Comment s’informer dans un contexte de désinformation ? Comment évaluer la fiabilité des informations ?
Questions posées par Lisabelle Trohar.
Dans votre ouvrage « Médias : influence, pouvoir et fiabilité », vous parlez de « bulles déformantes ». Que sont-elles ?
A l’époque, je n’utilisais pas encore ce terme, mais je m’interrogeais en effet déjà sur ce que l’on regroupe aujourd’hui sous les appellations « bulles de filtre » ou encore « chambres d’écho ».
Face aux algorithmes qui prédisent nos comportements et nos préférences, plusieurs chercheurs ont voulu mesurer l’impact que cela peut avoir sur les « données » auxquelles nous sommes confrontés. Certains ont montré que les usagers étaient plus volontiers confrontés à des positions proches des leurs.
Ainsi, des études sur les pratiques des jeunes sur le web (Mediappro, 2006 ; Digital Youth Research, 2008) montrent combien les usages des jeunes sont conditionnés par leurs pairs, leurs semblables, leurs groupes d’appartenance. Ces « bulles » façonnent en partie notre vision du monde et ont tendance à conforter nos perspectives préalables.
Ce phénomène n’est pas neuf du tout. Un lecteur du Figaro lit rarement Libération, et vice versa. Une étude récente (William Brady et al., 2017) montre que des discours « colorés » du point de vue moral et émotionnel atteignent rarement ceux qui ont des postures opposées. La préférence accordée à un canal d’information n’est pas toujours liée à des paramètres « rationnels » (relatifs à l’évaluation de la fiabilité de l’information), mais plus volontiers à des paramètres sociaux et affectifs. Cela vaut aussi pour le choix des informations que l’on consulte. Pour le dire de manière caricaturale, les individus consomment des contenus médiatiques leur permettant d’alimenter les conversations dans leurs sphères sociales. De plus, Serge Moscovici (1969) montrait déjà que lorsque l’on fait discuter des individus avec des personnes qui ont toutes une opinion similaire sur un thème, leurs positionnements respectifs tendent à se polariser encore davantage, à se « radicaliser » en quelque sorte.
Dans mon entretien avec Nurten Aka, je résume les enjeux que cela suppose comme suit :
« Les médias d’information sont accusés d’être des « bulles déformantes », mais en fait ils reflètent la manière dont nous fonctionnons en tant qu’individus. Comme les médias, nous sélectionnons l’information à laquelle nous sommes confrontés. Nous l’interprétons à notre manière et nous en discutons avec nos proches. Pas mal d’études tendent à montrer que nos propres filtres conditionnent davantage nos opinions que les discours des médias ».
En somme, les « bulles » déformantes correspondent à la tendance que nous avons à nous « cloisonner » dans des perspectives qui nous ressemblent. Elles ne sont pas neuves, mais les algorithmes ne permettent pas d’aller à leur encontre, alors que l’on pourrait croire que les médias sociaux nous permettent d’accéder à plus de nuance et de diversité.
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Cette question est extrêmement vaste. Je vais y répondre en délimitant deux pistes d’action, l’une « morale », l’autre « économique », mais elles n’épuisent pas la réflexion.
Concrètement, d’un point de vue « moral » ou déontologique, l’idéal de la profession journalistique voudrait que tous fassent un travail de vérification minimum. Comme vous le sous-entendez toutefois dans votre question, celui-ci est parfois négligé, tantôt pour des raisons idéologiques, tantôt davantage pour des questions de rentabilité économique.
De ce point de vue, je ne crois pas que l’on puisse « rêver » d’un horizon dans lequel absolument toutes les rédactions pratiqueraient un fact-checking digne de ce nom. D’autant qu’à mon sens, celui-ci ne suffit pas. Il est intéressant de s’interroger également sur le choix des thèmes mis à la une, sur le traitement qui leur est accordé, etc. Bref, du point de vue de la déontologie, il y a un travail réflexif en profondeur à mener. Celui-ci nécessite un certain nombre de ressources que tous les acteurs de la presse n’ont pas nécessairement envie d’investir en ce sens. L’investigation demande du temps et des moyens, tandis qu’une « bonne » rumeur, une information sur le clash du week-end ou un buzz people permettront d’assurer les ventes et donc la pérennité du support…
Du point de vue économique, néanmoins, cela n’est pas non plus une fatalité. Je crois qu’il existe une véritable demande pour une information de fond. La confiance envers les médias dits « traditionnels » s’érode depuis des années, et de nouveaux acteurs émergent. Je peux paraître pessimiste quand je dis que j’imagine mal l’ensemble du système médiatique prendre le pli d’une vérification consciencieuse des informations. Cependant, je pense qu’il y a aussi une place à prendre à ce niveau, et que certains acteurs « traditionnels » peuvent faire le pari de jouer cette carte. Des initiatives en ce sens existent à la RTBF ou encore avec les cellules de fact-checking dans différents quotidiens français. Elles ont leurs limites, mais elles ont aussi le mérite d’exister et de témoigner d’une volonté de gens de la profession de travailler en ce sens. Une difficulté est que le blason du journalisme ne se redorera pas du jour au lendemain !
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Quelles sont les lacunes de notre système aujourd’hui en termes d’éducation aux médias ? Les enseignants sont-ils suffisamment encadrés, soutenus ?
Je vais me délimiter à certains des enjeux les plus « saillants ».
D’abord, il faut savoir qu’en Belgique francophone en 2017, il n’y a pas de « cours d’éducation aux médias » formalisé à proprement parler dans des textes de programmes scolaires (bien que des enjeux d’éducations aux médias soient évoqués dans plusieurs de ces textes). C’est à chaque enseignant qui le souhaite d’en inclure dans son programme ou non. En corollaire, la plupart des enseignants ne sont pas formés de manière spécifique dans ce domaine. Il y a donc pas mal d’initiatives, mais celles-ci sont éparses, et c’est difficile de les évaluer en fonction d’un référentiel commun, d’en mesurer les résultats, etc.
Ensuite, l’éducation aux médias est un domaine encore en cours de développement. D’inspiration « pluridisciplinaire », ses contours peuvent apparaître encore flous. Elle regroupe un spectre de compétences allant de l’informatique à la gestion d’un fonds documentaire en passant par l’exercice de la critique historique ou encore par une connaissance de pratiques professionnelles en journalisme et en communication, par exemple et pour ne citer qu’elles. Selon que l’on organise un « cursus » à part entière ou qu’on le « saupoudre » dans différentes matières existantes, l’éducation aux médias doit être plus ou moins « saucissonnée » et délimitée de manière à élaborer des référentiels concrets pour que les enseignants puissent se repérer.
Une dernière difficulté est que l’éducation aux médias a pour objectif de développer l’esprit critique des usagers. Il y a une tension entre une école qui « formaterait » les individus (notamment pour le « monde du travail ») et une école qui veut émanciper ces individus en partageant avec eux des clés de lecture complexes. J’utilise souvent la formule suivante : « à quoi cela sert-il de former des individus très performants s’ils ne sont pas capables de vivre ensemble de manière harmonieuse », de « faire société ensemble », par exemple.
Ajoutons que la mobilisation de l’esprit critique est quelque chose de difficile à mesurer, d’autant que tout le monde n’est pas d’accord sur ce que ce terme recouvre. Un risque est d’ailleurs que derrière cette notion ne se cache en fait qu’une propagande pour une forme de « critique dominante » du système.
On parle souvent d’éducation aux médias pour les jeunes. Ne devrait-on pas commencer chez les très jeunes, leur en parler dès qu’ils sont en mesure de comprendre ?
(Je pense à cette génération Z (aussi appelée génération C) née quasi littéralement avec un écran entre les mains)
Je me préoccupe très peu des appellations « à la mode » quant aux différentes générations, mais votre question est intéressante.
Que recouvre l’éducation aux médias ? En fait, dans un sens large, l’éducation aux médias, c’est l’éducation à l’information (voire à la connaissance), l’éducation relationnelle et l’éducation à la maîtrise technique des outils de communication.
En effet, ce que l’éducation aux médias met en lumière c’est que les intermédiaires entre nous, autrui et le monde ont un impact sur nos perceptions, nos représentations ou nos interactions. Concrètement, ces « intermédiaires » façonnent le monde.
En un sens large, ces « intermédiaires » incluent aussi les manuels scolaires ou même les enseignants en tant que « médiateurs » de savoirs, de même que les langues, langages et symboles que nous utilisons (qu’il s’agisse de la langue française ou de l’arithmétique).
Toutes ces problématiques ne sont pas nées avec les médias de diffusion de masse, et a fortiori encore moins avec Internet. Je suis partisan de l’idée que l’éducation aux médias est une manifestation actuelle de questionnements philosophiques qui lui préexistent, et qu’elle a nourris en même temps en leur donnant différentes orientations paradigmatiques (concrètement, par exemple, il est aujourd’hui difficilement envisageable de ne pas admettre que nos représentations mentales sont le fruit de constructions élaborées activement par nos facultés cognitives).
Tout cela n’est néanmoins qu’une partie de la réponse à la question. Il est en effet important de savoir si c’est pertinent d’envisager de développer des facultés dites « critiques » à un enfant en bas âge. En est-il seulement capable, du point de vue cognitif ? Dans quelle mesure ? Je ne suis pas expert dans ces questions, mais je m’engage peu en disant que les activités de développement de la cognition et du questionnement d’un enfant en maternelle ne sont certainement pas identiques à celles destinées à des jeunes à la fin du secondaire.
Quels sont vos conseils pour rester vigilant et critique (sur la toile) ? Quels sont les réflexes à avoir, les questions à se poser ?
Bonus : avez-vous un journal/site de prédilection pour vous informer ?
Je voudrais pour une fois prendre un peu le contrepied de cette question. Elle m’a été récemment posée à plusieurs reprises.
Cela me pose un problème pour au moins deux raisons.
D’abord, à cause de l’argument d’autorité. Parce que je suis un « expert » de l’information, je détiendrais les clés pour ne pas me faire avoir et il faudrait me croire sur parole. Et comme si « l’esprit critique » pouvait être acquis une fois pour toutes (raison pour laquelle je préfère d’ailleurs parler de « pensée critique »).
Ensuite, à cause de la « quête de recettes ». Je suis régulièrement confronté à cette « attente » de disposer de méthodes prêtes à l’emploi permettant de faire la part des choses « facilement » entre le bon grain et l’ivraie.
Pas mal d’individus semblent chercher surtout de nouveaux « automatismes », de nouveaux « réflexes », comme s’il suffisait de quelques secondes ou de quelques clics pour se faire une opinion sur des sujets parfois complexes.
Pour répondre en fonction de ma propre expérience, il est clair que j’applique un ensemble de critères « basiques » me permettant principalement de disqualifier certaines ressources : examen de l’url, recherche(s) quant à l’auteur, critique des sources (« qui dit quoi, pourquoi ? »), etc. J’ai aussi quelques sites d’information généraliste que je consulte de manière journalière, mais aussi et surtout des personnes sur Twitter qui publient et agrègent des informations sur des thématiques auxquelles je m’intéresse.
Néanmoins, sur des sujets plus complexes, je crois que la pensée critique n’est pas et ne doit pas être quelque chose que l’on applique de manière « rapide » et « automatique ». On peut exercer par exemple sa curiosité et « se décentrer » de son point de vue (c’est-à-dire tâcher de comprendre des perspectives différentes). Il est possible de s’interroger sur le choix des informations et sur les idéologies dont cela témoigne. Je réfère là à un travail d’investigation pour lequel nous n’avons pas toujours les ressources.
Attention, je ne voudrais pas laisser entendre qu’il ne faut pas délimiter les compétences critiques, qu’il n’existe pas de contenus d’apprentissage permettant d’entrainer sa pensée de manière rigoureuse. Je n’aime pas l’idée que la « pensée critique » soit une notion hyper abstraite, à la limite du mysticisme, que l’on ne peut définir qu’au cas par cas. C’est la porte ouverte à toutes les manières de faire et de voir, y compris les plus délirantes. Je crois toutefois qu’il faut le faire avec grande précaution, en faisant droit à la complexité du phénomène : cela ne se limite pas à ânonner deux ou trois principes…