Questions posées par Lise Vallienne, étudiante en communication à l’ISCOM.
Quel est votre avis sur les chaînes d’info en continu, telles que BFM TV, LCI… ?
C’est toujours difficile pour moi de me positionner dans l’absolu.
Ce que je peux dire, c’est qu’elles s’inscrivent dans des phénomènes plus larges relatifs à la production et à la consommation de l’information. Dans le monde anglosaxon, CNN existait déjà dans les années 1980.
Au niveau de la production de l’information, une bonne partie de la presse fonctionne depuis des années sur le mode du « scoop », de « l’exclusivité ». Il faut être les premiers à sortir l’info pour capter l’audience, et donc vendre des espaces publicitaires aux annonceurs (rappelons que BFM TV et LCI [ou encore CNEWS, ex-iTele] sont des chaines de télévision privées, financées essentiellement par la publicité).
Au niveau de la consommation de l’info, avec Internet et la diversification des médias d’info en général, la tendance s’est accélérée. Pour des gros consommateurs d’information, le JT du soir ne donne à voir que des informations déjà vues, entendues ou lues ailleurs.
J’ajouterais à cela des événements historiques marquants dans le vécu collectif de « nos » pays qui ont été retransmis en direct avant l’émergence de ces chaines d’information en continu en France. Je pense plus spécifiquement aux attentats du 11 septembre 2001, par exemple. Cela a contribué à mon avis à la prise de conscience qu’il y avait un « créneau » à prendre à ce niveau.
Les éditions numériques de quotidiens de presse papier elles aussi se sont adaptées et organisent parfois des « live » pour des événements spécifiques. L’information se produit et se consomme sur le mode de l’immédiateté.
J’imagine que vous vous interrogez sur mon opinion « morale » au sujet de ces chaines d’info : est-ce « bien » ou non ? Il y a en tout cas des limites et des dérives à ce « tout-immédiat », bien sûr.
Y a-t-il pour vous une limite de pertinence dans le choix des infos relayées en continu ?
Certainement, comme dans toute sélection d’information. Dans leur livre La fabrication de l’information, le philosophe Miguel Benasayag et la journaliste Florence Aubenas identifient ce qu’ils appellent « la transparence », ou « l’idéologie du fait vrai ».
En quelque sorte, on pourrait avoir l’impression que ces chaines d’info sont une fenêtre ouverte sur le monde, qu’elles nous donnent un accès immersif total à l’info. C’est comme si nous étions un simple « spectateur » de tout ce qui se passe dans le monde. Ceci est bien entendu faux.
Toute production journalistique implique une sélection de faits et d’événements (Lesquels seront les plus « télégéniques » ? Lesquels seront les plus « vendeurs » ? Lesquels auront le plus de « rebondissements » ? Lesquels seront les plus faciles à filmer ? Lesquels seront les plus « proches » de nous ?), un angle (Quels intervenants / acteurs-clés ? Quel cadrage de l’image ? Quels éléments mis en avant ? …), une mise en forme – un « récit » (montage), etc. Sans parler des éventuelles opinions et biais idéologiques qui peuvent y être associés, notamment à travers l’analyse de « chroniqueurs », « observateurs » ou autres « experts » souvent politisés.
Tout cela n’est pas « neutre ». L’information est choisie et construite, quel que soit le média. Nous-mêmes, lorsque nous produisons un statut sur Facebook ou une « story » sur Instagram ou Snapchat, c’est la même chose. Il ne s’agit que d’une perspective particulière, même si ceci ne veut pas dire que cette perspective est fausse.
Pensez-vous que l’information nécessite une analyse avant d’être relayée ?
Un problème de l’info en continu, et du fonctionnement sur le mode de l’immédiateté et du scoop en général, est en effet que la qualité de l’info n’est pas toujours au rendez-vous. C’est vraiment l’image du fast-food.
C’est d’autant plus désolant qu’à d’autres moments, BFM TV, CNEWS ou LCI, mais aussi d’autres titres de presse, dépensent beaucoup d’énergie à « mettre en scène » du vide. Il y a une spectacularisation autour de ce journaliste qui est sur place et qui attend qu’il se passe quelque chose. Des hypothèses, des rumeurs, des bruits de couloirs. Des images de journalistes amassés comme un troupeau autour des grilles de l’Elysée, le tout pour obtenir un silence de Macron à sa sortie.
Cela engendre des inexactitudes, des biais, en plus de représenter un gaspillage de talents journalistiques à l’investigation. De plus, là où BFM, CNEWS et LCI pourraient mettre à profit le temps dont ils disposent pour aborder des sujets de fond complexes avec nuances, c’est la polarisation des opinions et le spectacle qui priment encore. On reste dans un survol des événements très émotionnel, un scoop en chassant un autre. Paradoxalement, alors que les chaines d’info en continu ont plus de temps d’antenne consacré à l’info, elles vont encore plus loin dans le clash, le buzz et le simplisme (et sont de ce fait propices à des idées radicales).
Toutes les informations ne doivent pas à mon sens faire l’objet d’analyses fouillées. Il faut une ligne éditoriale équilibrée. De plus, c’est souvent bien beau de dire qu’il faut plus de fond et d’analyse dans les médias, mais il ne faut pas se leurrer. C’est ce que j’appelle l’« effet Arte » dans mon premier livre : le public trouve qu’Arte est préférable à TF1, mais TF1 devance largement Arte en termes d’audiences !
Ce que je veux dire par là, c’est que ce que les individus ne sont pas toujours cohérents avec ce qu’ils déclarent. Beaucoup sont prompts à critiquer l’information fast-food, voire la presse traditionnelle dans son ensemble. Mais si demain, BFM, CNEWS et LCI accordaient davantage de place au fond – ce que je pense qu’ils devraient faire -, malheureusement je ne suis pas sûr que les audiences suivraient immédiatement.
Par conséquent, je pense qu’il ne faut pas négliger la « plus-value » que ce type de fonctionnement suppose. D’abord, cela donne des sujets de conversation aux gens, ça alimente leur socialisation. Ils peuvent recueillir un ensemble de thèmes à partager autour de la machine à café. Pas besoin de connaître un dossier de fond, il suffit d’avoir entendu quelqu’un avoir une opinion dessus, voire même de simples rumeurs : « tu n’as pas entendu la dernière à propos de Brigitte Macron ? ». Ensuite, il y a la dimension de plaisir, de simple divertissement. J’allume la télé pour me vider la tête après une journée de boulot. L’information n’est pas toujours consommée pour sa valeur d’émancipation citoyenne… Ni même pour sa véracité (en témoignent le succès de sites ou pages, souvent militants, qui partagent au quotidien des contenus fallacieux) !
Sur ce point de la véracité et de l’émancipation, je pense qu’il y a un pari « long terme » à faire. C’est dommage que la presse « traditionnelle », dans une large part, semble avoir abandonné ce chantier. Beaucoup de médias se sont résignés à l’évaluation de ce qui est le plus rentable à court terme. « Peu importe de faire le bad buzz, tant que je fais le buzz », disait Christophe Barbier il y a quelques années. Je pense que c’est négliger complètement les effets à long terme, notamment sur la confiance à l’égard des médias.
> Lire aussi : Médias : « Manipulation » ! « On nous prend pour des cons » !, Information, émotions et désaccords sur le web – Comment développer des attitudes critiques et respectueuses ?, Un mensonge poserait-il problème s’il n’y avait personne pour y croire ?, T’as laissé ton « esprit critique » au placard !, « Les médias influencent-ils notre société ? » [Entretien]
Pensez-vous que l’information en continu a davantage d’influence sur l’opinion publique que la presse d’information ou les JT ?
Pour répondre à cette question, il faudrait réaliser des analyses sociologiques rigoureuses.
J’en profite justement pour critiquer la place des « pseudo experts » dans la presse, notamment en France, que l’on invite sur tous les plateaux entre autres pour « décrypter » l’actualité sociale, politique, économique… Vous m’avez contacté parce que je me présente comme un « sociologue des médias ». J’ai écrit des livres et articles sur le sujet, après un Master et une Agrégation dans le domaine de l’Information et la communication, à orientation socioéducative. J’aurais très bien pu vous répondre avec beaucoup d’assurance un truc totalement farfelu qui n’est en réalité que mon opinion (peut-être politisée), sans avoir étudié de près le phénomène. Je profite donc de votre question pour attirer la vigilance des lecteurs par rapport à ce fonctionnement typique qu’on retrouve dans la presse tous les jours. Il y a des personnes présentées comme des « experts » qui ont une opinion sur tout et rien, et qui la présentent sans complexe comme si elle était objective et documentée.
Pour revenir à votre question, il faudrait délimiter ce que vous entendez par « influence », par « opinion publique », etc. Déjà, je vous renverrais à l’article de Bourdieu intitulé « L’opinion publique n’existe pas ». Ici, en l’occurrence, il y a fort à parier qu’il y a des personnes qui regardent beaucoup les chaines d’info en continu, d’autres personnes qui ne regardent que des JT « traditionnels » ou encore d’autres qui ne s’informent pas par la télévision ou même pas du tout. Le fantasme d’une connaissance univoque de « ce que pensent les Français » est souvent présent dans les médias et les discours politiques, mais il faut déconstruire cela.
En tant que telle néanmoins, et pour boucler la boucle avec votre première question, l’existence de ces chaines d’infos s’inscrit dans des phénomènes sociaux qui peuvent nous interroger. Priorité au direct, priorité au scoop, à l’émotion et au spectacle. Au détriment parfois du fond. Gavage en continu, quitte à brasser du vide. Le format n’est-il pas plus propice aux idées simples, aux punchlines, à la langue de bois politique… ?
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