Cet article, dans la lignée des articles état des lieux de la finitude humaine, l’homme (psychologie sociale) et l’absurdité : l’être inhumain, décrit notamment l’humiliation et le mépris ; des actes de cruauté commis par des êtres humains. Si l’homme est celui qui est capable de distinguer l’humain de l’inhumain, il est aussi le seul dont le comportement puisse être qualifié en ces termes. Ces considérations nous mèneront à caractériser la « fragilité des valeurs humaines ». Malheureusement, ce genre de comportements méprisants et violents ne sont pas causés que par la haine, l’obéissance par peur ou la colère.
Bien souvent, les valeurs humaines semblent éclipsées par d’autres causes telles que la faim, la fièvre, l’orgueil, la domination, ou encore par une simple absence de réflexivité, de questionnement sur ses propres actes et leur moralité.
Cet article rejoint plusieurs thèmes développés dans la catégorie Éthique et anthropologie philosophique.
Il a été rédigé initialement dans le cadre d’un travail de réflexion en Anthropologie philosophique, en 2007-2008. La version résumée ici est dépouillée des citations issues des trois ouvrages de référence, et se focalise sur ses aspects éthiques, intitulés « l’humiliation, la cruauté (ou l’homme comme être inhumain) » et « la fragilité des valeurs humaines ».
Sources
- Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris : Gallimard, 1978 (essai philosophique et biographique sur la vie dans les camps de concentration)
- J.M.G. Le Clezio, La fièvre, Paris : Gallimard, 1965 (recueil de nouvelles)
- P. Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris : Plon, 2001 (ouvrage anthropologique et psychanalytique concernant les clochards)
L’humiliation, la cruauté (ou l’homme comme être inhumain)
L’humiliation peut être une des causes de l’absence (à entendre comme absence à soi, absence à l’autre, aliénation). Pourquoi vouloir tisser des liens avec une humanité cruelle (remarquons l’ironie de cette juxtaposition de termes qui peuvent paraître antinomiques) ? Elle est caractérisée par le mépris, l’écrasement, et donc par un certain mouvement de dissociation. Le mépris instaure une relation hiérarchique entre un individu ou un groupe et d’autres qui n’y appartiennent pas.
L’humiliation permet le mépris et, dans l’œuvre de Robert Antelme, autorise et justifie les coups. Notons que dans ce même bouquin est souligné combien l’humiliation est une forme de violence extrême. En effet, on pourrait croire que les détenus, haineux envers leurs tortionnaires, voudraient surtout les frapper ou les tuer en retour. En réalité, ils estiment que la souffrance infligée par l’humiliation est bien pire, et imaginent parfois la faire subir à leurs ennemis.
Dans le roman de Le Clezio, à la fin du chapitre « Martin » (dès la page 167), nous avons affaire à l’humiliation de ce dernier par des enfants de son âge. Il n’y a pas de raison apparente à ce comportement. On remarquera la similitude avec celui qu’avait d’ailleurs Martin peu avant, se réjouissant du pouvoir qu’il exerçait sur un insecte.
Il semblerait que l’on puisse humilier, être cruel, par jeu. Il semblerait que l’homme, celui qui définit ce qui est humain, puisse ne pas l’être parce qu’il est peut-être fasciné par le pouvoir que l’humiliation lui procure. Peut-être n’est-il aussi inhumain que pour s’amuser ?
La fragilité des valeurs humaines
Ainsi, contrairement à ce que nous pourrions croire, des comportements inhumains peuvent être occasionnés par autre chose que de la haine ou de la colère. L’histoire de Martin en témoigne parfaitement. Dans le même ouvrage, une autre cause tout aussi inattendue parait provoquer la violence : c’est la fièvre.Nous pouvons directement mettre ces considérations en relation avec l’essai de R. Antelme : la faim peut elle aussi être une cause de délire ultra violent, peut faire oublier amis, femme et enfants. Enfermez un homme quelconque sans nourriture pendant 4 jours dans le noir le plus total, puis proposez-lui de lui en donner en échange d’un meurtre. Peu importe qui est cet homme, il y a fort à parier qu’il envisagera la chose (peut-être pour la refuser aussitôt), s’il ne passe carrément pas à l’acte. Notre environnement peut contribuer à nous transformer en criminels. Par la suite, on a un lien beaucoup plus apparent avec ce qui a été dit lors de nos précédents commentaires quant à l’histoire de Martin. Les coups et humiliations permettent simplement de renforcer celui qui les fait subir dans une image de lui caractérisée par la force et le pouvoir, par la distinction entre lui et les faibles : c’est ici la soif de force, de pouvoir, de domination qui rend violent.
Dans l’ouvrage de P. Declerck, l’idée que la faim peut engendrer l’oubli des valeurs humaines est élargie à toute souffrance, toute douleur. Patrick Declerck évoque aussi la laideur et l’odeur. Devant la différence, devant les malheurs, nous aurions tendance à haïr. Ces réflexions semblent nous amener à un point de vue fort négatif sur l’homme, qui agit en faisant passer sa douleur avant tout, en écrasant pour mieux assouvir sa soif de puissance ou pour amuser une curiosité morbide.
Cela témoigne d’une autre problématique qui n’est pas dépourvue d’enjeux : en situations extrêmes, tout homme serait un criminel potentiel. En d’autres termes, par exemple, si vous affamez quelqu’un pendant quatre jours et que vous lui proposez ensuite de manger en échange d’un meurtre, il n’est absolument pas dit qu’il choisira de ne pas manger. On pourrait donc penser à des situations que crée la société et qu’il faudrait éviter, car elles sont criminogènes.
Néanmoins, on voit aussi que c’est face à l’adversité que les valeurs transparaissent le plus, que l’humanité montre ses limites, mais aussi sa force. Nous sentons bien que des auteurs qui n’auraient pas continué de croire malgré tout en une certaine force des valeurs n’auraient pas écrit ces ouvrages. Dans L’Espèce humaine, il y a des moments de solidarité et de partage, par exemple. Dans La fièvre, le caractère pathologique et cruel est mis en avant. En d’autres termes, même s’il semblerait qu’un rien déclenche des comportements inhumains, qu’ils peuvent surgir même sans raison, cela ne nie pas l’humanité, l’altruisme. Le simple fait de pointer ces moments de folie, d’inhumanité, comme pour les dénoncer (ou simplement espérer que cela n’arrive plus jamais), c’est affirmer l’importance de valeurs d’humanité. Autant l’humain surprend par l’absurdité de sa violence, autant il surprend lors de sa résistance, de son attachement à ses valeurs, lors de situations difficiles.
Annexe : Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1978
L’auteur relate le peu de solidarité dans les camps de concentration. Les hommes qui ont faim procèdent selon l’adage du « chacun pour soi » : ils attaquent, volent, et rarement partagent, même avec leurs amis. Il semble qu’un rien puisse ébranler les valeurs humaines, la simple « laideur » peut apparaître comme un motif pour mépriser, humilier, écraser. On voit aussi avec le cas de Fritz qu’il n’y a pas besoin de haine ou de colère pour frapper. Certains le font par obéissance. D’autres, pour s’amuser et se défouler. Souvent, sans vraiment se poser de question sur ce qu’ils sont en train de faire.
Tout cela, et pourtant…
Et si, pour un seul être bon en puissance, il fallait s’engager ? Et si Antelme et les autres avaient écrit justement parce qu’ils croient suffisamment en l’humanité ? Et si, malgré toutes ces horreurs, cela valait le coup de croire que l’on peut devenir plus humains ?
N’est-il pas envisageable de réhabiliter une forme d’optimisme, de faire sens face à l’absurde ?