1. L’intersection d’un ensemble de pensées ?
Nous avons déjà abordé le concept de « finitude » humaine en guise d’introduction générale aux articles relatifs à l’épistémologie et à l’éthique. Il s’agit d’une remise en cause fondamentale de l’humain, tant dans sa faculté de connaître (sciences, raison), que dans sa faculté d’agir librement et de faire le bien. Une remise en cause globale du concept de progrès accompagne souvent cette réflexion. Nous nous attardons ici sur la dimension morale de ce questionnement.
Plusieurs auteurs de différents courants développent une réflexion que l’on peut associer à cette problématique.
Freud, Marx et Nietzsche[1] considèrent en quelque sorte l’idée que la moralité n’est pas une donnée constitutive « transcendante » de l’être humain, mais qu’elle est soumise à des données psychologiques, sociologiques et historiques qui dépassent l’homme et sa conscience et qui éventuellement l’aliènent, ou en tout cas déterminent son action indépendamment de sa volonté. L’inconscient, les pulsions, d’une part, et la règle socioculturelle d’autre part, peuvent être perçus comme autant de déterminismes qui « affaiblissent » l’Homme idéal, rationnel, tel qu’il était conçu pendant la Modernité (ces propos sont approfondis dans Une philosophie de la finitude).
Les guerres mondiales, principalement la seconde, font par la suite elles aussi couler beaucoup d’encre, après le sang versé. Robert Antelme (L’espèce humaine) ou encore Primo Lévi (Si c’est un homme), par exemple, ont vécu l’atrocité des camps de concentration, et ont pu « étudier » l’humain dans les pires conditions. La description de l’atrocité, qui n’a même a priori aucune cause, donne des frissons au lecteur.
Après cette période de guerre, Hannah Arendt, précédemment élève et amante de Martin Heidegger, suit de près le procès d’Adolf Eichmann, un des bourreaux du système nazi. Son envie de comprendre ce qui peut pousser un être humain quelconque à commettre des crimes atroces débouche sur la thèse de la « banalité du mal » (lire aussi Faut-il « en finir » avec Arendt ? (2020)).
Tout ce courant d’« anthropologie philosophique » (de questionnement sur ce qu’est l’être humain) va se spécialiser et donner naissance entre autres à la psychologie sociale. Stanley Milgram, en 1965, élabore son test relatif à l’obéissance à l’autorité légitime, tandis que Asch teste et atteste en quelque sorte la thèse de l’existence du conformisme, dans une certaine mesure.
Des auteurs, faits et analyses contemporains rejoignent ces « penseurs de la finitude humaine ». Un roman comme Extrêmement fort et incroyablement près (J. Safran Foer), réaction aux événements du 11 septembre 2001, notamment, peut lui aussi nous mettre en prise avec ce genre de réflexion. C’est le cas également de l’étude anthropologique des clochards (Les Naufragés) de Patrick Declerck[2]. De plus, des penseurs tels que Camus ou Lyotard, concernant l’absurdité et la postmodernité, ont eux aussi leur mot à dire quant aux réflexions qui suivent.
Des réflexions contemporaines : l’absurdité, l’être inhumain
2. La seconde guerre mondiale : la fragilité des valeurs humaines[3]
La seconde guerre mondiale a plus que probablement été une claque dans la figure de l’histoire de l’humanité. Ces faits nous mettent en prise avec l’humiliation et le mépris ; la possibilité d’une cruauté estimée impossible. S’il est celui qui est capable de distinguer l’humain de l’inhumain, l’homme est aussi le seul dont le comportement peut être qualifié en ces termes. Ces considérations nous mèneront à caractériser la « fragilité des valeurs humaines ». Malheureusement, ce genre de comportements méprisants et violents ne sont pas causés que par la haine, l’obéissance par peur ou la colère. Bien souvent, les valeurs sont éclipsées par d’autres causes telles que la faim, la fièvre, l’estime de soi, ou encore par une simple absence de réflexivité. C’est de cet humain au plus proche de sa « nature » que R. Antelme parle, dans L’espèce humaine.
L’auteur relate le peu de solidarité dans les camps de concentration. Les hommes qui ont faim procèdent selon l’adage du « chacun pour soi » : ils attaquent, volent, et rarement partagent, même avec leurs amis. Il semble qu’un rien peut ébranler les valeurs humaines, la simple « laideur » peut apparaître comme un motif pour mépriser, humilier, écraser. On voit aussi avec le cas de Fritz, un tortionnaire nazi, qu’il n’y a pas besoin de haine ou de colère pour frapper. Il ne le fait pas non plus par conviction, mais pour écraser, presque comme une fin en soi. Certains le font par obéissance. D’autres, pour s’amuser et se défouler. Souvent, sans vraiment se poser de question sur ce qu’ils sont en train de faire.
Ces réflexions semblent nous amener à un point de vue fort négatif sur l’homme, qui n’agit que selon ses tripes, en faisant passer sa douleur avant tout, en écrasant pour mieux assouvir sa soif de puissance et pour amuser une curiosité morbide.
Cela évoque quelque chose qui n’est pas dépourvu d’enjeu : en situations extrêmes, l’homme est un criminel potentiel. Si vous affamez quelqu’un pendant cinq jours et que vous lui proposez ensuite de manger en échange d’un meurtre, il n’est absolument pas dit qu’il choisira de ne pas manger. On pourrait donc penser à des situations que crée la société et qu’il faudrait éviter, car elles sont criminogènes (c’est l’enjeu de la catégorie société).
Néanmoins, on voit aussi que c’est face à l’adversité que les valeurs transparaissent le plus, que l’humanité montre ses limites, mais aussi sa force. Nous sentons bien que des auteurs qui n’auraient pas continué de croire malgré tout en une certaine force des valeurs n’auraient pas écrit ces ouvrages. Dans L’espèce humaine, il y a des moments de solidarité et de partage, par exemple. En d’autres termes, même s’il semblerait qu’un rien déclenche des comportements inhumains, qu’ils peuvent surgir même sans raison, cela ne nie pas l’humanité, l’altruisme. Le simple fait de pointer ces moments de folie, d’inhumanité, comme pour les dénoncer, c’est affirmer l’importance de valeurs. Autant l’homme surprend par l’absurdité de sa violence, autant il surprend lors de sa résistance, de son attachement à ses valeurs, lors de situations difficiles.
Dès lors, une lueur d’espoir ? Et si le simple fait de publier cet essai était l’affirmation de quelque chose qui dépasse (ou du moins, d’une volonté de dépasser !) cet inhumain ?
3. Le XXème siècle, summum de la barbarie ?
Les atrocités commises pendant seconde guerre mondiale ont la particularité d’être systématisées et basées sur une idéologie. Un homme peut en torturer un autre, physiquement et mentalement, avec le sourire aux lèvres. Parfois même sans haine, parfois sans même savoir pourquoi… Juste parce que c’est comme ça. Des théories plus pessimistes les unes que les autres voient le jour. La « postmodernité », caractérisée entre autres par la mise en cause de la croyance dans le progrès, bat son plein.
Malheureusement, des actes cruels commis par des hommes, il y en a depuis la nuit des temps (voire davantage auparavant, soutiendraient certains historiens). D’aucuns regardent des animaux mourir pour le plaisir, d’autres frappent ou violent. Quotidiennement, des gens sont humiliés, égorgés, lacérés, écartelés, noyés ou encore froidement tués par d’autres hommes. Tout cela est fait devant un proche de la victime, menacé, nargué ou encore trainé dans la boue. Il existe des actes de racket, d’insultes, de médisance… Au delà de l’égoïsme, de la haine et de la colère, tous ces actes ont déjà été commis sans sourciller, sans même en avoir la volonté, « comme ça ».
Au-delà d’un éventuel « caractère » de l’homme, de ses instabilités, de ses troubles mentaux.
Certains n’ont pas eu besoin de raisons pour être cruels. Du moins pas pour continuer à l’être.
Même la justice est loin d’avoir toujours été tendre. Comme illustration, lisez les 20 premières pages de Surveiller et punir de Michel FOUCAULT, (1975).
En bref, si les médias et certains penseurs pointent les comportements qui sont advenus pendant la guerre, ceux-ci sont malheureusement loin d’être les seuls qui témoignent de l’atrocité dont se sont révélés capables de nombreux hommes.
Certaines fictions, même « populaires », réfléchissent le rapport à l’absurde et à l’atrocité de manière très pointue. Ainsi, si un film comme Fight Club, de David Fincher, met sans doute le doigt sur des problématiques sociales qui touchent une certaine population, dans une certaine mesure (il est plus que probablement à relativiser et nuancer), le manga Yuyu Hakusho, principalement dans son épisode « le chapitre noir », présente un homme complètement désarmé par rapport à la vision qu’il a eue de l’humanité en visionnant une compilation vidéo de plusieurs milliers d’heures, recensant les pires actes commis par ses frères.
4. Hannah Arendt : la « banalité du mal »
Pour Arendt (Eichmann à Jerusalem et Condition de l’homme moderne), tout homme banal aurait pu être nazi, en quelque sorte. Les hommes qui ont été des nazis n’étaient pas tous des monstres sanguinaires, au contraire…
Lire aussi : Faut-il « en finir » avec Arendt ? (2020)
Elle étudie plus spécifiquement le cas d’Adolf Eichmann. Il était considéré comme bon père de famille, travailleur, collègue agréable… Par rapport aux juifs, il n’avait ni haine, ni motifs, ni volonté. Il n’avait en quelque sorte aucune motivation égocentrique à agir comme il l’a fait. Il a plaidé non-coupable par rapport à sa place dans le processus d’extermination de juifs, répétant qu’il n’a fait qu’obéir aux ordres et qu’il n’a lui-même exécuté personne de ses propres mains.
En d’autres termes, cela choque, mais certains des pires bourreaux, comme Eichmann, faisaient partie des personnes les plus « banales », « sans histoire ». Il ne fait que répéter en boucle ses arguments. C’est un petit calculateur, qui a « érigé sa pensée en monolithe ». Pour Arendt, Adolf Eichmann n’est en réalité qu’un médiocre.
Pour la philosophe, ce qui a fait défaut à Eichmann consiste en une réflexion sur ses actes, une prise de recul éthique. Il ne suffit pas de ne pas vouloir faire de mal (absence de volonté) pour ne pas effectivement commettre des actes nuisibles : il s’agit véritablement d’un acte d’attention positif. Les personnes qui ont mal agi n’étaient pas nécessairement stupides (ce serait trop simple si seuls les gens stupides se livraient au mal). D’ailleurs, les individus concernés étaient parfois très intelligents et même des intellectuels comme Martin Heidegger ont adhéré au national-socialisme allemand. Eichmann était lui-même relativement futé, mais n’exerçait pas son jugement moral, c’est à dire qu’il ne prenait pas le recul nécessaire quant à la situation. Cela fait appel à la raison morale, et non à la raison mathématique / à une forme de raison « calculatoire » (raison logique, entendement… Arendt a lu Kant et différencie le domaine moral, de l’action, du domaine de la connaissance). On s’inscrit ici dans un revers de la modernité : l’homme n’est plus considéré comme purement rationnel, conscient, maître de lui et du monde, mais il est « fragile » et est sujet au mal.
C’est cela qui fait dire à Arendt que « c’est dans le vide de pensée que s’inscrit le mal ». Elle ne dit pas qu’Eichmann ne sait pas tenir un raisonnement logique, mais que sa pensée est vide, creuse, qu’elle est sans âme. C’est le discours d’un médiocre, d’un lâche qui ânonne des vérités sans vraiment les interroger. Cela signifie pour la philosophe que tout être humain « banal » qui n’exerce pas ses facultés morales est potentiellement capable de réaliser les pires choses. En d’autres termes, pour elle, Eichmann n’était pas un monstre écervelé une fois pour toutes : il a commis des atrocités parce qu’il n’a pas prêté attention à la portée de ses actes. Pour Arendt, c’est en prenant l’habitude d’exercer son jugement moral, ses facultés d’attention éthiques, que l’on peut prévenir le mal.
Suite à sa réflexion, je pense qu’il est du devoir de l’homme politique, ainsi que du média (et donc, du pouvoir en général) d’aider le citoyen à exercer son jugement, à s’ouvrir à autrui, à le prendre en compte. Bref, il faut montrer aux gens que les enjeux à exercer ce jugement sont de taille…
Arendt explique donc les faits absurdes et violents commis par Eichmann par une sorte de suspension du jugement moral. Des tendances issues d’études de psychologie sociale ajoutent à cela l’idée qu’en situation collective, notamment, un individu peut se décharger de son jugement moral. Lorsque l’on fait une action à plusieurs, la responsabilité peut se diffuser, pour ne plus peser en réalité sur personne. C’est là que se pose, à mes yeux, un des enjeux : comment faire pour que la société dans son ensemble ne favorise pas des situations dans lesquelles les individus ne se sentent pas responsables des leurs comportements qui peuvent porter préjudice à autrui ? Comment faire pour qu’une population n’ait pas besoin de se réunir pour trouver une sorte de « bouc émissaire » pour ensuite le faire souffrir ? Une chose qu’Arendt a sans doute également voulu souligner, au fond, c’est que « Monsieur et Madame Tout-le-monde » ne sont pas exempts de se poser la question de leurs actes…
La violence est-elle inévitable, est-elle une pression continue ? Peut-on juste espérer la canaliser ? Ou peut-on la convertir en quelque chose qui met en avant l’identité, la sécurité, etc. ? Ou encore, peut-on la réduire ? Quid par ailleurs de notre rapport au monde, via notre action ? (Cf. à ce sujet Hans Jonas, Le principe responsabilité, 1979).
[1] Paul Ricœur les qualifie de « maîtres du soupçon ».
RICOEUR, P., De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris : Le Seuil, 1965.
[2] DECLERCK, P., Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris : Plon, 2001.
(Ouvrage anthropologique et psychanalytique concernant les clochards)
[3] ANTELME, R., L’espèce humaine, Paris : Gallimard, 1978.
Essai philosophique et biographique sur la vie dans les camps de concentration. Voir aussi l’ouvrage Si c’est un homme, de Primo Levi.