Questions posées par Chloé Saeys, étudiante en communication à l’ISFSC.
Le « marketing d’influence » s’est massivement développé ces dernières années, quel regard portez-vous sur ces nouvelles pratiques de communication ?
Si le marketing d’influence se définit comme étant « un type de marketing qui s’appuie sur des leaders d’opinion pour réaliser la promotion d’un produit » (déf. Wikipédia), alors on peut relier ça à la notion de « two-step flow of communication » de Lazarsfeld, par exemple (voir aussi : Two-step flow model of communication, sur Britannica).
Dans le cadre des élections de 1940 aux Etats-Unis, Paul Lazarsfeld a interrogé un panel de personnes afin de comprendre ce qui a motivé leurs choix électoraux. Il a constaté que ce n’étaient pas tant les médias de masse, mais plutôt des cercles intermédiaires, des proches (et plus précisément des « influenceurs », des « leaders d’opinions » parmi ces proches) qui étaient les principaux moteurs d’influence.
La théorie de la communication à deux étages signifie que les médias de masse n’ont pas une influence directe sur les gens. Il y a un étage intermédiaire entre les médias de masse et les individus : c’est l’étage des influenceurs. Autrement dit, il y a le niveau des médias de masse, puis celui des influenceurs pour faire changer l’opinion des gens.
De manière générale, l’adhésion des individus à des croyances ou a l’adoption de nouveaux comportements est fortement liée à des variables sociales et affectives. Comme expliqué dans cet article, en 2003, Cohen montre par exemple qu’en situation d’évaluation d’une décision, l’appartenance politique présumée du décideur a davantage d’impact sur l’adhésion d’un individu que la nature de la décision. Quelle que soit la « couleur » politique du répondant, l’appartenance supposée du décideur a globalement plus d’impact que la nature du programme sur lequel son avis lui est demandé.
Le focus sur le rôle des cercles proches dans les processus d’influence rejoint également les considérations du sociologue Dominique Cardon, cité par André Gunthert, au sujet des « bulles de filtre » : « La bulle, c’est nous qui la créons. Par un mécanisme typique de reproduction sociale. Le vrai filtre, c’est le choix de nos amis, plus que l’algorithme de Facebook ». Différentes études sur les pratiques des jeunes sur le web (Mediappro, 2006 ; Digital Youth Research, 2008) abondent en ce sens et montrent combien les usages des jeunes sont conditionnés par leurs pairs, leurs semblables, leurs groupes d’appartenance.
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Il y a également une tendance à être influencés par des gens dont nous pensons qu’ils nous ressemblent (influence comparative). C’est le cas par exemple des nombreux Youtubeurs qui en plus d’être experts dans un domaine (fitness, beauté, cuisine, gaming…) sont des jeunes « comme nous », et donc ils nous paraissent légitimes et dignes de confiance pour nous conseiller.
Le phénomène d’identification sur lequel jouent les marques en employant des influenceurs pour attirer leurs followers et vendre leurs produits autrement peut-il être conducteur de mauvaises perceptions de soi ?
Comme dit précédemment, en effet le fait de s’identifier à un « influenceur » peut être relié à la notion d’influence comparative : « je ressemble à la personne ou ai envie de lui ressembler, et donc j’ai envie de faire comme cette personne ».
Bien sûr, le fait de se comparer en permanence peut aussi avoir des effets négatifs sur l’estime de soi.
J’ai déjà attiré l’attention sur les risques de la réappropriation marketing de la notion de réputation. Je pense qu’il y a un côté malsain à présenter les « faux pas » de communication d’un individu comme des tares dont il ne pourra jamais se défaire. C’est un fait que la dimension « publique » des interventions d’un individu sur la toile engendrent des interprétations, des jugements et ont un impact sur sa réputation. Néanmoins, il me semble judicieux de prendre distance avec un discours qui accorderait trop d’importance aux apparences et au regard des autres, favorisant une société du « personal branding », de la « popularité » ou encore de la compétition entre autres par comparaison, par exemple.
Les réseaux sociaux et les selfies nous rendent-ils plus narcissiques ?
En outre, que ce soient les jeunes filles ou les jeunes garçons, nous sommes baignés dans une idéologie réduisant nos relations et nos identités à notre emballage corporel. Nous sommes perpétuellement jugés – et nous jugeons parfois nous-mêmes – sur cette dimension, et pas mal personnes en souffrent, développent des complexes, etc. Plutôt que d’envoyer des messages de type « tout le monde il est beau (pour peu qu’il ou elle s’apprête suffisamment !) » (comme dans les campagnes de marketing de Dove, de Belle toute nue ou autre), n’est-il pas possible de remettre en cause l’utilisation de l’apparence physique comme critère de jugement fondamental ?
Une civilisation peut-elle aller à l’encontre d’un fonctionnement primaire évaluant autrui uniquement comme un adversaire dans la lutte pour la reproduction ou comme un partenaire sexuel potentiel ?
Photos intimes d’adolescents sur Internet : pour une éducation au consentement
En quoi les réseaux sociaux et plus globalement les médias changent-ils notre perception de la réalité ?
Cette question est trop générique, je ne pourrais y répondre qu’au cas par cas.
Le marketing d’influence est-il symptomatique de notre dépendance aux réseaux sociaux ?
Le phénomène de marketing d’influence existait déjà avant à mon avis, dans la presse papier, à la radio, à la télévision… Les stars, par exemple, sont une sorte d’entre-deux. Dans la presse people, on nous montre comment les stars sont finalement « comme nous ». Dans la téléréalité, on « starifie » des gens comme vous et moi. La peopolisation va dans les deux sens : les célébrités sont comme nous, et les individus lambdas comme nous deviennent des célébrités. Dans les deux cas, on peut alors s’identifier à ces personnes.
Comme dit plus haut, déjà dans les années 40, on avait pris conscience que les gens sont – sans surprise, finalement – davantage influencés par des proches à qui ils font confiance ou s’identifient que par les titres de presse, les médias de masse en tant que tels. Maintenant, attention, tout cela s’entremêle. La presse est elle-même tributaire de représentations sociales, subjectives ou partagées. Elle met des thèmes à l’agenda (Agenda-setting theory, de Mc Combs & Shaw). Tout cela est très complexe et il faut se garder de faire des conclusions hâtives. Il n’y a pas qu’une seule cause à ce phénomène.
De plus, notons que le vocabulaire de dépendance est connoté et il n’est pas avéré dans l’absolu. Selon la recherche « CLICK », intitulée « Les usages compulsifs d’Internet et des jeux vidéo », les usages excessifs d’Internet représentent 1,2 % des adolescents. On est loin des ados « tous accros », même si cela ne remet pas en cause la place importante des nouvelles technologies dans leur quotidien et les stratégies des plateformes pour nous y faire passer un maximum de temps.
Autrement dit, le marketing d’influence précède clairement l’apparition des réseaux sociaux et même d’Internet, et il est peut-être un peu hâtif de parler de notre dépendance à ces nouveaux canaux comme s’il s’agissait d’un état de fait bien identifié. Il ne faut pour autant pas nier que les réseaux sociaux sont utilisés comme des vecteurs d’influence et on peut faire l’hypothèse que leur usage massif amène le marketing à peaufiner ses outils.
Pourquoi l’identification à des influenceurs est-elle si importante ?
C’est une stratégie parmi d’autres, mais grosso modo la logique est assez basique. Le marketing veut amener une modification du comportement pour vendre un produit ou un service ou mener à l’action (par exemple dans le cas de la communication politique).
En communication, le concept de « cible » ou encore d’« audience » est primordial. Pour définir un message, il faut savoir à qui il est destiné. Le public doit se sentir interpellé : « c’est à moi que l’on s’adresse ». De ce fait, s’il s’identifie à une personne ou à un personnage, il y a des chances que la publicité lui parle davantage que s’il n’a pas l’impression qu’elle s’adresse à des gens comme lui.
C’est ce que j’écris quand je parle de la notion de « plus–value public » en tant que communicant :
Considérer le public : sévérité et exigence
Concrètement, un produit, une information ou un service peut avoir quelque chose à apporter, que ce soit en termes de satisfaction de besoins, de bien-être / de plaisir / de divertissement, ou encore aux niveaux cognitifs (information, connaissance), culturels (art, esthétique), etc. S’il n’a rien de cela, pourquoi communiquer à son propos ?
La communication à adopter se définit une fois que la plus-value / l’utilité du service, du produit ou de l’information est identifiée. Il convient à mon sens de partir d’un postulat sévère et exigeant : le public n’a a priori ni temps ni argent à consacrer à quelque chose dont il ne perçoit pas le gain potentiel pour lui-même.
Communiquer et sensibiliser : idées reçues, efficacité et éthique
Si l’identification de la « cible » est donc importante en communication, ces compléments invitent à ne pas négliger les contenus – au contraire.
Quel est l’impact du marketing sur le cerveau humain ?
Je ne connais pas les résultats des études à ce sujet, s’il y en a, mais je les traiterais avec la plus grande prudence !
Trop souvent, on a des personnages (dont un exemple bien connu) qui nous disent comment révolutionner le monde soi-disant à l’aide des neurosciences. Un IRM ne fait que décrire des zones de cerveau qui s’allument, et au mieux des connexions neuronales, il ne dit pas grand-chose sur comment le cerveau devrait fonctionner et encore moins sur des recettes pour le manipuler ou le « libérer » à coup de baguette magique !
Bon nombre de jeunes désirent devenir influenceurs. Quelles en sont les raisons ? Appel de la facilité, vraie vocation, besoin de reconnaissance ou encore simple effet de mode… ?
Question très vaste, et pour y répondre, une bonne manière serait de le demander à tous ces jeunes. Il y a potentiellement autant de raisons qui les poussent à agir comme ils le font que de jeunes concernés ! N’étant pas dans la tête des gens, c’est une question périlleuse et on risque de projeter nos propres interprétations sur eux. C’est vraiment un cas qui se prête plus volontiers à des questionnaires, voire mieux, à des entretiens analysés méthodiquement.
En effet, en plus des hypothèses explicatives que vous évoquez, on pourrait en ajouter d’autres : le monde du travail aujourd’hui ne répond plus aux attentes de ces jeunes, par exemple. Il y aurait une forme de désenchantement ou de « perte de sens » par rapport aux études et aux emplois plus « classiques », en lien avec le chômage et la précarité de ces emplois. Cela peut être une raison parmi d’autres, comme celles que vous évoquez !
On pourrait aussi évoquer d’autres pistes comme la passion pour un sujet (exemples : la mode, le gaming, le cinéma, la musique…) ou encore tout simplement le plaisir / le divertissement (monter des vidéos ou réaliser des supports peut être fun). Le propos ici est juste de dire que potentiellement y a plein de raisons qui font que des jeunes se lancent (ne serait-ce aussi tout simplement que la possibilité technique de le faire, qui n’existait pas avant, comme pour le selfie par exemple) et qu’une piste pour comprendre ces raisons est de demander aux intéressés.
Par contre, clairement, au niveau de « l’argent facile », ceux qui s’y essaient se rendent vite compte qu’à part dans certains domaines où ils sont « précurseurs », c’est finalement très difficile de « percer » aujourd’hui ! Il ne suffit pas de se créer sa petite chaine Youtube et de s’installer face caméra, ou encore de se créer son compte Instagram, même quand on est très belle ou très beau !
Le secteur s’est aussi professionnalisé à grande vitesse. Et là, face parfois à la méconnaissance de certains de ces jeunes talents qui se lancent, il y en a d’autres qui en profitent…
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