Nurten Aka (journaliste et chargée de communication à la COJ) m’a posé quelques questions générales à propos de l’éducation aux médias…
Quand on parle d’éducation aux médias, on pense souvent aux jeunes et à l’école. Qu’en est-il des adultes ?
Je constate que nous sommes tous concernés à différents niveaux par les médias et les problèmes qu’ils soulèvent. On sait par exemple qu’un haut niveau d’études ne garantit pas nécessairement de bien évaluer la fiabilité de l’information. Autrement dit, ce n’est pas parce que je suis un adulte très cultivé que je suis « immunisé » face aux mensonges et à la désinformation, que ce soit dans la presse ou sur les médias sociaux. Combien d’adultes n’ont jamais relayé ou cru un article mensonger ?
Ceci, c’est le plan informationnel, mais on constate aussi les besoins au niveau technique (maîtriser la technologie, afin de rompre notamment avec la fracture numérique) ou encore au niveau social (comprendre les codes sociaux, développer des comportements constructifs et sereins avec les médias). Dans de nombreux domaines de la vie, l’éducation permanente semble importante, l’éducation aux médias ne fait pas exception.
On a beaucoup parlé des « bulles » dans lesquelles nous sommes enfermés dans un entre-soi, jeunes et adultes. Qu’en penses-tu ?
C’est une des thèses principales de mon premier livre en 2012 : les médias d’information sont accusés d’être des « bulles déformantes », mais en fait ils reflètent la manière dont nous fonctionnons en tant qu’individus. Comme les médias, nous sélectionnons l’information à laquelle nous sommes confrontés. Nous l’interprétons à notre manière et nous en discutons avec nos proches. Pas mal d’études tendent à montrer que nos propres filtres conditionnent davantage nos opinions que les discours des médias. En fait, en caricaturant un peu, nous consommons les médias et nous fréquentons des « sphères » qui confortent nos opinions préalables.
Pour moi, cela pose la question de la « décentration », c’est-à-dire la capacité à s’ouvrir aux opinions et aux pratiques différentes des nôtres. Avec les médias sociaux et les algorithmes, il y a une tendance à se cloisonner encore davantage dans les sphères qui nous ressemblent. Cela pose question quant à l’accueil et la compréhension de la diversité.
Les jeunes consomment de plus en plus les médias sociaux, comme Facebook par exemple, et semblent délaisser la presse « traditionnelle » pour s’informer ?
Il semblerait en effet que Facebook, entre autres, devienne de plus en plus une porte d’entrée vers les contenus externes, y compris en termes d’informations. Cela peut être problématique dans la mesure où les individus pourraient ne plus identifier aussi facilement qu’avant la provenance et le sérieux d’un document. Tout est mélangé dans le fil d’actualités, et si on ne lit que les titres, cela peut favoriser la propagation de propos fallacieux.
Nous vivons dans une société de l’image, où l’on met sa vie en récit au quotidien. Les jeunes semblent rechercher leur quart d’heure de gloire. L’estime de soi est au beau fixe ?
Je ne dispose pas d’études me permettant de répondre à cette question. On peut toutefois faire l’hypothèse que l’apparence physique reste une préoccupation centrale dans les médias. Sur Youtube, parmi les catégories de vidéo les plus consultées, on retrouve la beauté (maquillage, vêtements, etc.) et le fitness. La retouche photographique, autrefois réservée aux magazines de mode, est aujourd’hui à la portée de chacun. Les médias sociaux nous incitent à montrer une image plutôt valorisante de nous-mêmes, que ce soient « nos plus belles réussites » (Google+) ou nos « événements marquants » (Facebook). Des applications de rencontre fonctionnent essentiellement comme un speed-dating basé en grande partie sur l’image (Tinder, Grinder). Etc. Est-ce que l’image a une place plus importante qu’avant ? Les jeunes sont-ils plus concernés qu’à l’époque des magazines et des clips vidéo ? Cela, il faudrait le mesurer…
Quel est, selon toi, l’enjeu actuel et à venir de l’éducation aux médias ?
Cela rejoint deux des questions précédentes.
D’abord, je crois que les jeunes sont concernés, mais aussi les adultes. Par rapport à la jeunesse, notre mission est de former des « citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires ». Cependant, ce que je constate, c’est que l’on ne devient jamais « critique », « actif », « responsable » ou « solidaire » une fois pour toutes. Ce sont des attitudes qui s’exercent au quotidien. Je peux très bien exercer mon « esprit critique » aujourd’hui et me faire avoir demain. Les idéologies à propos desquelles nous sommes les plus « aveugles », ce sont les nôtres. Je pense qu’un enjeu de l’éducation aux médias, c’est donc que chacun puisse prendre conscience de son propre rapport aux médias et à l’information.
Ensuite, et par conséquent, cela rejoint la question des « bulles de filtre ». Notre perception de la réalité n’est pas neutre. Comprendre les médias, c’est aussi comprendre comment nous construisons nous-mêmes nos propres savoirs et nos représentations. Il y a des personnes qui dénoncent des médias « traditionnels » et qui en même temps relaient des contenus totalement farfelus sans aucune remise en question. Ce n’est donc pas parce que l’on prend une posture où l’on dit que l’on n’est « pas dupe » que l’on analyse correctement les médias.
Un jeune témoigne de son expérience : « Le côté positif ? On a plus de facilité à discuter. Le côté négatif ? Le quotidien est vide, il est plus rempli sur Internet. Il faudrait l’inverse que de passer ses journées sur un réseau qui va peut-être s’effacer, où il n’y pas plus de trace plus rien. Sur les réseaux, on s’amuse, c’est tout ». Qu’en penses-tu?
C’est intéressant parce que ce jeune semble avoir intériorisé une image « commune » des médias sociaux. C’est comme si ce qui se passait sur ces médias n’était pas « réel », que ça ne faisait pas partie du réel. Il dit « Sur les réseaux, on s’amuse, c’est tout ». Or, pour un jeune, cela me semble important aussi de s’amuser. Il y a plusieurs manières d’évaluer moralement une chose : par l’information et l’émancipation qu’elle suppose, par son utilité et son efficacité par rapport à des objectifs, ou encore par la socialisation, le divertissement et le plaisir qu’elle engendre. Le jeune nous dit que ça lui facilite la discussion et que ça représente de l’amusement pour lui. En quoi est-ce « irréel » ? Pourquoi dénigrer cela ? Après, si cela a un impact négatif sur le plaisir et la socialisation en-dehors, qu’il éprouve moins de plaisir ailleurs, cela peut poser problème. L’idée est alors de pouvoir être plus conscient de ce qui nous procure du plaisir et de choisir nos occupations en conséquence.
Stéphane Vial : « Il n’y a pas de différence entre le réel et le virtuel »
Et toi, quels points positifs et négatifs relèverais-tu par rapport aux réseaux sociaux en ligne ?
Il y en a énormément, la question me semble trop large. Si je ne devais dire qu’une seule chose, je dirais que les médias sociaux ouvrent des nouveaux « lieux », mais ne changent pas radicalement la donne. On ne se comporte pas de la même manière au restaurant, au cinéma, à la maison ou à l’école. C’est pareil avec les médias sociaux. Chacun de ces lieux ont leurs codes et leurs pratiques, et favorisent certains types d’interactions. Ce n’est pas un « en-dehors » du réel, c’est un prolongement. Cela dépend aussi des usages des différents médias, qui ne sont eux-mêmes pas tous identiques, pas à mettre tous « dans le même sac ». Le tout est d’apprendre à les utiliser de manière critique.
Quelles sont les pistes que tu donnerais pour développer des relations (plus) harmonieuses et sereines sur le web ?
Pas mal de pistes sont envisageables. Plutôt que de travailler uniquement dans des approches moralisatrices, je suis favorable à une posture éducative de fond.
Par exemple, c’est très bien d’apprendre à un jeune qu’il doit faire attention quand il publie une photo de lui sur le web, ou de lui dire que c’est interdit de publier celle d’un ou une petit.e ami.e sans son autorisation. Toutefois ça me parait encore mieux d’accompagner cela d’une réflexion sur le consentement, voire sur la place de l’image dans la société, et les normes et représentations sociales que cela suscite, par exemple.
On peut aussi tâcher de développer l’empathie des jeunes, en ouvrant le dialogue sur comment chacun se sentirait dans des situations problématiques par rapport aux médias sociaux. De manière générale, on peut travailler la gestion des émotions avec les jeunes, en leur permettant d’une part de les exprimer d’une manière acceptable, mais aussi d’écouter celles de leurs semblables.
Je pense aussi que la notion de décentration est fondamentale. Il s’agit de comprendre que l’autre ne pense pas nécessairement comme moi, et qu’il n’a pas nécessairement tort pour autant. C’est aussi prendre conscience que nous interprétons toujours la réalité, dans une certaine mesure. C’est l’idée que pour une même réalité, il existe plusieurs perspectives. Il s’agit de voir comment on peut les concilier dans une société démocratique, sans tomber dans le « tout se vaut ». C’est aussi une manière d’apprendre à construire ensemble un dialogue, plutôt que de se situer dans une dynamique d’exclusion mutuelle.
On peut enfin favoriser des pratiques coopératives, des usages constructifs des médias, par exemple en construisant un blog ou un wiki avec les jeunes, en réalisant collectivement un reportage, etc. De même, il est possible de réfléchir ensemble sur une « charte » collective sur des « bons usages » des médias, construite par les apprenants.
Les apprentis sorciers de l’éducation aux médias (6) : contenus et méthodes