Dissonance. C’est ce que l’on ressent lorsque l’on sait que le monde marche sur la tête, mais que malgré tout, on continue à faire comme si on ne le voyait pas.
« Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale d’être bien adapté à une société malade » (Krishnamurti)
A l’heure où j’écris ces lignes, des inondations catastrophiques viennent de frapper l’Espagne. Une catastrophe parmi tant d’autres, et il y en a probablement tout un tas dont je n’ai même pas eu connaissance. Mais à chaque fois, il s’agit de victimes bien réelles, avec un prénom, des enfants, un chien, une famille… J’ai une pensée émue pour les victimes et leurs proches. Cela me rappelle les inondations dramatiques vécues ici en 2021. Puis je détourne le regard.
On ne peut bien entendu pas porter et endurer toute la souffrance du monde. Si vous suivez mon travail, vous savez combien je suis préoccupé entre autres par les guerres et le dérèglement climatique dont sont victimes de nombreuses régions du globe.
> A lire à propos des conflits armés : La violence est-elle un mal nécessaire ? (2024), Armement et bombes nucléaires : l’Humanité en sursis ? (2019), Guerre(s) et philosophie (2015), Face à l’absurde des guerres (2016)
> A lire à propos des enjeux du dérèglement climatique : Des difficultés et des enjeux du traitement médiatique du dérèglement climatique (2022), Comment j’ai réduit mon empreinte carbone (pas assez) et quoi faire ensuite (2022)
Détourner le regard permet de ne pas se laisser submerger par l’angoisse, la tristesse, le sentiment d’impuissance, la culpabilité et la révolte. C’est bien normal. Mais pouvons-nous feindre d’ignorer ce qui se passe ? N’avons-nous aucun pouvoir d’action ? Ne sommes-nous pas en train de nous rendre complices de dysfonctionnements meurtriers ?
> Cf. Hans Jonas – Le principe responsabilité (2012)
Le capitalisme contre l’éthique
Il y a un certain nombre d’obstacles majeurs à une action raisonnée à la hauteur des enjeux actuels, ne serait-ce qu’au niveau environnemental.
Je voudrais consommer moins d’électricité et je fais attention au quotidien, mais j’ai aussi la possibilité de faire installer un superbe jacuzzi chez moi ; le nombre de piscines individuelles ne cesse d’augmenter, tandis que les piscines publiques ferment. Pourquoi devrais-je me priver alors que d’autres en profitent ?
J’aimerais prendre davantage les transports en commun, mais leur offre diminue et leur prix augmente, alors que des employeurs examinent l’opportunité d’offrir des voitures de société (modèle SUV) en tant qu’avantages professionnels.
Je mange moins de viande, mais de grandes chaines de fast food continuent d’ouvrir des restaurants à deux pas de chez moi.
J’évite au maximum de me faire livrer à partir de pays lointains si je passe une commande sur Internet, mais de nouvelles enseignes internationales low cost vendent des produits à des prix défiant absolument toute concurrence. Pourquoi devrais-je payer plus cher que les autres alors que c’est moi qui fais un choix éthique ?
J’essaie d’économiser de l’argent et fais attention à mes dépenses, tandis que d’autres s’enrichissent en spéculant en bourse, en cryptomonnaies ou en NFT, alors que ce sont des désastres tant sur le plan social qu’environnemental (en savoir plus).
Je voudrais réduire mon empreinte carbone, mais on me propose de voyager à l’autre bout du monde à des prix abordables. Mes proches me parlent de « destinations de rêve » et des influenceurs mettent en valeur des défis impressionnants réalisés à l’autre bout du globe. Le train à grande vitesse coûte plus cher. L’offre de vols en avions n’a cessé de croitre, ces dernières années encore. Et pourtant…
Dissonance. Les exemples sont légion.
Pourtant, autrefois, je n’éprouvais pas le besoin de voyager à des milliers de kilomètres. Nous allions à la mer et à la montagne et nous découvrions chaque année de nouveaux lieux ravissant nos sens et nos âmes. Je ne pensais pas à m’installer un jacuzzi ou une piscine chez moi. Je n’achetais pas tant de produits dont je n’avais pas besoin. En fait, ça ne m’effleurait même pas l’esprit. Je n’avais jamais entendu parler de Dubaï, et je n’en souffrais pas. Je n’étais pas moins heureux. Mais aujourd’hui, l’offre est là, et elle s’accompagne parfois même de pression sociale, comme celle que ressent un ado de porter des vêtements de marque, ou un quarantenaire de se mettre au trail pour correspondre aux normes de tel ou tel groupe.
Avec le confinement en 2020-2021, on a redécouvert le plaisir d’investir des lieux proches, mais cela n’a pas remplacé l’envie de voyager ailleurs : ça s’y est ajouté. De même que l’on installe des éoliennes et des panneaux solaires, non pas pour remplacer les autres moyens de production, mais pour les compléter. Toujours plus. C’est cela, le capitalisme.
A ce sujet, lire aussi : Simon Brunfaut, « Pour réellement goûter la vie, il faut commencer par arrêter de vouloir absolument en tirer profit » (La Première, 2024)
Le capitalisme en tant que modèle culturel encourageant la consommation est le principal ennemi d’une action éthique globale à la mesure des enjeux contemporains.
Comme je le développe par ailleurs dans Du volontarisme à la culpabilisation des individus : des idéologies qui nous aliènent (2018), une des manières pour le capitalisme de « montrer patte blanche » est de faire peser toute la responsabilité de ce qui se passe sur les individus. Concrètement : il y a des problèmes de plastique ? Alors il n’y a qu’à dire aux gens de trier leurs déchets. Cela occulte la responsabilité des producteurs. Bien sûr, les personnes informées peuvent actionner des leviers d’action structurels en arrêtant par exemple de consommer tel ou tel produit, en militant, etc. Mais on constate plutôt une tendance à l’inertie.
De plus, le capitalisme – et plus généralement, tout système de pouvoir (cf. De l’importance des contre-pouvoirs (2024)) – suppose un certain nombre de conflits d’intérêts. Il y a des personnes à qui les dysfonctionnements actuels profitent. Ce seront aussi les personnes les moins exposées aux conséquences meurtrières de leurs actes (nous sommes déjà victimes des effets du dérèglement climatique, et d’autres les subissent davantage que nous (BonPote.com, 2022)). Ces individus ont intérêt à ce qu’il subsiste sous sa forme actuelle, même s’il faut pour cela avoir recours à la violence (cf. guerres), aux répressions ou à la désinformation (il y a d’ailleurs une certaine quantité de pollution informationnelle qui n’aide clairement pas à faire des choix éclairés. Cf. Bullshit et fake news : revenir aux bases (2024)).
Enfin, il s’agit d’idéologies profondément ancrées. Ne serait-ce que dans la valeur que nous accordons au travail, au fait de mériter de pouvoir en profiter. Dans Eloge de l’oisiveté (1932), Bertrand Russell émet une critique cinglante et inspirante de l’organisation moderne du travail, contraignant notamment par « sens du devoir » une majorité de personnes à entretenir l’oisiveté d’une minorité qui ne souhaite pas que cette oisiveté soit partagée :
« Pour parler sérieusement, ce que je veux dire, c’est que le fait de croire que le TRAVAIL est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne, et que la voie du bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du travail » (p. 11)
Il y a près d’un siècle, donc, il écrivait :
« Si le salarié ordinaire travaillait 4 heures par jour, il y aurait assez de tout pour tout le monde, et pas de chômage » (p. 22)
Le temps libre pourrait alors être alloué davantage à des activités culturelles, artistiques, créatives, au fait d’apprendre, à l’entretien du lien social, à la marche et au sport… Mais nous vivons dans une culture où il faut courir, se dépêcher, s’enfermer dans des embouteillages pour ensuite s’enfermer dans un bureau à s’abrutir derrière un écran ou dans des réunions où l’on s’invente des conflits pour occuper son temps, comme les animaux captifs dans un zoo finissent par s’agresser mutuellement pour tuer le temps, et l’on s’en rajoute encore et encore, nous en faisons des tonnes, pour justifier que non, nous ne sommes pas oisifs. Puis nous arrivons aux sacro-saintes vacances, ces moments où l’on peut enfin en profiter et que l’on a bien mérités, et que l’on va anticiper puis raconter pendant des mois. Ces carottes que l’on s’agite nous-mêmes et qui nous font supporter la captivité. Si découvrir le monde est une aspiration humaine bien compréhensible, le fait qu’un mode de vie mérite par le labeur – évasion lointaine – profit consumériste s’impose comme une norme idéologique me semble bien plus problématique…
Pour aller plus loin, lire notamment : Du volontarisme à la culpabilisation des individus : des idéologies qui nous aliènent (2018), Des difficultés et des enjeux du traitement médiatique du dérèglement climatique (2022), Comment j’ai réduit mon empreinte carbone (pas assez) et quoi faire ensuite (2022), J’ai fait ce que j’ai pu (2024), ainsi que les articles sur le site BonPote.com en ce qui concerne les enjeux environnementaux.
L’échec des incitations au changement (et des pistes pour y remédier ?)
Le diagnostic ci-dessus ne se suffit pas à lui-même. Malheureusement, force est de tirer un constat d’échec par rapport aux actions entreprises pour générer du changement. Les élections récentes en Europe et ailleurs représentent un sérieux revers pour les milieux écologistes ou sensibles aux causes environnementales, et le militantisme semble relativement peu efficace, alors qu’il s’appuie sur des faits scientifiques de plus en plus étayés.
Les raisons sont nombreuses et je ne vais pas ici toutes les détailler.
Il y a d’abord les conflits d’intérêts et la guerre qui se joue sur le terrain informationnel, avec une disproportion de moyens (des riches actionnaires de grands médias ont davantage de ressources qu’un blogueur indépendant pour influencer les opinions). En outre, il y a tout le terreau idéologique dont j’ai parlé ci-dessus, qui rend tout changement de manière de penser difficile à un niveau suffisamment collectif. Il faut ajouter à cela des difficultés inhérentes au fait de parler du dérèglement climatique, notamment dans les médias.
Ensuite, il y a tout ce qui relève de stratégies militantes qui pourraient gagner en efficacité. Nous traversons une époque où paradoxalement, nous n’avons jamais été à la fois si connectés et si « morcelés » socialement parlant. Les relations sont précaires, friables, et les rares dénominateurs communs qui nous rassemblent prennent souvent la forme d’un ennemi partagé. Souvent, ce qui crée le « nous », c’est l’opposition à un « eux ». Certains militants pensent qu’il faut durcir le ton. Ils ont peut-être raison. Pour ma part, je pense que l’on gagnerait à ne pas considérer trop vite certaines catégories d’individus comme des ennemis par défaut, afin de tâcher de fédérer davantage d’alliés autour des grandes causes humaines. Je crois qu’il y a un travail d’inclusivité à faire, dans un contexte où d’aucuns ont vite fait de nous désigner des boucs émissaires. Il s’agit de faire preuve de discernement, et fédérer plutôt que diviser. A force d’entretenir une culture de la lutte univoque et déshumanisée, on alimente une prophétie autoréalisatrice selon laquelle le changement ne s’obtiendrait que par le sang. Je rêve d’une culture où le dialogue constructif et pacifique a davantage sa place. Mais je suis conscient que c’est mon côté idéaliste qui parle ici. Or je ne suis pas naïf : je ne dis pas que cela va marcher à tous les coups, je dis simplement que l’on n’essaie pas suffisamment (de fédérer, de rassembler, de faire confiance, de faire des demandes, de tendre une main…). Et que puisque les stratégies actuelles échouent (accusées d’injonction à la pureté militante, d’injonctions à l’encontre de la liberté individuelle, d’être belliqueuses…), il peut être judicieux d’en tester d’autres aussi, au moins en complément. Lire par exemple : « Qu’est-ce qui déconne dans le militantisme ? » (Hacking Social, 2021) et « Pourquoi les riches ne bifurquent pas » (BonPote.com, 2023).
Enfin, il y a la méconnaissance de pistes au niveau individuel, ou les difficultés à les mettre en action. De plus, les circonstances sont peu motivantes : tout au mieux, nous ne parviendrions qu’à « limiter la casse », héritiers que nous sommes des dégâts accumulés sur plusieurs générations. Dans Comment j’ai réduit mon empreinte carbone (pas assez) et quoi faire ensuite (2022) et J’ai fait ce que j’ai pu (2024), je reviens sous forme de témoignage sur les éléments qui m’ont aidé à changer mon mode de vie ou poser des actes en adéquation avec ce que je crois bon. Je ne les développe pas davantage ici et renvoie à ces articles.
Mais les actions individuelles ne peuvent suffire. A ce sujet et en guise de prolongement, lire : De l’importance des contre-pouvoirs (2024)
J’aimerais écrire un article à propos de la tension entre individualisme et collectivité. J’observe régulièrement des conflits entre la défense de causes personnelles et l’intérêt collectif, ainsi que des difficultés à faire des compromis et à fédérer autour d’une cause dont le dénominateur commun soit autre chose qu’un adversaire général et abstrait… Dans mon livre sur la nuance, je développe la thèse que nos interactions sont marquées par un « morcellement social ». Finalement, chaque personne peut se retrouver un peu seule dans sa « catégorie » (pour peu que l’on accepte encore la catégorisation). Nous sommes d’ailleurs ciblés par des techniques de communication / marketing / propagande hyper-personnalisées. Dès lors, les individus qui auraient un intérêt à dénoncer des comportements ou des systèmes se retrouvent divisés. Dans ce contexte, il est parfois difficile de prendre des décisions ensemble, de discerner spécifiquement les problèmes à traiter (et qui a quelle responsabilité dans leur perpétuation) et les pistes de solutions concrètes pour y remédier.
En corollaire, repenser les récits collectifs dans une approche favorisant la coopération plutôt que la lutte ?