Des réflexions inspirées par Jeff Jarvis : économie du lien vs économie de contenu

Jeff Jarvis est un journaliste américain, professeur de journalisme et essayiste. Il alimente notamment le site BuzzMachine. Ses réflexions concernant la différence entre une économie de contenu (celle qui prédomine actuellement) et une économie du lien (qu’il appelle de ses vœux) sont très inspirantes.

Le travail de Jeff Jarvis à propos de l’économie du lien face à l’économie de contenu pointe plusieurs dérives de l’économie de contenu. Concrètement, l’économie de contenu consiste à transformer des productions culturelles (des contenus, donc) en valeur monétaire. Dans une dérive de ce modèle, ces contenus ne sont plus considérés que comme des marchandises, c’est-à-dire uniquement en fonction de l’argent qu’ils permettent d’engranger. Leur valeur culturelle, informative ou émancipatrice passe alors au second plan.

Découvrez notamment ces articles de Jeff Jarvis : The link economy v. the content economy (2008) et The imperatives of the link economy (2008)

Lire aussi : Qu’est-ce qu’une agence de presse ? Jeff Jarvis plaide pour une « économie du lien » (2020), Economie du web – Cachez cette pub que je ne saurais voir (2015), Business des médias : quels modèles économiques pour (sauver) la presse ? (2020) et Par qui ce site est-il financé ? Pour qui roule Julien Lecomte ?

Comme je l’explique dans plusieurs des articles ci-dessus, la presse, par exemple, fonctionne avec plusieurs sources de financement. Dans le cas de la presse de service public, les pouvoirs publics financent la production de contenus à valeur culturelle. Ces pouvoirs publics octroient également des aides à la presse à des médias privés, dans la mesure où la presse est considérée comme un pilier démocratique important. Dans le cas des médias privés, le financement repose généralement sur la publicité et/ou sur les ventes et abonnements. Dans tous ces cas de figure, on paie pour des contenus, soit directement (à travers des abonnements ou l’achat d’articles protégés par un paywall), soit indirectement (par les impôts, par notre attention échangée contre de la publicité – cf. Economie de l’attention).

Des dérives de l’économie de contenu

Jeff Jarvis épingle plusieurs dérives d’un tel modèle. Pour lui, ce modèle ne permet pas de valoriser les contenus pour ce qu’ils sont. Au contraire, cela freine la circulation des œuvres, ne permet pas de valoriser efficacement le travail des auteurs et pousse à une homogénéisation culturelle. J’ajouterais que cela crée un décalage entre les personnes qui peuvent s’offrir – voire posséder – des contenus de qualité et d’autres qui n’y ont pas accès.

Lire aussi : Economie du web – Cachez cette pub que je ne saurais voir (2015) et Business des médias : quels modèles économiques pour (sauver) la presse ? (2020)

Dans un article traduit de l’anglais par Laurent Mauriac en 2016 sur le site du Nouvel Obs, l’auteur critique la décision d’Associated Press (AP) d’entamer une « chasse aux sites qui reprennent son contenu sans autorisation ».

« Le blogueur Jeff Jarvis vient de lancer sur son blog un réquisitoire contre AP à qui il reproche de se tromper d’époque et de rater le virage de « l’économie du contenu » vers « l’économie du lien » […]

Les entreprises de presse ont besoin de se réunir – pas de couper leur contenu de l’Internet ou de se lancer dans des cabales antitrust – mais simplement de mettre au point un nouveau standard de métadonnée identifiant l’information originale » (Jarvis, traduit par Mauriac, NouvelObs.com, 2016).

L’auteur y accuse AP de contribuer à une homogénéisation de l’info la transformant en commodité, au lieu de valoriser les informations originales :

« Si AP voulait véritablement aider à soutenir le journalisme original, il construirait cette place de marché – et il arrêterait de réécrire, d’homogénéiser et d’anonymiser les informations de tous ses membres [AP est une coopérative dont les membres sont aussi les clients, ndt]. Ou, lorsqu’il le fait, il donnerait au moins la mention et les liens des sources, une nécessité morale dans l’économie du lien » (Jarvis, traduit par Mauriac, NouvelObs.com, 2016).

Jeff Jarvis en tire une conclusion pour le moins radicale :

« La seule conclusion ici est que l’existence même d’AP est le principal contributeur au fléau de l’information gratuite » (Jarvis, traduit par Mauriac, NouvelObs.com, 2016).

Jarvis épingle en filigranes le phénomène du copyright trolling (cf. aussi cet article sur Lemondedudroit.fr). Ses critiques sont d’autant plus puissantes que le lobbying et la spéculation autour des droits d’auteurs semblent prendre de plus en plus d’ampleur (cf. entre autres ce qui se passe au niveau des DRM ou même encore en ce qui concerne l’économie autour des NFT, par exemple). Cette situation de quasi embargo sur les contenus à valeur culturelle restreint considérablement la circulation des œuvres. Il s’agit d’idées je mentionne dans mon article à propos du fonctionnement des agences de presse. En écrivant ceci, j’avoue que j’ai d’ailleurs un peu peur d’être attaqué – une fois de plus – par des gens ou des entreprises pour qui l’économie de contenu est très lucrative, tout comme je suis parfois inquiet pour mon intégrité physique ou morale lorsque je m’attaque à de la désinformation haineuse ou à d’autres postures idéologiques extrêmes…

Lire aussi : L’économie politique du codage du capital, par Katharina Pistor (Le Grand Continent, 2022)

A propos du copyright trolling et de l’usage du droit dans ce cadre :

  • Les contenus à valeur culturelle sont faits pour circuler. Les miens peuvent être partagés (et puis droit de citation) à des fins non commerciales par tout le monde, sauf par les © trolls et leurs clients (d’ailleurs, utilisation non commerciale et (c) troll, c’est un oxymore…).
  • Industrie du manga : *pourrait faire des tonnes de blé en ayant recours à des copyrights trolls*. Aussi industrie du manga : *ne le fait pas*. D’autres industries pourraient en prendre de la graine, d’autant plus celles qui chouinent de souffrir d’un manque de confiance citoyenne.
  • La Justice est régulièrement dévoyée à des fins d’oppression. Procédures abusives au bénéfice des puissants / au préjudice des précaires. Cf. Abus de droit et procédures-bâillons, par exemple. Il faut remédier à cela.

Comment penser une économie du lien ?

Pour Jeff Jarvis (2008), il faut passer d’une « économie du contenu » à une « économie du lien ». Selon lui, il est important de valoriser davantage les contenus originaux, en utilisant par exemple des algorithmes qui mentionnent automatiquement les sources initiales et y lient leurs contenus. Ainsi, c’est le nombre, la diversité ou encore la qualité des liens qui permettent d’attribuer une valeur, tout en fluidifiant la traçabilité des informations et des sources. Il ne s’agit plus d’imposer des restrictions à la circulation des contenus, mais au contraire d’encadrer cette circulation afin de mieux les mettre en valeur.

Comme lui, je suis pour la circulation libre des œuvres intellectuelles et des informations. En même temps, il m’importe que le travail original soit rétribué à sa juste mesure (Cf. par exemple mon point de vue dans cet article à propos du (non) financement de Philomedia.be).

Jarvis (2008) parle carrément d’une éthique du lien et de la citation, proche à certains égards de la logique des Creative Commons. Pour cet auteur, la meilleure valorisation de l’originalité des contenus à travers une éthique du lien permettrait également de revaloriser le statut des créateurs – les auteurs, tant du point de vue financier que symbolique. En effet, au niveau financier, des intermédiaires prennent le relais des auteurs en payant leurs contributeurs et employés en échange de la monétisation de leurs œuvres à plus large échelle. Au niveau symbolique, comme le fait remarquer Jarvis lorsqu’il parle d’anonymisation, les noms des journalistes, photographes ou autres contributeurs sont parfois simplement effacés au profit de la simple mention de l’agence en tant que source…

En somme, pour Jeff Jarvis, certains intermédiaires de la chaine de production des industries culturelles sont devenues de grandes entreprises dont les contenus (infos) sont avant tout des produits, des marchandises dont la valeur est principalement monétaire. Or, si l’on veut favoriser la circulation d’une information originale et de qualité (qui soit non seulement davantage au service des auteurs, mais aussi au service du public et de son émancipation), alors il faut repenser le modèle économique de ces entreprises.

Un commentaire

Les commentaires sont fermés.