo, J., Après Hiroshima et Nagasaki, soixante-dix ans d’essais nucléaires (Libération, 2015)
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Le Point, Les terribles viols des Alliés occidentaux en Allemagne en 1945 (Le Point, 2015)
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Monsieur Phi, Tu dois ! – La loi morale selon Kant (Youtube, 2019)
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Pol-Droit, R., Ruwen Ogien : « Ne pas nuire aux autres, rien de plus » (Le monde, 2001)
Roser, M., Global deaths in conflicts since the year 1400 – by Max Roser (2015)
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Wikipédia :
Clips, citations et illustrations
Affiche de mobilisation générale en France du 2 août 1914 – Wikimedia Commons
Balavoine, D., Daniel Balavoine, dans l’émission 7 sur 7 en 1983
Bill Watterson, Calvin et Hobbes – On Killing
Bob Dylan – Blowin’ in the wind
Bob Dylan – Masters of War
Desprosges, P. : « L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui »
Fischerspooner – We Need a War
Greenday – Wake me up when September ends
Metallica – One
Serj Tankian – Harakiri
System of a down – BYOB
Tarmac (reprenant Brassens) – La ballade des gens qui sont nés quelque part
Valéry, P. : « La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas ».