L’enseignement à la philosophie et à la citoyenneté (EPC) est un thème qui me tient fort à coeur.
Déjà en 2008, en 2009 et en 2010, notamment, j’écrivais sur mon site à ce sujet. L’école ne doit-elle être qu’une machine à sélectionner (et à exclure…) des profils, à sanctionner le plus ou moins bon formatage des élèves, ou bien peut-on espérer qu’elle soit aussi un lieu d’ouverture au questionnement critique ?
En conférence ou quand je donne cours à mes étudiants en éducation aux médias (Médias, philosophie et citoyenneté), je pose souvent la question rhétorique suivante : à quoi cela sert-il de former des gens économiquement très « performants » s’ils n’ont aucune réflexion critique, ou encore s’ils ne savent pas vivre ensemble de manière harmonieuse ? Est-ce vraiment utile de former des machines à effectuer des tâches si c’est pour assister à de la violence, des guerres ou encore des désastres humains et éthiques ?
Pourquoi c’est important
Dans Peut-on éviter le questionnement philosophique ? (2018), j’explique que la philosophie est omniprésente dans notre vie quotidienne.
La philosophie interroge le sens des choses, leur signification, leur finalité et leur raison d’être. Paradoxalement, beaucoup considèrent qu’un cours de philosophie et citoyenneté n’a aucune raison d’être, qu’il est inutile.
C’est assez ironique lorsque l’on prend en considération, entre autres, les questions suivantes :
- les « savoirs morts » : la plupart des contenus étudiés à l’école sont oubliés après les grandes vacances, et a fortiori quelques années plus tard. En quoi est-ce plus utile qu’un cours de philosophie ? (cf. Défis de l’éducation (2010), Nouveaux défis, nouveaux cours : éducation critique et philo morale (2009))
- les évolutions technologiques et scientifiques, qui rendent certaines compétences, voire certains savoirs, obsolètes : au lieu de se contenter d’ingurgiter des informations, il apparait important d’apprendre comment s’informer et se documenter de manière efficace (cf. mon mémoire (2009), Les apprentis sorciers de l’éducation aux médias : des enjeux et implications (2012), Nouveaux défis, nouveaux cours : éducation critique et philo morale (2009), Les bullshit jobs (2010)…)
- les inégalités sociales : aujourd’hui encore, l’école ressemble davantage à une machine à « hiérarchiser » les individus qu’à un lieu où chacun peut se former et trouver sa voie. L’école ne ferait que participer à la reproduction d’un système dominant. L’école rabaisse certains jeunes, contribue à les exclure, à les « casser ». Ne devrait-elle pas servir au contraire à émanciper les gens, à les élever au-delà de leur condition initiale ? (cf. fiche de lecture de l’ouvrage « Les mutations de l’école » (2009), Résumé de mes engagements (2012), Défis de l’éducation (2010))
- le manque d’esprit critique par rapport à l’information, la difficulté à penser la question de la vérité (cf. 8 questions sur l’éducation aux médias (2017), Un mensonge poserait-il problème s’il n’y avait personne pour y croire ? (2017), Désinformation et éducation aux médias : entretien (2017), T’as laissé ton ‘esprit critique’ au placard (2018), Médias : “Manipulation” ! “On nous prend pour des cons” ! (2018)…)
- les difficultés à dialoguer et à se comprendre entre différentes cultures, les conflits entre les différentes croyances ; les difficultés à vivre avec autrui et à « faire société » sans violence entre personnes qui ne partagent pas les mêmes opinions, les difficultés à faire cohabiter les croyances religieuses et athées, ou encore la présence inquiétante de discours et comportements discriminatoires et haineux, notamment (cf. Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la décentration (2017), Dossier à propos des discours de haine (2018)…)
- la résurgence de pouvoirs dominants plus ou moins totalitaires qui aliènent tout ou partie de la population, par rapport auxquels l’école pourrait jouer un rôle critique, de contre-pouvoir (problématique développée dans plusieurs articles thématiques)
- …
A ceci, nous pourrions par ailleurs ajouter des considérations contemporaines quant à la responsabilité à l’égard de la permanence de la vie sur Terre (cf. Hans Jonas – Le principe responsabilité (2012), Armement et bombes nucléaires : l’Humanité en sursis ? (2019)), notamment. Ce site s’appelle « PhiloMedia » : je pourrais disserter longuement sur l’importance de la philosophie en regard des enjeux contemporains, et notamment dans le domaine de l’enseignement. Je ne vais donc pas argumenter ici de manière exhaustive.
Dans un chapitre intitulé Le savoir et la morale : (que) faut-il savoir ? (2014), j’écrivais ceci :
En termes de moralité, chacun connait des intellectuels « immoraux », ou au contraire des « braves » ignorants. Le fait de savoir certaines choses, certaines « vérités » rapproche-t-il l’être humain du bien ? De quels types de savoirs est-il question ? En l’occurrence, la pensée « pratique », en actes, ne découle pas nécessairement de l’exercice de la pensée « calculatoire », théorique. Pour Hannah Arendt, la moralité d’une personne dépend d’une habitude à exercer son jugement moral (c’est-à-dire à mettre en question ses actes, leur sens, leurs impacts, etc.), et non seulement de connaissances spécifiques.
Le savoir ne se limite pas à ce qui est directement mobilisable « sur le marché de l’emploi », bien qu’une des justifications de ce qu’il faut savoir se situe dans l’utilité, ou encore l’efficacité des connaissances visées.
On entend dire « Heureux les ignorants ». Le savoir en tant que réflexion sur ses propres actes, sur le sens de sa vie, est lié en quelque sorte à une inquiétude, un souci. D’un autre coté, l’école – skholè (grec) – peut être vue étymologiquement comme lieu de « loisir », de « temps libre », de « repos ». L’école, de Skholè, ne pourrait-elle pas être vue comme un lieu de mise à distance (critique) des problèmes immédiats du quotidien ? Bourdieu définit le concept « skholè » comme étant le « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde » (
Aussi, le savoir, ou du moins l’exercice de la pensée, peut être un frein ou un levier par rapport à une certaine sérénité, ou encore vis-à-vis de certains plaisirs (voire le bonheur ? N’est-ce pas ce à quoi tous les humains aspirent ?). A noter que les individus peuvent aussi éprouver du plaisir via l’apprentissage, la réflexion ou le savoir (découverte, compréhension, contemplation, etc.) en tant que tels. Certains ressentent également du plaisir vis-à-vis de raisonnements abstraits : la notion de plaisir n’implique pas de se limiter à des pédagogies dites « ludiques ». Faut-il dénigrer les activités et préoccupations humaines telles que l’art, la socialisation, le divertissement, la contemplation ?
La question des aliénations véhiculées par un système dominant dans lequel l’école s’inscrit tout en pouvant le remettre en cause invite à considérer que le savoir (en tant que prise de conscience voire éveil par rapport à des idéologies) permet de libérer les individus des systèmes qui les enchainent. Cela correspond à sa visée émancipatoire.
Hans Jonas, enfin, nous dit que le savoir est une nécessité face à certains actes et en regard de certaines potentialités. Il permet de prendre des décisions responsables par rapport à des actes qui concernent l’humanité entière, les générations futures (nucléaire, OGM, etc.).
Nous voyons ici qu’il ne s’agit pas simplement d’un savoir « utilitaire », mais qu’une réflexion critique et éthique est fondamentale pour comprendre et agir dans le monde. De plus, au-delà de thèmes spécifiques, la philosophie est selon moi à concevoir comme une démarche pratique, concrète, de pensée et de dialogue (cf. Médias, philosophie et citoyenneté).
Des obstacles à un bon enseignement de la philosophie et de la citoyenneté
Je ne vais pas ici reconstituer l’historique du « débarquement » du cours de philosophie et citoyenneté en Belgique francophone, mais simplement épingler des traits saillants quant à une mise en place idéale de celui-ci.
Il conviendrait de spécifier davantage ce que j’entends par « mise en place idéale » ou encore « bon enseignement de la philo et de la citoyenneté ». Néanmoins, ceci demanderait de nombreux développements effectués dans d’autres articles. Par ailleurs, il s’agit justement de montrer combien un tel cours implique des choix d’enseignement qui ne sont pas neutres – c’est d’ailleurs précisément le cas de l’enseignement dans son ensemble.
Des difficultés institutionnelles
Un manque de moyens en regard des ambitions identifiées
Lors d’une période transitoire, le cours a été désigné par ses détracteurs le « cours de rien ». Dans l’état actuel des choses, face aux enjeux gigantesques précédemment évoqués, l’enseignement de la philosophie et de la citoyenneté est formalisé dans un cours d’1h ou 2h par semaine dans le cursus des enfants et des adolescents. Ceci est déjà symptomatique : à la fois, on peut se féliciter que la réflexion philosophique prenne une plus grande place dans l’enseignement en Belgique francophone, et à la fois on peut déplorer que l’on n’y accorde pas les moyens de ses ambitions. Face à l’ampleur de ce qu’il y a à travailler, 1h ou 2h par semaine, est-ce que ça a vraiment du sens ?
Il faut bien comprendre qu’à l’école, « les heures sont comptées » : ajouter des contenus quelque part, c’est devoir en rogner d’autres, et cela occasionne des luttes de chapelle (au sens propre…) et des comportements de « chasse gardée » de la part de corporations d’enseignants.
Il faut dire aussi que les compétences liées à l’EPC sont transversales à de nombreux cours et à l’école dans son ensemble. N’allez pas dire à un prof d’histoire qu’il n’invite pas à réfléchir à la critique des sources ou encore à discuter d’événements contemporains au regard de « leçons » du passé. N’allez pas dire à un prof de français que son approche de la rhétorique et de l’argumentation n’a aucune importance dans le développement d’une pensée critique, ou encore à un prof de sciences naturelles ou de maths que leurs méthodes de recherche ou de démonstration ne permettent pas de forger des aptitudes de raisonnement. Il en va de même pour les enseignants de religion et de morale qui a priori doivent initier à une lecture critique des textes et à une discussion interculturelle, entre autres. L’EPC, auparavant, tout le monde et personne en faisait, finalement.
Il est vrai néanmoins que la philosophie en tant que discipline à part entière était absente, mais la situation actuelle soulève de nombreux problèmes. Il y a actuellement trop peu de professeurs « bien » formés effectivement à la philo et à la didactique de la philo. Des enseignants se déclarent démunis, trop peu formés, « en manque d’outils » ou de lignes directrices par rapport aux contenus d’apprentissage. On pourrait me rétorquer que ceci est dû à une période transitoire, mais le problème est plus large que cela. En effet, le simple fait de déterminer ce que l’on enseigne dans un cours de philo, et comment on l’enseigne, est une question philosophique. Ce n’est pas neutre au sens de « non-engagé », « non-orienté ». Il suffit de regarder comment la philosophie est enseignée en France, sur base d’un modèle emprunt d’académisme et de tradition (cf. ma critique plus générale du bac français (2008)). Un modèle qui dégoûte de nombreux jeunes de la philo en leur donnant l’impression qu’il s’agit d’un domaine jargonneux et subjectif à la fois. Je reviens sur ce point par ailleurs.
L’enseignement comme machine à sélectionner et à sanctionner
L’école demeure encore perçue avant tout comme un lieu d’évaluation. Cette représentation est partagée tant par les professeurs et les parents que les élèves. Les parents ont avant tout envie que leur enfant « réussisse » bien « afin d’avoir un bon emploi ». Un cours qui ne lui permet pas d’avancer en ce sens n’est pas spécialement utile, surtout s’il n’est pas évalué, qu’il ne « compte » pas. Les enseignants peu pédagogues n’ont que la note en guise de carotte et/ou de bâton pour « motiver » leurs élèves. Les collègues méprisent ce cours d’une heure ou deux dont ils ne perçoivent pas la plus-value par rapport à leurs matières bien concrètes. Les directions accordent un soutien variable. Le cours est donné par ceux à qui il manque des morceaux d’horaire. Comment espérer que les élèves y voient autre chose qu’une période inutile dans leur parcours ? 1 ou 2 heures de cours, « ça ne compte pas ». N’est-il pas dommage que l’enseignement soit majoritairement perçu comme une machine à sélectionner et à sanctionner ?
Des obstacles idéologiques
Formatage des esprits et bricolage subjectiviste
En 2014, j’écrivais les lignes qui suivent dans un article à propos de la réflexivité dans les pratiques d’éducation aux médias et à l’information. Les mêmes constats peuvent être dressés en parallèle par rapport à l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté :
Le risque demeure que certaines pratiques éducatives consistent à remplacer les représentations et les comportements intuitifs que les apprenants adoptent à l’égard des médias et de l’information par ceux de leurs professeurs. Par rapport à l’évaluation de la fiabilité de l’information, par exemple, il se peut que le jugement évaluatif de l’enseignant soit biaisé par ses propres croyances (représentations) ou préférences : méfiance systématique envers des contenus élaborés de manière collaborative sur le web, jugements partisans basés sur la couleur politique supposée de tel ou tel titre de presse (œillères idéologiques), euphorie envers toute nouvelle technologie ou innovation, grilles de lecture inappropriées au contexte, etc.
Comme l’écrit Jacques Gonnet, le manuel scolaire est un média. Éducation et médias sont vecteurs de normes sociales, de présupposés et de valeurs [cf. Médias, philosophie et citoyenneté]. Le simple fait de sélectionner une donnée parmi d’autres n’est pas un fait neutre.
Renee Hobbs constate quant à elle que les attitudes et croyances des enseignants vis-à-vis des médias influencent profondément ce qu’ils en font en situation d’apprentissage. Elle pose par ailleurs la question de savoir si l’éducation aux médias n’est pas une forme de propagande, ce qui rejoint également l’inquiétude de la philosophe Isabelle Stengers, qui pense qu’un risque éminent par rapport à la jeunesse consiste à penser à la place des jeunes ce qui est bon pour eux, sur fond d’un idéal d’absence de risque.
Les observations de Renee Hobbs et de Jacques Gonnet dépassent le cadre de l’éducation aux médias (EAM) et rejoignent d’ailleurs des principes didactiques applicables à tout enseignement. Une hypothèse qui fait que la question semble se poser particulièrement par rapport à l’éducation aux médias est que les enseignants qui prennent actuellement en charge l’EAM utilisent les médias et y font référence sans formation spécifique, sans être des enseignants spécialisés dans l’enseignement des médias et de l’information comme ils le sont dans leur discipline de rattachement (lettres, histoire-géo…).
Une certaine idéologie voudrait que l’école soit « neutre », mais la neutralité entendue comme absence d’engagement est totalement chimérique. Le relativisme absolu ne tient pas en éducation (cf. Qu’est-ce que le relativisme ? (2019), présupposés épistémologiques et présupposés moraux en éducation), et il est désormais communément admis qu’il n’y a pas de connaissance ou d’apprentissage sans activité humaine, et donc sans une forme d’implication subjective (Qu’est-ce que le constructivisme ? (2018)). Toute connaissance humaine implique un ou plusieurs sujets (un ou des individus), un ou plusieurs systèmes de représentation particuliers (des langages) et généralement d’autres intermédiaires, dans un contexte donné. Autrement dit encore, la neutralité entendue comme “non-engagement”, “non-positionnement” est illusoire : nous dissertons toujours de la réalité à partir d’un point de vue situé spécifique, et non comme si nous avions accès à un point de vue omniscient et déconnecté de notre condition d’être humain.
Un tel cours comporte en tout cas le risque d’un formatage des esprits. Par les choix des philosophes abordés, par les questions traitées, par la manière d’en discuter, par les concepts évoqués… Il est difficile d’imaginer un panorama exhaustif des idées philosophiques qui ont encore du sens aujourd’hui, et a fortiori dans un cadre aussi restreint pour les aborder. A contrario, sachant qu’il s’agit d’une éducation à la « citoyenneté », il y a potentiellement un ensemble de valeurs véhiculées plus ou moins consciemment derrière ce terme. Comment réagissons-nous lorsque des régimes totalitaires déclarent vouloir lutter contre les fake news, par exemple ? Cela nous inquiète. Je pense qu’il convient d’avoir la même vigilance à l’égard de nos propres programmes scolaires : s’agit-il d’émancipation citoyenne ou de « propagande » aliénante ? L’enseignant, ou même l’Etat, colporte-t-il des idéologies sous couvert d’une pseudo neutralité ?
Notons que la situation n’est pas spécialement meilleure en France, là où, malgré des évolutions et une longue expérience de l’enseignement de la philosophie, leur modèle est encore marqué par une tradition franco-française faisant de la philosophie un objet verbeux, abscons et soi-disant réservé à des élites ou à des personnages mystifiés, sublimant par la même occasion des valeurs patriotiques jusqu’à un certain mauvais goût parfois. A cause d’un enseignement que je qualifierais de traditionaliste, ou « académiste », pas mal de jeunes semblent manifester une forme d’aversion pour la philosophie. Les initiatives visant à développer des parcours citoyens en France sont d’autant plus marqués par une forme de culte de la Nation et d’une forme de culture française qu’il me semblerait pertinent d’interroger avec beaucoup de pincettes.
Nous l’avons dit : le cours d’EPC ne représente qu’une poignée d’heures, et les professeurs actuels sont généralement relativement mal formés à la didactique, aux contenus et aux démarches philosophiques. Cela peut aboutir à une forme de « propagande » plus ou moins volontaire (dans les programmes par exemple), mais aussi plus simplement à des formes de « bricolages » subjectivistes, c’est-à-dire des pratiques intuitives flirtant avec des discours de sens commun et des clichés, tant au niveau des méthodes que des contenus d’apprentissage. Puisque le programme est si vaste et ambitieux, et que les profs y sont peu formés, au final, « chacun y met un peu ce qu’il y veut ». Il n’est pas rare de croiser dans les médias d’information des pseudo-philosophes qui donnent leur opinion sur tout et n’importe quoi… Mais la philo, ce n’est pas ça.
Bref, il apparait que le cours d’EPC pourrait être coloré d’une forme de « moralisme idéologique ». C’est évidemment fâcheux pour un cours qui s’inscrit dans le sillon d’une réflexion philosophique à propos de la neutralité (cf. Présupposés épistémologiques en éducation (2014) et Présupposés moraux en éducation (2014)).
Des pièges inhérents à la philosophie
La philosophie se situe au centre d’une tension entre le fait de se forger une opinion personnelle et le fait de le faire en fonction de ce que d’autres pensent ou ont pensé. C’est comme en art, lorsqu’il s’agit d’apprendre comment des autres ont appris à peindre tout en développant son propre style. Il s’agit par ailleurs de développer une pensée libre, à visée universelle et conceptuelle, tout en pratiquant une forme approfondie de questionnement, de mise à distance. Ceci n’est pas sans lien avec les reproches que l’on entend généralement par rapport à la philo : perte dans le questionnement, « philosophie de comptoir » (opinion sur tout et rien), académisme et vocabulaire pompeux (utilisation abusive de concepts), hyper-abstraction… La philosophie est perçue souvent, à tort à mon avis, comme une discipline « déconnectée du réel », beaucoup trop abstraite et réservée à des élites. Au contraire, comme je l’ai développé dans plusieurs articles cités ci-dessus, la philosophie est à ancrer dans des problématiques bien concrètes, dans des questionnements communs à tout le monde (la liberté/le pouvoir, le bonheur, le plaisir, l’amour, la vérité, le sens de la vie, la signification des mots et des choses, le bien et le mal, etc.) et dans des pratiques, des démarches de pensée qui en elles-mêmes élèvent les individus. La pratique du débat constructif (de la décentration) me semble un apprentissage entre autres.
La pensée philosophique se situe dans un « juste milieu » par rapport à des postures extrêmes :
Des clichés à propos de l’enseignement (de la philo)
Pour terminer quant à ce panorama des obstacles que nous identifions à de « bonnes pratiques » d’EPC, nous relevons des clichés à propos de l’enseignement de la philo, voire de l’enseignement tout court. La philo serait d’office abstraite, compliquée / « trop de haut vol ». On retrouve aussi un certain nombre de clichés opposant théorie et pratique, « le terrain » (« ma classe ») et « la tour d’ivoire des penseurs et décideurs » (« les didacticiens/pédagogues et les politiciens »), concret et abstrait… Les programmes de philo ne seraient dès lors qu’un idéal théorique déconnecté de la réalité d’un groupe classe.
Certains profs eux-mêmes souffrent en réalité d’un manque de perception du sens de leur métier. Plusieurs agrégés / enseignants en poste se plaignent régulièrement du décalage mal géré entre « contenus de haut vol » appris par passion, où le sens de cela est une évidence (souvent parce que ça leur apporte du plaisir), et réalité d’un groupe-classe. Certains profs se disent confrontés au quotidien au manque de motivation de leurs élèves, mais eux-mêmes ne savent pas toujours susciter cette motivation : ils ne communiquent pas à propos de l’utilité des savoirs.
Il existe aussi des représentations stéréotypées liées aux filières techniques et qualifiantes : « je ne vais pas leur faire apprendre Aristote ou Kant, ils s’en fichent, ce sont des futurs mécaniciens/électriciens/infirmiers/esthéticiens/coiffeurs… ». C’est véritablement dommage car ceux qui ont une telle opinion en font une prophétie autoréalisatrice : comment espérer que les jeunes soient motivés avec un tel regard porté sur eux ? Or la difficulté à percevoir du sens / de l’utilité dans l’enseignement n’est pas présente que dans des options techniques ou professionnelles : si ça n’est pas un tremplin vers une forme de réussite carriériste, alors ce n’est pas utile (cf. l’idée que le cours d’EPC « ne compte pas » développée plus haut). Il convient de ne pas abandonner le « pari d’éducabilité » en décrétant qu’il est impossible d’avoir des réflexions philosophiques avec des élèves dont le métier plus tard sera manuel, par exemple. A titre personnel, j’ai au contraire été agréablement surpris de voir combien des élèves (en TQ) appréciaient de pouvoir donner leur opinion et mettre des mots sur des questions existentielles alors que d’habitude on leur envoie le message que « ce n’est pas pour eux » !
Enfin, il y a une tendance à accorder une grande importance à des contenus « prêts à enseigner » (des « outils » prémâchés, pré-pensés, pas toujours de la manière la plus qualitative qui soit). Ceci est compréhensible, d’autant plus dans un contexte où les profs sont réduits à devoir se débrouiller par eux-mêmes, mais cela peut s’avérer problématique lorsque cela aboutit à privilégier des approches simplettes, sans remise en question (surtout dans un tel domaine, où la réflexivité est d’autant plus de rigueur), ou encore que cela dispense de « retourner aux sources » (sachant que la vulgarisation peut parfois déformer voire trahir un message initial).
Des pistes pour un « meilleur » enseignement de la philosophie et de la citoyenneté
En fonction des développements précédents, quelques pistes peuvent être envisagées. En vrac et sans prétention à l’exhaustivité :
- Valoriser l’enseignement de la philo, son importance et ses enjeux. Mettre en avant le sens des enseignements, leur raison d’être, leur « utilité » au niveau humain.
- Valoriser une posture réflexive chez les apprenants, mais aussi chez les enseignants. Utiliser l’apprentissage de la philo pour questionner l’apprentissage de la philo.
- Renforcer les moyens matériels et humains, qu’il s’agisse du nombre d’heures allouées au cours à proprement parler, ou encore au niveau de la formation initiale et continuée des enseignants, de groupes d’échanges de pratiques pour ceux qui le souhaitent ou encore d’un support matériel et humain des établissements et des collègues.
- Valoriser des approches transversales sur des questions d’épistémologie (exemples : validité d’une démarche scientifique, épistémologie des sciences de la nature, épistémologie des sciences sociales…), d’éthique (exemples : bioéthique, éthique en médecine, philosophie politique…), de métaphysique (dans les cours de religion / morale laïque), d’esthétique, de logique (mathématiques)… ?
- Valoriser la formation et les apprentissages au-delà de la question de l’évaluation-sanction : faire davantage de l’école un lieu d’émancipation et d’ouverture au monde qu’un lieu de reproduction d’un système hiérarchique compétitif.
- Avoir une vigilance face au formatage des esprits et au bricolage subjectiviste.
- Ancrer la philo dans le concret, dans des thèmes concrets, en ayant une vigilance par rapport aux pièges de la philo (vs académisme et philo de comptoir).
- Ancrer la philo dans la pratique, dans le dialogue. Pratiquer le débat réflexif et le questionnement (dialectique, métacognition, décentration, pluralisme des idées…). Donner la parole aux enfants et aux jeunes et leur permettre d’exprimer des idées dans un cadre de tolérance. La pratique du dialogue constructif est une clé de l’apprentissage de la philo et de la citoyenneté.
- Développer une ambition philo, au-delà des clichés, y compris (voire surtout) avec des élèves dans des filières techniques ou professionnelles. Adopter des standards élevés à l’égard des élèves, faire un « pari d’éducabilité » à leur égard : ils sont capables de retenir 100 marques de voitures, 100 pokémon, 100 marques de fringues… En quoi est-ce si difficile de concevoir de retenir 100 concepts philosophiques ?
- Aller au-delà des contenus « prêts à enseigner », faire l’effort de la profondeur.