Camille Tilleul est Docteure en Sciences de l’information et de la communication. Sa thèse s’intitule Étude des relations entre les pratiques des jeunes adultes sur les réseaux socionumériques et le développement de leurs compétences en littératie médiatique. Pour simplifier, elle a analysé les liens entre nos activités sur les réseaux sociaux et nos capacités critiques vis-à-vis de ces médias. Nous lui avons posé plusieurs questions au sujet de ses résultats.
Intuitivement, nous pourrions imaginer que les jeunes adultes qui passent le plus de temps sur les médias sociaux sont ceux qui les maîtrisent le mieux et ont un plus grand esprit critique à leur égard. Est-ce le cas ?
En effet, intuitivement on pourrait le penser.
C’est aussi ce que bon nombre de chercheurs qui ont travaillé sur la fracture numérique au cours des années 90 et 2000 ont fait comme hypothèse : ce serait en donnant l’accès aux nouvelles technologies à tous les individus qu’ils y passeront du temps et seront plus compétents. Ceci s’accompagne également de l’idée que ces compétences développées sont émancipatrices : elles mènent vers une société médiatisée plus démocratique.
Finalement, les chercheurs qui ont étudié les relations entre le temps passé sur les médias et le développement de compétences médiatiques n’ont su démontrer cette hypothèse qu’en partie : ils montrent qu’il existe une relation entre la fréquence et/ou le nombre d’années d’utilisation et le développement de capacités opérationnelles et techniques de base (savoir cliquer sur un lien, naviguer sans se désorienter, etc.).
En revanche, ils montrent aussi qu’il n’existe pas de relation entre le temps passé sur les médias et le développement de compétences informationnelles ou sociales qui mènent à l’esprit critique (savoir identifier la source d’un média, ses représentations, le contexte de production, etc.) (van Dijk & van Deursen, 2014; Hargittai, 2005, 2008; Li & Ranieri, 2010; Livingstone & Thumim, s. d.; van Deursen & van Dijk, 2010).
Note de Julien Lecomte : en éducation aux médias, selon la matrice proposée par De Smedt et Fastrez, on distingue trois types de compétences : techniques, informationnelles et sociales. Grosso modo, les compétences techniques concernent la maîtrise de l’outil (exemples : savoir utiliser une caméra, un logiciel, etc.). Les compétences informationnelles concernent la compréhension et les usages critiques des messages et informations véhiculés par les médias (exemple : évaluer la fiabilité d’un document) et enfin les compétences sociales sont relatives à la connaissance des processus sociaux autour des médias (exemple : prendre en compte les audiences et les effets d’un message). Pour en savoir plus : Lecomte, 2012.
Dans ma thèse, j’ai aussi étudié les liens entre la fréquence des pratiques sur les réseaux sociaux et le développement des compétences médiatiques informationnelles et sociales, et je suis arrivée à un constat similaire, voire plus fort : les personnes qui déclarent pratiquer le plus souvent sont… les personnes qui sont les moins performantes en termes d’esprit critique !
Mais ce constat est à nuancer… S’il existe en effet un lien de corrélation négatif entre la fréquence d’utilisation et les compétences, ça n’est vrai que sur les dimensions qui concernent la production (production de posts, partages et commentaires). En d’autres mots, ce sont les personnes qui déclarent produire le plus souvent qui sont les moins compétentes.
Dans cette thèse, Camille Tilleul montre que la quantité de pratiques n’est pas un gage de compétences vis-à-vis des médias. Vulgairement, ce n’est pas parce que l’on utilise beaucoup les médias sociaux que l’on développe un esprit critique à leur égard.
Y a-t-il différentes manières d’utiliser les médias sociaux ? La diversité de pratiques est-elle un gage de compétences médiatiques ?
Oui, il y a même énormément de manières d’utiliser les réseaux sociaux !
C’est justement de cette intuition que je suis partie. S’il n’y a pas de relation (voire une relation inverse) entre la fréquence d’utilisation des réseaux sociaux et le développement de compétences médiatiques, il faut s’intéresser à une autre voie. Je me suis donc intéressée à la diversité des pratiques.
Pour ce faire, j’ai dû définir ce que j’entendais par diversité de pratiques sur les réseaux sociaux.
Dans un premier temps de ma recherche empirique, j’ai fait une courte enquête exploratoire, durant laquelle j’ai interrogé des proches afin de lister et tenter de catégoriser leurs activités sur les réseaux sociaux.
J’en suis arrivée à cette typologie de la diversité des pratiques :
- Premièrement, il existe une diversité d’activités: faire défiler son fil d’actualités, commenter, partager, faire des recherches, etc.
- Ensuite, on peut exercer ces activités avec différentes personnes: différents types d’auteurs qu’on lit, et différents cercles sociaux avec lesquels on interagit.
- Ces activités, on peut aussi les faires sur différentes thématiques: des anecdotes personnelles, de la musique, de l’histoire, de la politique, etc.
- Enfin, et c’était une intuition à ce stade, ces activités n’impliquent pas toujours le même « degré d’engagement». Je veux dire par là que faire défiler le fil d’actualité ne demande pas la même implication que faire une recherche approfondie (qui mobilise plus de moyens).
On peut résumer ça en un tableau-matrice :
Après cette phase exploratoire, j’ai récolté des données à travers un questionnaire (concernant les pratiques médiatiques) et un test écrit (mesurant les compétences médiatiques).
Sur cette base, j’ai d’abord distingué cinq profils d’usagers :
- Les « faibles usagers » ne font pas grand-chose sur les réseaux sociaux, ils sont plutôt désintéressés.
- Les « lecteurs » ont des pratiques diversifiées dans les activités de réception, mais une pratique peu diversifiée des activités de production. Ils font souvent défiler leur fil d’actualité et y lisent beaucoup de choses différentes, mais ils commentent et produisent peu, et de manière peu variée. Parmi ceux-ci, deux groupes se distinguent : les uns lisent des choses qui se rapportent plus à leurs amis tandis que les autres sont plus intéressés par l’actualité, la politique et la citoyenneté (et donc les articles publiés par la presse, les ONG, etc.). Ils produisent peu et quand ils le font, ils ont tendance à beaucoup réfléchir à comment ils le font et à qui ils s’adressent. Ils s’engagent davantage dans des groupes où ils ont des implications diverses (trésorier d’un club de sport, membre d’un groupe politique, etc.).
- Les « likeurs » font défiler leurs fils d’actualités et likent énormément de contenus. Ils consultent un grand nombre de groupes différents et ont par conséquent un fil d’actualités très diversifié. On pourrait aussi les appeler les réseauteurs : ils ne veulent pas louper une information et s’abonnent donc à énormément de choses.
- Enfin, ceux que j’appelle les « producteurs » produisent beaucoup, sur différents sujets et de manière très fréquente. Ils émettent beaucoup de posts et de commentaires sur des sujets variés. Ils sont actifs dans des groupes, avec parfois beaucoup d’insistance, au point d’en être parfois bannis. On peut dire qu’ils produisent « à tout va ».
Camille Tilleul distingue 5 profils de pratiques et constate notamment que les producteurs ( = ceux qui (re)diffusent beaucoup de contenus sur Internet ) sont de loin les moins compétents.
J’ai ensuite comparé ces profils aux résultats obtenus aux tests de compétences médiatiques. Il en ressort que les « lecteurs » (et particulièrement ceux qui sont intéressés par l’actualité et la politique et s’impliquent beaucoup dans des groupes) sont les meilleurs, tandis que les producteurs sont, de loin, ceux qui présentent le moins d’esprit critique.
Afin de mieux comprendre ces résultats, j’ai mené une seconde phase de recherche par des entretiens approfondis avec deux personnes de chaque profil. J’ai discuté avec eux pour en apprendre plus sur leurs pratiques, faire lien avec ce qu’ils avaient répondu dans le questionnaire, comprendre leurs motivations mais aussi leur engagement sur les réseaux sociaux. Je leur ai demandé de me raconter leur vie sur les réseaux sociaux : depuis qu’ils se sont inscrits jusque maintenant, et ce sur toutes les plateformes. J’ai aussi observé leurs compétences en regardant directement ce qu’ils faisaient, comment ils triaient leur fil d’actualité, comment ils s’organisent, à quoi ils pensent quand ils postent une publication, et bien d’autres choses encore.
Lire aussi : Des méthodes de collecte en sciences humaines et sociales (Lecomte, 2015)
Après avoir retranscrit et analysé ces conversations, j’ai pu identifier différentes pratiques sur les réseaux sociaux :
- D’abord, il y a les pratiques liées à la sphère de l’amitié qui recouvrent :
- les pratiques d’exposition de soi à travers la sphère des amis consistant à exposer des photos de soi, de sa vie ou des anecdotes personnelles à un public très restreint d’amis. C’est typiquement ce qu’ils ont fait à leur début sur Facebook, et c’est maintenant ce qu’ils font sur Snapchat.
- les pratiques d’entretien des relations consistant à montrer aux amis proches que l’on tient à eux en consultant ce qu’ils font, en likant leurs publications et en les partageant.
- les pratiques de séduction et de drague visant à rencontrer et à discuter avec des personnes pour des raisons de séduction ;
- les pratiques liées à la sphère de l’intérêt. Plusieurs de mes participants s’inscrivent dans des groupes ou communautés liées à un intérêt particulier : loisir, cause humanitaire, actualité ou politique, etc. Mais les participants s’engageaient différemment dans ces groupes et communautés. Et ça va de participer de manière périphérique (c’est-à-dire, regarder les posts des autres mais ne pas réagir, s’abonner à un groupe et regarder un peu ce qui s’y passe), à participer en s’engageant beaucoup plus, c’est-à-dire poster des publications et parfois même modérer un groupe.
Cet engagement dépend à la fois de la volonté de participer et de s’identifier à la communauté, et du fait d’y produire, en montrant qu’on a une connaissance, une expérience à partager sur la thématique et qu’on a connaît les codes et les manières de s’exprimer du groupe.
- la pratique de la sphère de l’intérêt vers la sphère de l’amitié qui consiste à consulter des publications issues de la sphère de l’intérêt et à les repartager avec ses amis ;
- L’autopromotion, qui consiste à produire et partager de nombreux contenus sans qu’il y ait de réflexion sur ce que les autres en pensent. Là où les pratiques liées à l’amitié et les pratiques liées à l’intérêt sont toujours négociées avec des amis ou dans un groupe, l’autopromotion semble plus égocentrée, et moins négociée socialement. Ce comportement est très lié aux producteurs.
Mes 10 participants se dispersent de manière différente dans toutes ces pratiques. Par rapport aux profils issus de l’enquête quantitative, j’ai pu observer quelques tendances et recoupements : les lecteurs motivés par l’amitié observent de très nombreuses pratiques liées à l’amitié, tandis que les lecteurs motivés par la citoyenneté, en plus d’entretenir des relations, s’engagent pleinement dans un nombre de groupes restreint. Les likeurs montrent de nombreuses participations périphériques dans des groupes très variés, et les producteurs ont une grande tendance à s’autopromouvoir. Les faibles usagers n’observent pas de tendance spécifique puisqu’ils font peu de choses sur les réseaux sociaux.
Cependant, j’ai pu aussi voir que deux personnes d’un même profil font parfois des choses bien différentes. Par exemple, dans les faibles usagers, Rémy est totalement désintéressé des réseaux sociaux et n’y fait pas grand-chose à part entretenir des relations d’amitié et regarder quelques vidéos d’humour et quelques publications sur son groupe d’école. Marie, en revanche, y est beaucoup plus engagée : elle est très impliquée dans son groupe d’escalade, mais également dans les groupes propres à son boulot. Statistiquement, ça donne une diversité assez faible des deux côtés, mais l’engagement n’est pas du tout le même.
Finalement, en analysant les résultats du questionnaire en ligne et ceux des entretiens, voici ce que je peux affirmer : la diversité des pratiques de réception, et notamment le fait de s’intéresser à des sujets qui dépassent la sphère de l’amitié soutient le développement de compétences médiatiques. Plus précisément, le fait d’être curieux et d’avoir un fil d’actualité avec beaucoup de thématiques et de groupes sociaux différents va développer la capacité à se représenter son propre univers médiatique, à pouvoir y naviguer et l’organiser.
De manière complémentaire, le fait de participer pleinement à un groupe soutient lui aussi le développement des compétences. C’est vraiment ici l’idée de se spécialiser dans un nombre restreint de groupes, mais où on est assez spécialiste que pour partager, produire, voire même administrer le groupe.
Enfin, l’autopromotion, qui consiste à partager, poster et publier à tout-va sans que cela se fasse en pensant aux autres personnes est très souvent associé à des compétences médiatiques très faibles.
En regard à ma question de départ, je peux donc dire que c’est la diversité des pratiques de réception accompagnée d’un engagement fort dans les pratiques de production qui soutient le développement des compétences médiatiques.
En somme, la diversité de pratiques est-elle un gage de compétences médiatiques ?
Je dirais que… Oui et non !
D’une part, la curiosité et le fait de s’intéresser à beaucoup de choses différentes est en effet un gage de compétences médiatiques (et particulièrement les compétences qui consistent à se représenter son univers médiatique, à y naviguer et à l’organiser).
D’autre part, la diversité en production (« produire à tout-va ») n’est pas un gage de compétences. Il est apparu au cours de mes analyses que c’est la façon dont on s’engage dans ces pratiques de production qui est un gage de compétences. Les personnes qui s’engagent beaucoup ne s’engagent pas sur tout, mais de manière restreinte, dans un ou des champs où elle se spécialisent.
Moins que la quantité de pratiques, c’est la diversité de celles-ci qui a un rôle dans le développement de compétences médiatiques. Toutefois, ceci n’est pas vrai pour n’importe quel type de pratiques ! En l’occurrence, le fait de « s’intéresser à des sujets qui dépassent la sphère de l’amitié, […] le fait d’avoir un fil d’actualités avec beaucoup de thématiques et de groupes sociaux différents va développer la capacité à se représenter son univers médiatique… ». De plus, le fait de « se spécialiser dans un nombre restreint de groupes » peut développer des compétences critiques
Quelle est la place de la socialisation dans l’apprentissage des compétences médiatiques ? Les personnes apprennent-elles mieux seules ou au contact d’autrui ?
Mes conclusions finales sont que la dimension sociale est super importante !
Les individus qui sont sur les réseaux sociaux sont toujours confrontés aux contacts d’autrui. Même en naviguant seule, une personne croise une multitude de productions d’autrui.
C’est précisément en multipliant notamment les types d’auteurs et les types de groupes rencontrés et en étant curieux au niveau des activités de revue de fil d’actualités, consultations et recherche approfondies (qui sont donc des activités de réception qu’on mène « seul ») qu’on développe des facultés à se représenter son univers médiatique, à y naviguer et à l’organiser.
De plus, dans la seconde phase de ma recherche, j’ai observé l’engagement et la participation des personnes dans des communautés et des groupes (en me basant sur la participation périphérique à des communautés de pratiques qui est une théorie développée par Jean Lave et Etienne Wenger à partir de 1991). Je me suis notamment intéressée à l’engagement mutuel, qui est la volonté à se projeter dans un groupe, et à participer parce qu’on s’identifie aux autres et qu’on veut soi-même être reconnu comme légitime.
C’est un phénomène extrêmement social qui permet :
- De ne communiquer que quand on a les connaissances requises (adapter son contenu)
- D’utiliser le répertoire et les codes de la communauté (adapter son langage)
- D’assurer une production pour être visible, mais une production pertinente (réification de connaissances)
En voulant faire preuve d’engagement mutuel, on est donc amenés à réfléchir sur différents aspects des compétences médiatiques !
En fonction de ces données, selon toi, existe-t-il des « bonnes pratiques » des médias sociaux ? Peux-tu citer des exemples de pratiques « enrichissantes » a priori ?
En termes de « bonnes pratiques » plus concrètes, je dirai :
- Diversifier son fil d’actualité en s’abonnant à des thématiques différentes et à des types d’auteurs différents, notamment en sortant de la sphère des « amis », de nos groupes d’appartenance proches, et des anecdotes personnelles.
- S’impliquer dans des communautés desquelles ont fait déjà partie dans la vie réelle (par exemple : le groupe Facebook de son club de foot, de sa troupe de théâtre, etc.) et développer une communication en ligne (autour de l’activité, de son organisation, etc.).
- S’abonner à des communautés d’intérêt autour d’un hobby, voire même développer une passion uniquement en utilisant ce type de groupes (par exemple : le tricot, la fabrication de savons, la mécanique moto…). Au départ, vous ne ferez que « suivre les publications » pour vous instruire : cela s’appelle la participation périphérique. Puis au fur et à mesure de l’apprentissage, vous pourrez répondre à des commentaires puisque vous serez plus spécialisé. Enfin, vous pourrez vous-même publier des questions, puis des tutos, des conseils et participer pleinement au groupe en tant qu’expert!
Selon toi, si un certain type de pratiques semble corrélé avec un certain niveau de compétences médiatiques, s’agit-il d’un état de fait ou bien l’un peut-il permettre de développer l’autre ? Qui est la poule et qui est l’œuf ? De telles compétences peuvent-elles réellement être développées ?
C’est une excellente question ! J’ai en effet mesuré statistiquement des corrélations, mais je n’ai pas fait de modèles prédictifs d’une variable à l’autre.
Après avoir mené ces entretiens, je parlerais plutôt de cercle vertueux : le développement de pratiques qui sortent du cercle de l’amitié semblent plus complexes, et amènent par là le développement de compétences médiatiques, qui permettent le développement de pratiques encore plus complexes, donc de compétences de plus haut niveau et ainsi de suite.
En fait, je me suis aussi aperçue à quel point il était parfois difficile d’établir une frontière claire entre ce qui est de l’ordre de la pratique et ce qui est de l’ordre de la compétence. C’est encore, je pense, un travail en friche. En analysant ainsi la diversité des pratiques, j’ai tenté de faire quelque chose qui me semble inédit sur le terrain de la recherche, et j’espère sincèrement que ce n’est que le début !
Quelles sont les pistes de solutions pour développer efficacement l’esprit critique, d’un point de vue éducatif (et/ou institutionnel) ?
Je pense que d’un point de vue des politiques publiques, il faut d’abord parvenir à réinsister sur l’importance de la place de l’éducation aux médias, et pas seulement sur l’équipement des établissements et des personnes en nouvelles technologies. C’est nécessaire, mais l’éducation aux médias est nécessairement plus large : elle permet justement d’apprendre à comprendre et à analyser les médias, mais aussi à les produire, en tenant compte de l’auteur, du public visé, etc. et ainsi à pouvoir les évaluer et acquérir l’esprit critique.
Camille Tilleul :
« Au-delà d’équiper les classes de tableaux blancs interactifs, de tablettes, de PC, […] [il y a aussi la nécessité de] faire de l’éducation aux médias »
Une piste plus concrète est aussi d’amener les enseignantes et enseignants, et plus largement les adultes impliqués dans l’éducation au sens large, à dialoguer avec les élèves/les jeunes sur leurs pratiques médiatiques, et plus précisément à accorder de l’intérêt et du crédit à leurs pratiques sur les réseaux sociaux, puisque ce n’est pas qu’une pratique chronophage et sans intérêt, mais qu’elle peut aussi développer cet esprit critique ! C’est la même chose dans le cadre familial : il ne faut pas forcément être geek pour s’intéresser à ce que ses enfants/petits-enfants font, à quoi ils s’intéressent (sont-ils inscrits dans des groupes en rapport avec leurs hobbys, par exemple ?). Sinon, pourquoi ne pas les encourager et discuter avec eux autour de ces questions ?
Que faire face à une personne qui propage des idées fausses sur de nombreux contenus ? Est-il possible de la raisonner, par le dialogue par exemple ?
Dans les entretiens que j’ai eus, un des « producteurs* » m’a explicitement parlé du fait qu’au-delà d’un certain nombre de publications, il se faisait jeter des groupes (soit par Facebook, soit par les personnes du groupe). Il est donc quelque part conscient que ses publications dérangent, mais ne semble pas changer d’attitude pour autant… Je n’ai donc malheureusement pas de réponse à cette question…
* Note de Camille Tilleul : je n’aime toujours pas le nom français, mais je n’arrive pas à trouver de traduction au allrounders anglais qui montrent bien le fait d’être partout tout le temps…
Aussi, la relation entre « producteurs » et « idées fausses » n’est pas encore clairement tracée dans ma recherche : les producteurs sont avant tout des personnes qui produisent sur leur opinion, leurs performances personnelles, bref, sur elles-mêmes. Mais c’est vrai que du coup elles pourraient vite être ces personnes qui croient tout savoir, et donc répandent des idées fausses.
Ton travail met en évidence l’importance de compétences sociales qui dépassent le domaine de l’éducation aux médias au sens strict.
N’y a-t-il pas un risque d’imposer une vision standardisée de ce qui est attendu comme attitude/personnalité/caractère/« savoir-être »… ? S’agit-il de « formater » les usages et pratiques des gens ?
Il ne s’agit absolument pas de formater ou d’avoir une vision standardisée des choses… Je pense justement l’inverse. C’est pour moi au départ de l’intérêt à des usages et à des pratiques qu’on peut voir que des compétences sont développées. Selon moi, il faudrait donc renverser la vapeur en termes de modèles pédagogiques et pouvoir s’intéresser à ces pratiques médiatiques pour voir comment on pourrait développer différentes compétences. Mais je reconnais que c’est loin d’être simple comme modèle à adopter, et qu’il faut là aussi poursuivre la réflexion !
Dans quelles directions ces compétences devraient-elles être travaillées ?
Les entretiens que j’ai réalisés dans la seconde phase de la recherche m’ont permis aussi de m’intéresser à une série de compétences auxquelles on s’intéresse peu dans notre champ de recherche : la faculté à naviguer et à organiser son univers médiatique. Beaucoup de mes participants m’ont parlé de leurs pratiques en relation à ces compétences-là : tenter de déjouer les algorithmes de Facebook pour réorganiser son fil d’actualités, savoir comment la photo Snapchat est vue et utilisée par les autres, développer des stratégies pour mieux visibiliser un évènement, etc. Dans la littérature, les compétences qui sont souvent évaluées de manière plutôt standard sont les compétences à analyser les médias sous différents angles (et parfois à les produire). Je pense que les médias comme les réseaux sociaux nécessitent d’autres compétences qu’on a pour l’instant peu l’habitude d’observer, et encore moins d’évaluer. Je ne suis pas sûre qu’une évaluation soit nécessaire à ce niveau, mais que partir des usages, des pratiques, pouvoir dialoguer et échanger autour de ces aspects est déjà une très bonne manière de développer ces nouvelles compétences.