La rédaction de cet article fait suite à la lecture de deux autres : Apprendre par le numérique pour un lycéen : mission (im)possible ? et Hélène Michel (GEM) : « Pour les étudiants, le jeu n’est pas sérieux », par Isabelle Dautresme.
« On vous dit scotchés à vos écrans et branchés nouvelles technologies. On pensait donc vous voir applaudir des deux mains l’entrée en classe des tablettes, smartphones, “serious games” et autres réseaux sociaux. Mais à vous écouter, apprendre en jouant grâce au numérique, ce n’est vraiment pas sérieux. Trop conservateurs, les élèves ? Enquête ».
Apprendre par le numérique pour un lycéen : mission (im)possible ? (2014).
Certains « penseurs » du numérique, des « serious games » et autres « nouvelles » pédagogies devraient probablement être plus à l’écoute des fondements des critiques qui leur sont adressées par les apprenants eux-mêmes.
S’il y a sans doute des enjeux à utiliser des outils contemporains pour apprendre, et que ceux-ci engendrent des compétences spécifiques, il importe que le choix de la méthode soit subordonnée à l’objectif didactique, et non l’inverse (cf. mon dossier sur les apprentis sorciers de l’éducation aux médias).
Il n’est donc pas question de nier les enjeux des technologies, à propos desquels je me suis par ailleurs déjà exprimé, mais bien d’interroger la pertinence des choix idéologiques qui prétendent en découler.
Sortir du consensuel et des slogans
Eric Bruillard le relevait déjà en 2011 : la question du numérique en éducation génère beaucoup de slogans peu étayés, en quête de débats.
Dans le cas qui nous intéresse, la phrase suivante, par exemple, est tout simplement fausse : « Or avec les nouvelles technos et le numérique, les rôles se répartissent différemment : c’est vous qui construisez votre propre cours avec l’aide du professeur ». C’est un cliché. Le cours peut être construit de manière collective et/ou interactive sans avoir recours à des dispositifs numériques particuliers, de même qu’il peut être très magistral avec eux. Par contre, dans le cadre d’une construction, il peut être adéquat d’utiliser certains supports plutôt que d’autres.
> Sur la question du lien entre « nouveaux » médias, simple « transmission » de contenus et interactivité, cf. Nouveaux médias : de la passivité à l’interactivité ? (2012).
> Découvrir également Et si le numérique entrait réellement à l’Ecole ? (2014).
Certains professeurs, actifs sur les réseaux sociaux et dans le domaine, feraient bien à mon avis de s’enquérir davantage de l’opinion des étudiants à leur égard, et de la comparer avec celle de ceux-ci vis-à-vis de leurs collègues. Je pourrais étayer ces propos de témoignages ou de mon vécu, mais tiens à ne pas basculer dans des pratiques que je dénonce.
Ce que je peux en tout cas dire, c’est que l’aura dont bénéficient certains intervenants sur base de leurs spéculations ou expériences partagées sur le web ne correspond pas toujours à la qualité perçue des dispositifs pédagogiques qu’ils mettent en place.
L’innovation n’est pas une fin en soi
Je ne rejoins pas l’idée qu’il faille innover à tout prix, bien que le mot « innovation » ait une connotation positive comme dans cette affirmation par exemple : « les « serious games » (jeu sérieux), qui ont pourtant le vent en poupe auprès des enseignants innovants ».
L’innovation semble recueillir un certain consensus et aller de soi dans un contexte mouvant, d’autant plus s’il est question de former les apprenants par rapport à leur avenir, plutôt que vis-à-vis de leur contexte immédiat. Il est ainsi question de les mettre face à des situations nouvelles afin que ceux-ci puissent apprendre à les dépasser en mobilisant des ressources.
Néanmoins, à la question de savoir s’il faut véritablement innover ou non, Hubert Guillaud pense qu’il serait hasardeux de répondre de manière absolue :
« On peut certes innover sans questionner les finalités. Mais c’est pourtant bien elles qui demeurent tout l’enjeu de l’innovation et ce sont bien elles qu’il va falloir un jour mettre à plat ».
Sortir des effets de mode en pédagogie
Je ne pense pas non plus qu’il faille faire du « magistral » avant tout et qu’en faire le seul référent méthodologique soit une idée judicieuse. Le « formatage » a par contre effectivement un rôle à jouer, mais là encore il s’agit d’un terme connoté (et cette fois négativement). Pour ma part, je crois qu’il ne faut pas vouloir changer trop radicalement la pédagogie (et suis tout aussi critique par rapport à un positionnement réactionnaire, réfractaire à l’intégration de nouvelles manières et nouveaux outils pour apprendre, notamment par l’image). La dimension routinière – voire rituelle – fait aussi partie de l’apprentissage. C’est aussi une question d’habitude, tant pour les enseignants que les apprenants. Des temps d’adaptation et d’appropriation sont nécessaires.
Cela n’implique nullement qu’il ne faille pas faire évoluer l’institution scolaire, mais que cette évolution doit prendre en compte les réalités de terrain, et non seulement quelques principes simplistes ânonnés par ceux qui pensent détenir des recettes miracles.
> Au sujet de la place du magistral, lire également un article de Sylvain Léauthier : Cours magistral (apprendre à disparaitre à l’ère de la technique) (2014) [1].
On notera qu’en règle générale, un nouveau haut responsable de l’enseignement aime y « apporter sa pierre ». Sauf qu’au lieu de bâtir sur base de ce que ses prédécesseurs ont tâché de mettre en place, souvent, chacun repart d’une page blanche, avec en perspective de « grandes » réformes. Et l’on assiste donc plutôt à une succession de modes qu’à un véritable renouveau durable.
A ce niveau, plusieurs paradigmes associés généralement aux médias numériques précédent l’apparition ces médias (par exemple en ce qui concerne les pédagogies dites « actives »).
Intégrer la critique plutôt que la balayer
Dans l’article Apprendre par le numérique pour un lycéen : mission (im)possible ?, les explications proposées quant aux réticences des apprenants envers les « jeux sérieux » sont assez réductrices. Pour caricaturer, il est suggéré que les étudiants ne perçoivent pas le sens de l’usage des nouvelles technologies, et ce non pas parce que ce sens est absent, mais surtout parce qu’ils n’ont pas l’esprit encore assez enclin à le percevoir. Je pense qu’il faut être plus nuancé, avec chacune de ces hypothèses.
Pour Hélène Michel, le scepticisme des étudiants est avant tout un scepticisme de forme, que l’on peut habillement dépasser par des stratégies (à la limite de la manipulation) :
« Comment les convaincre de l’intérêt de jouer ? En faisant très attention à la manière dont on présente le serious game. Au terme de jeu, on va préférer celui de hard fun, de défi ou de challenge, en écho à l’esprit de compétition de nos élèves et à leur goût pour la difficulté. Mais on obtient véritablement leur adhésion qu’à partir du moment où ils intègrent l’idée que dans les entreprises aussi, on joue, et de plus en plus. Dans le monde du travail, le serious game est devenu une réalité ».
Bien sûr, le terme de « jeu » peut avoir un côté infantilisant aux yeux de l’apprenant, surtout s’il s’agit d’un adolescent. Il est d’ailleurs paradoxal au final de parler de jeux sérieux. Par contre, l’argument de la réalité du monde du travail est un argument de pur conformisme. Ce qui est (à un moment donné) ne justifie aucunement de ce qui doit être.
> Au sujet des pratiques professionnelles en lien avec l’éducation, lire également Pédagogie des formations professionnelles : discours sur la méthode (2012) et La pédagogie des travaux de groupe (2008).
> Par rapport aux arguments fallacieux, lire aussi La logique face aux mauvais arguments (2014).
Une piste supplémentaire consiste à approfondir la (les) catégorisation(s) des jeux à visée éducative (y compris ceux qui ne nécessitent pas l’usage du numérique, comme un simple quiz ou un jeu de rôle, par exemple). Un jeu n’est pas l’autre, et donc il est parfois réducteur d’en parler de manière absolue.
Développer l’autonomie
Enfin, on relèvera une contradiction pourtant évidente de l’affirmation suivante : « les élèves doivent être autonomes ». Derrière cette phrase consensuelle, il y a un véritable positionnement moral, normatif. « Soyez libre ». L’apprenant est obligé d’être libre. Libre d’une certaine manière, fort probablement. Quelle est la liberté attendue ?
> Sur cette vaste question de l’autonomie (et de « l’esprit critique ») en éducation, voir notamment les articles suivants : La pensée critique. Pourquoi est-elle si difficile à enseigner ? (2012), L’autonomie de l’élève : émancipation ou normalisation ? (Recherches en éducation, 2014) ainsi que Questions philosophiques d’éducation aux médias (Philosophie et éthique de la communication, 2014).
> Dans mon article Sur la réflexivité dans les pratiques d’éducation aux médias et à l’information (Mediadoc, 2014), je développe l’enjeu de questionner les finalités, compétences, méthodes et contenus (en regard des savoirs, usages et représentations des apprenants), tant au niveau individuel pour les enseignants, mais aussi en amont, au niveau de l’élaboration éventuelle d’un cursus disciplinaire.
L’article, clairement orienté, oublie donc de réfléchir aux objectifs qu’un dispositif peut atteindre – et n’atteint d’ailleurs pas forcément. Les technologies peuvent permettre de renforcer l’autonomie, elles peuvent favoriser l’interactivité et l’accompagnement différencié. Le fait que les apprenants éprouvent des réticences est un indicateur que cela ne fonctionne pas toujours.
Pour un pluralisme situé et évalué
Cela signifie-t-il que je suis contre l’usage des technologies en classe ? Certainement pas. Je suis pour la subordination de l’usage au sens pédagogique, à la visée éducative. Je pense que celle-ci doit être la plus explicitée, la plus transparente possible. Je crois d’ailleurs qu’il y aurait moins de réticences par rapport à certaines activités si le sens en était véritablement perçu par les étudiants, non parce que l’on a essayé de les en convaincre (…), mais parce que ce sens existe réellement et a été expliqué.
« En pédagogie, il est possible d’identifier des pratiques moins pertinentes ou moins efficaces que d’autres, du moins dans un certain contexte et en regard d’objectifs bien définis ».
Sur la réflexivité dans les pratiques d’éducation aux médias et à l’information (Mediadoc, 2014).
Aussi, je me positionne en faveur d’un pluralisme en éducation. Pluralisme n’est pas relativisme. Cela ne veut pas dire que toute méthode se vaut. Il ne suffit pas de « varier pour varier ». Simplement, il s’agit d’évaluer au cas par cas les contenus et méthodes en fonction non seulement des enjeux, mais aussi des manières d’apprendre et des sensibilités du ou des publics.
Varier les pédagogies et être au clair avec ce qu’elles présupposent sont à mon sens deux principes didactiques de base.
> Pour approfondir les considérations épistémologiques, cf. Doctrines et courants en épistémologie, Concepts et tensions en épistémologie, Présupposés épistémologiques en journalisme et en éducation et Liens entre vérité et liberté (Philosophie et éthique de la communication, 2014), ainsi que la catégorie Vérité et épistémologie de ce blog.
> Pour approfondir des questions de didactique (savoirs morts, inégalités, évaluation, méthodes d’enseignement, etc.) : Les apprentis sorciers de l’éducation aux médias (2012), Présupposés moraux en éducation et en journalisme (Philosophie et éthique de la communication, 2014) ou encore la catégorie Enseignement de ce blog.
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[1] Je n’adhère pas à tout ce qui est dit dans cet article (notamment en ce qui concerne certaines généralisations à l’ensemble de la société), mais les questions qu’il soulève semblent fondamentales par rapport à des « nouveaux » paradigmes, a priori et postulats pédagogiques (parfois érigés en dogmes) qui accompagnent les innovations numériques…
- La tension entre l’agitation du « faire » (collectif) et l’invisible du « penser » ;
- La combinaison prudente et raisonnée de méthodes (pluralisme) plutôt que le rejet ou l’adoption systématiques ;
- L’importance accordée à la liberté de choix face aux dogmes de tous poils (relatifs aux méthodes et contenus qu’il faudrait absolument adopter ou bannir, par exemple), surtout « marketeux » ;
- La réflexion sur la disparition, le silence, le sens, qui rejoint en quelque sorte mon article « Penser la mort, l’absurde et le sens », notamment en note 3.