Fin janvier 2018, Eddy Caekelberghs, journaliste de La Première – RTBF, s’est fait écarter des antennes « le temps d’une enquête interne ». En cause, un mail dans lequel il fait part de ses opinions politiques, envoyé depuis son adresse professionnelle.
Ce cas particulier illustre combien la profession semble attachée à une image « neutre », « apolitique ». Est-ce réaliste ?
Eddy Caekelberghs a toujours assumé pleinement ses opinions politiques. Déjà en 2011, il déclarait publiquement : « je suis membre du PS depuis mes 16 ans. Rien ne l’interdit dans les statuts de la RTBF, tant que cela ne transparait pas à l’antenne. Depuis quand les journalistes n’ont-ils plus le droit d’avoir des idées politiques ? J’ose espérer que chacun reconnaît que je n’épargne personne en interview. Je n’ai pas de servilité vis-à-vis du PS ».
Une « neutralité » revendiquée
Ce n’est pas une première de voir une rédaction s’ériger face au risque d’étiquetage politique de ses ouailles. En 2011 encore, Le Soir Magazine prétendait révéler l’appartenance politique des journalistes des chaines de télévision belges. En réaction, les rédactions de la RTBF et de RTL sont allées jusqu’à porter plainte ensemble au Conseil de déontologie journalistique.
A l’époque, la RTBF et RTL-TVI ont exprimé un avis très négatif : tant leurs hiérarchies respectives que les journalistes concernés estiment ces propos « insupportables » et que « leur intégrité professionnelle est remise en cause » (sic). La RTBF a rédigé un droit de réponse, et les patrons de l’information de RTL ont souligné « leur attachement à l’indépendance et à la neutralité » dans un mail adressé à toute la rédaction.
Le tabou de l’engagement citoyen
En philosophie, l’idée même de « neutralité » pose question. Paradoxe : revendiquer un non-engagement est déjà une forme d’engagement.
De même, cela peut faire sourire d’entendre des jeunes journalistes affirmer des propos – souvent tout droit sortis de leur école de journalisme – tels que « l’objectivité n’existe pas, mais il faut tendre vers l’objectivité ». Un énoncé bien creux, voire absurde : comment tendre vers quelque chose qui n’existe pas ? Au contraire, comment réconcilier l’objectivité du réel et la subjectivité de celui qui raconte ce réel ?
La journaliste Florence Aubenas et le philosophe Miguel Benasayag (La fabrication de l’information, Les journalistes et l’idéologie de la communication, 2007) estiment que « l’idéologie du fait vrai » est l’une des idéologies majeures du milieu journalistique. Comme si le journaliste ne faisait que « montrer » en toute transparence des faits objectifs indiscutables. Toute opinion du journaliste serait un obstacle à cette sacro-sainte objectivité.
Cela n’empêche que les rédactions font tous les jours des choix : sélection de thèmes, sujets mis « à la une », manière de les traiter (cadrage, angle, perspective, montage…), personnes à interviewer, temps et moyens consacrés, etc. L’information est construite.
En corollaire de cette « idéologie du fait vrai », toute opinion serait subjective. Toutes les opinions se valent. Cette vision, caricaturée, donne autant de poids au micro-trottoir qu’à l’expert, ou encore autant de poids à des partis aux idées totalitaires qu’à des partis démocratiques. Le journalisme dit « de solutions » (consistant à proposer des solutions à des problèmes de société) ne serait qu’une autre forme de journalisme militant, de même qu’un certain journalisme d’investigation. Or, le métier de journaliste n’est-il pas engagé en tant que « contre-pouvoir » ou encore dans la conscientisation citoyenne ?
> Lire aussi « Présupposés épistémologiques en journalisme et en éducation » (LECOMTE, J., 2014).
Une tension à résoudre
En 2011, les rédactions de la RTBF et de RTL-TVI auraient pu nuancer l’article du Soir Magazine en précisant que leurs journalistes ont comme la plupart des citoyens des préférences politiques, mais que ça ne les empêche pas de faire leur job le plus honnêtement possible. Au contraire : ils ont conforté cette idée que « ne pas être neutre » était un problème.
Une des causes de la méfiance envers le métier de journaliste tient d’une représentation « mystique » de cette fonction. C’est comme si les journalistes n’étaient pas des humains, qu’ils restaient entre illuminati, francs-maçons ou reptiliens dans leur tour d’ivoire, si différents de nous.
Un des enjeux est de démystifier ce métier, de montrer comment il fonctionne. Les journalistes sont des citoyens comme les autres qui utilisent des méthodes spécifiques pour donner un point de vue sur le réel. Les journalistes et leurs rédactions sont plus ou moins conscients de leurs perspectives et les portent avec plus ou moins de transparence.
La transparence, pour soi, pour les autres
Et si l’« objectivité » consistait à pouvoir assumer et distinguer le « je », c’est-à-dire ses valeurs et son travail, plutôt qu’à présenter des fausses évidences ? Et si la question relevait plutôt de l’honnêteté, de la transparence par rapport à la construction de l’information ?
Si un journaliste nie une « préférence » politique, n’est-il pas enclin également à nier qu’elle puisse avoir de l’influence sur lui et sur son traitement de l’information (comme s’il s’agissait d’un « inconscient refoulé ») ? Au contraire, s’il en a conscience, il peut y faire attention pour présenter le point de vue « opposé » de la manière la plus correcte possible.
En ce sens, quand Eddy Caekelberghs affirmait être « au clair » avec ses opinions politiques, les assumer, et ne pas oublier d’y être vigilant lorsqu’il s’agit de « cuisiner » publiquement une personnalité politique, ne faisait-il pas preuve d’une saine introspection ?
Ainsi, au lieu de se convaincre d’une fausse neutralité, la presse pourrait reconnaître et rendre compte de ses perspectives (et donc les biais) lorsqu’elle construit l’information.