Plusieurs personnes m’ont recommandé ce documentaire à propos de notre rapport aux écrans. Il s’agit d’une œuvre riche, dense et très accessible à propos d’enjeux importants autour des médias sociaux.
Entre documentaire et drame, ce film donne la parole à des experts qui nous mettent en garde contre leurs inventions et décrient l’impact dangereux des réseaux sociaux.
Dans cet article, je présente quelques-uns de ses thèmes :
- le business model des entreprises de la Silicon Valley, axé sur la publicité et la captation de l’attention ;
- la propagation de contenus fallacieux (fake news) ;
- la dégradation de l’estime de soi dans une quête constante d’approbation sociale ;
- la puissance des algorithmes qui formatent les contenus auxquels nous sommes confrontés, ainsi que la collecte des données personnelles et la surveillance de masse ;
- les stratégies utilisées pour nous rendre dépendants, voire susciter des comportements addictifs sur les médias sociaux.
En regard de ces développements, j’émets l’une ou l’autre nuance et des pistes de prolongements par rapport au documentaire.
Quel est LE problème des médias sociaux ?
Le documentaire est vraiment rythmé, fluide, vulgarisé à souhait. Dès les premières minutes, il tient le spectateur en haleine : derrière tous les problèmes liés aux médias sociaux (désinformation, addictions, surveillance de masse…), il y a un problème majeur qui en est la cause. Plusieurs (anciens) employés de Google, Facebook, Twitter, Instagram et autres se succèdent à la barre et témoignent à propos du monstre qu’ils ont contribué à créer.
La cause de toutes les causes, c’est le modèle économique de ces entreprises.
Dans Economie du web – Cachez cette pub que je ne saurais voir (2015), je développais le fonctionnement de plusieurs de ces sites et applications que nous utilisons « gratuitement » au quotidien, en revenant sur la fameuse formule selon laquelle « si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit ». Facebook, Google, Instagram, Pinterest, Twitter, TikTok ou encore Snapchat fonctionnent grâce à la publicité. Des annonceurs paient ces entreprises pour afficher leurs publicités afin qu’elles touchent l’audience la plus grande et la plus ciblée possible.
Ce modèle économique est loin d’être né avec Internet.
La gratuité est relative : votre “temps de cerveau disponible” est une ressource
Comme le disait Patrick Lelay, PDG de TF1 à l’époque : “ce que nous vendons à Coca Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible”. Cette déclaration illustre parfaitement le marché publicitaire. Nous échangeons avec TF1 notre “temps de cerveau humain disponible” contre des émissions de télé. TF1 échange ce temps contre de l’argent avec Coca Cola. Dans l’équation, les émissions de télé servent à convertir notre temps de cerveau humain disponible en argent pour TF1.
Business des médias : quels modèles économiques pour (sauver) la presse ? (2020)
Toutefois, sur Internet, tout ce qui est gratuit ne suit pas nécessairement ce modèle. Ainsi en est-il de Wikipédia, ou même de ce site Philomedia, entre autres :
« Si c’est gratuit, vous êtes le produit ». Le principe de cette affirmation repose sur le fait que les services de gros acteurs privés tels que Google, Facebook ou encore Microsoft offrent des services pseudo “gratuits” dans la mesure où ils sont financés par votre “temps de cerveau disponible”. Autrement dit, c’est votre attention qui est vendue à des annonceurs de publicités.
En tant que telle, la formule “si c’est gratuit, vous êtes le produit” mérite d’être critiquée. A ce sujet, lire Laurent Chemla : Si vous êtes le produit, ce n’est pas gratuit (2016). Comme me le disait mon camarade de discussion Christophe Page, “la phrase disant “vous êtes le produit” a clairement pour contexte les produits et services liés à des sociétés commerciales (Facebook, Twitter, etc.) dont l’objectif de faire rentrer de l’argent, ne fut-ce que pour être rentable (au minimum). Leur modèle est d’utiliser les interactions et les profils pour créer de l’argent, en les vendant à des agences de pub par exemple”.
Cette approche est cependant à nuancer. En réalité, la gratuité sur le web est très loin d’être unitaire. Des sites comme Wikipédia, par exemple, fonctionnent sans pub. Les communautés “Open Source” ou “libristes” (FramaSphere, FramaSoft…) fonctionnent également sans publicités […] Il existe du gratuit pour lequel vous n’êtes pas le produit.
Par qui ce site est-il financé ? Pour qui roule Julien Lecomte ?
Derrière nos écrans de fumée débute d’ailleurs sur quelques affirmations plutôt nuancées : tout ce qui se fait à travers les écrans connectés n’est pas à jeter, et tout ne se résume pas à une intention purement mercantile. Par exemple, les médias sociaux nous permettent d’entrer en contact avec des personnes à l’autre bout du monde, de maintenir du lien social avec des membres de notre famille, ou même de collaborer sur des projets d’intérêt public. Lire par exemple Aidez les astronomes à localiser des trous noirs avec le LOFAR Radio Galaxy Zoo (CNRS, 2020). Nous sommes toutefois loin de l’Eldorado utopiste selon lequel les nouvelles technologies apporteraient la paix dans le monde et l’émancipation citoyenne universelle.
Capter et garder notre attention, au détriment de la qualité des contenus
Le but premier des entreprises ci-dessus est de vendre de la publicité. Pour ce faire, elles doivent capter et garder au maximum notre « temps de cerveau disponible ». Le documentaire illustre à foison les pirouettes techniques utilisées pour ce faire, de l’invention du « like » aux points de suspension qui apparaissent lorsque votre interlocutrice ou interlocuteur est en train de vous écrire.
Lire aussi : Aimez, indignez-vous, partagez, réagissez… : les injonctions émotionnelles (2016)
Par rapport à la désinformation et au complotisme, cela a plusieurs effets délétères. Dans une logique commerciale, cela n’a pas d’importance qu’un contenu soit vrai ou faux, il faut simplement qu’il suscite de l’engagement : du like, du partage, des commentaires, des réactions… Il existe plusieurs raisons pour lesquelles nous partageons des contenus sur les réseaux sociaux en ligne, et celles-ci ne sont pas toujours en lien avec la véracité de ces contenus, au contraire !
Lire aussi : Fake News : Pourquoi partageons-nous des contenus faux ? (2019)
Lire aussi : Piège à clics (Wikipédia)
Notons que comme les titres de presse accusés de dévoyer leur mission d’information au profit de la rentabilité financière, des acteurs comme Facebook et Google prétendent désormais œuvrer dans une « lutte contre les fake news ». Cet aspect n’entre que dans une certaine mesure en concurrence avec leur objectif financier. En effet, ils savent qu’ils doivent prendre en compte ce phénomène afin de garder une crédibilité et une légitimité à moyen terme (la valeur d’information / de fiabilité est un argument de vente parmi d’autres, tout comme certaines entreprises pratiquent du greenwashing). Une partie de leurs utilisateurs leur « demande des comptes » à ce sujet. Toutefois, ces décisions sont toutes relatives et les mesures apportées ressemblent à une couche de vernis sur le problème plutôt qu’à une résolution de celui-ci.
Lire aussi : Business des médias : quels modèles économiques pour (sauver) la presse ? (2020)
Notons tout de même l’ambivalence du documentaire qui, d’un côté, alerte sur le complotisme ambiant, et de l’autre côté, attire notre attention sur le fait que nous sommes manipulés en permanence ; « nous sommes dans la matrice ». Cette position ambigüe peut entretenir un climat de doute généralisé dans lequel toute prétention à la vérité est remise en cause.
Lire aussi : En quoi le complotisme est-il problématique ? (2020)
Accaparer notre temps en jouant sur l’image que nous montrons
En 2014, j’écrivais ceci :
Certaines études (Cf. notamment Ridgway & Clayton, 2016 ; Fox & Rooney, 2015 ; Souza & al., 2015) semblent montrer des corrélations entre un usage intense des selfies et une propension au narcissisme. Toutefois, la chercheuse danah boyd constate que les selfies ne sont pas que des actes narcissiques. Est-ce qu’un autoportrait devant un monument est la même chose qu’un selfie dans le miroir de sa salle de bains ?
[…] D’un autre coté, danah boyd observe aussi que les jeunes déclarent que les « likes » leur font du bien et que la quête de l’attention est fort présente dans leur construction identitaire. Les jeunes partagent du contenu dans l’espoir d’avoir un retour.
[…] Différents réseaux sociaux illustrent comment cette image peut être « travaillée », mise en scène. […] Pour Thomas De Long, « Facebook crée une culture de compétition et de comparaison ». Concrètement, les personnes partagent plus volontiers des informations comme « j’ai eu une promotion » ou « regardez ma nouvelle voiture » que leurs échecs, et encore moins les banalités du quotidien. Selon lui, cela contribuerait à nous rendre malheureux en augmentant nos standards de succès.
[…] Plus loin encore, un individu peut avoir la sensation non seulement que les autres ont une meilleure vie que lui (parce qu’il est confronté à une réalité « épurée »), mais en plus que l’image qu’il renvoie de lui-même n’est pas conforme à qui il est vraiment. En effet, il existe parfois un écart entre la vitrine « idéale » qu’une personne affiche à l’extérieur et l’image qu’elle a d’elle-même.
Les réseaux sociaux et les selfies nous rendent-ils plus narcissiques ? (2014)
Là aussi, le documentaire explique en quoi tous ces « filtres » de la réalité sont pensés pour nous faire passer encore plus de temps sur les réseaux : grâce à Instagram, je peux effacer mes rides.
Le documentaire s’attarde aussi sur la quête d’approbation constante que les médias sociaux peuvent alimenter. Le revers de la médaille est que ça accentue encore l’inaccessibilité de nos standards de beauté, jusqu’à contribuer à des sentiments désagréables lorsque nous nous comparons à autrui.
Lire aussi : Le coté malsain de la réputation (2014) et [Entretien] Communication et médias sociaux – Considérations sur le “marketing d’influence” (2018)
Derrière nos écrans de fumée expose la corrélation entre l’augmentation du taux de suicide chez les jeunes (2011-2020 comparé à 2001-2010) et l’essor des médias sociaux. Si corrélation n’est pas causalité (il est vraisemblable que d’autres variables interviennent dans un phénomène aussi complexe), ces données ont de quoi nous interpeller, d’autant plus lorsque nous prenons en compte l’importance généralement accordée à l’apparence physique par les jeunes.
Lire aussi : Analyse des chaines Youtube les plus populaires en France (2015)
Nous cibler efficacement, en personnalisant les contenus à outrance
Algorithmes et collecte des données personnelles
En plus de favoriser entre autres une « réactivité émotionnelle brute » et de chercher à nous « engager » à tout prix, les grandes entreprises derrière nos écrans connectés enregistrent toutes nos caractéristiques et nos comportements en ligne (en ce compris de manière indirecte).
Nos données personnelles sont massivement collectées, afin de pouvoir nous atteindre et nous influencer avec le plus de messages possibles, le plus efficacement possible.
Selon moi, avant Derrière nos écrans de fumée, le documentaire le plus complet et didactique à ce sujet était Do Not Track (Arte, 2015)
Dans Cette expérience sur Facebook va vous surprendre ! (2017), je vulgarisais également ce fonctionnement :
Si ça te dit, je vais te raconter une petite expérience assez insolite (intro et titre putaclic assumés). J’ai voulu comprendre pourquoi tu vois certains amis et pas d’autres sur ton fil d’actu Facebook, pourquoi ce sont toujours les mêmes qui likent tes contenus, etc.
Cette expérience sur Facebook va vous surprendre ! (2017)
La même année, Anne-Sophie Casteele s’était également intéressée à l’influence des algorithmes dans les médias sociaux (en se basant notamment sur des thèses de Pierre Lévy et Dominique Cardon) :
Les algorithmes produits entre autres par le réseau social « Facebook » utilisent nos données personnelles, les big data, afin de les classer pour ensuite prédire ce qui pourrait nous intéresser à l’avenir et nous proposer des informations centrées sur nos intérêts. Cette thématique engendre plusieurs problématiques qui aujourd’hui semblent essentielles à traiter. […] Dans un premier temps, j’aborderai la question de l’influence des algorithmes du réseau social dans la visibilité des informations qui nous sont proposées. Dans un second temps, je mettrai en évidence la problématique du cloisonnement des usagers dans un réseau social homogène. Dans un troisième temps j’évoquerai la responsabilité de nos usages sur le réseau dans l’intelligence collective. Je traiterai finalement de l’intelligence personnelle et de la pensée critique qu’elle sous-tend.
Les algorithmes dans les médias sociaux (2017)
A certains moments, Derrière nos écrans de fumée est un peu confus par rapport aux algorithmes. Selon moi, le documentaire peut véhiculer une vision mystique, fantasmée, du fonctionnement des technologies, avec des déclarations comme « l’algorithme devient de plus en plus intelligent », « il évolue tout seul », « même ses concepteurs ne le comprennent plus », etc. L’algorithme de Facebook est même humanisé sous la forme de trois hommes (anthropomorphisme), et à un moment, l’un d’entre eux pose une question morale aux autres (balayée aussitôt du revers de la main). Un algorithme ne se pose pas de question. Un algorithme, c’est simplement un ensemble de formules, d’instructions. C’est comme une recette de cuisine.
Bien sûr, ces recettes peuvent être de plus en plus perfectionnées, améliorées au fil du temps. Aussi, au fur et à mesure de la collecte et du traitement de données, l’algorithme parvient sans doute à des résultats plus pertinents, par exemple lorsqu’il s’agit de nous recommander des contenus. Il reste qu’il ne s’agit pas d’intelligences autonomes dont le fonctionnement serait devenu totalement hors de contrôle.
Une personnalisation qui nous enferme et formate notre vision du monde
Ce fonctionnement a deux conséquences majeures.
La première de ces conséquences est de créer des espaces cloisonnés pour les utilisateurs, que l’on appelle communément « Chambre d’écho » ou encore « Bulle de filtre ». En gros, les algorithmes se basent notamment sur ce que nous avons déjà aimé, ou sur ce que nos proches ont aimé, pour nous suggérer des contenus. De ce fait, ils contribuent à nous conforter dans nos opinions préalables, ce qui est déjà une tendance observée de longue date en psychologie sociale.
La structure même des médias sociaux pose question dans la mesure où tant les dispositifs techniques (les algorithmes) que leurs usages ont tendance à renforcer ces “chambres d’écho” – ou “bulles de filtre” – dans lesquelles les personnes sont “enfermées” en grande partie à leur insu. Il s’agit de bulles relationnelles et informationnelles qui font qu’un individu n’est exposé qu’à certaines infos et à certains points de vue (auxquels il adhère a priori), et pas aux autres. […] Un grand nombre de données relatives aux échanges sur les médias sociaux en ligne montrent clairement des phénomènes de polarisation.
Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la “décentration” (2017)
The Social Dilemma met en scène un jeune qui se radicalise à force d’être de plus en plus confronté des contenus qui vont toujours dans le même sens.
Sur Facebook, mais aussi sur pas mal d’autres médias sociaux, même des applications plus récentes, le fil d’actualité est trié en fonction de certaines préférences. En prenant en compte mes contacts, les amis que j’ai rajoutés sur Facebook ou encore mes interactions sur le réseau (notamment), l’algorithme va renforcer ma tendance à consommer plus d’informations qui correspondent à mes préférences initiales, qui correspondent à mes groupes d’appartenance. […] En gros, ça va renforcer la tendance à être confronté à mes propres représentations, ou en tout cas aux représentations qui font écho chez moi. Ce n’est rien de fondamentalement neuf. Oui, l’algorithme va souvent renforcer la tendance à être confrontés à des informations qui confortent nos idées préalables, qui vont dans le sens de nos groupes d’appartenance, et en-même temps ce phénomène préexistait aux médias sociaux.
> Lire aussi : VAN BAVEL, J. J., HARRIS, E. A., PARNAMETS, P., RATHJE, S., DOELL, K., & TUCKER, J. A., Political psychology in the digital (mis)information age: A model of news belief and sharing, 2020. Quelques points saillants :
Comment la désinformation se répand-elle ?
1) Le fait de se réapproprier les discours de manière biaisée, en fonction de nos opinions préalables (motivated reasoning)
2) Polarisation : l’exacerbation du « nous » contre « eux » dans l’espace public
3) Idéologie politique conservatrice : les individus plus réactionnaires colportent davantage de fake news que les progressistes
4) Exposition répétée (illusory truth effect) + prépondérance chez des individus plus âgés
5) Réactivité émotionnelle et jugements moraux : les fake news connotées à ces niveaux sont beaucoup plus virales
La vie privée, c’est la liberté
La seconde de ces conséquences est relative à la surveillance de masse. Dans un article de 2013 à ce sujet, je propose une réflexion en 3 temps :
D’abord, nous examinons certaines réactions à l’égard de la surveillance de masse :
-
- ceux qui sont soudainement épris de panique depuis qu’ils se sentent directement touchés par le phénomène ou qui, au contraire, n’ont (toujours) pas conscience de l’ampleur et des enjeux du phénomène (attitudes naïves et/ou ignorantes),
- ceux qui pensent qu’ils n’ont “rien à cacher” ou qui “s’en fichent” (attitudes négligentes et/ou égocentriques),
- ceux qui adoptent une posture de “donneur de leçon” ou qui affirment qu’il n’y a “rien à faire” (attitudes moralisatrices ou fatalistes).
Ensuite, nous exposons quelques grands enjeux de la protection des données personnelles face à la surveillance de masse.
Enfin, nous proposons des pistes de résolution des déséquilibres de pouvoir(s) intrinsèques à un système de surveillance de masse : très concrètement, comment garantir une répartition équilibrée du pouvoir ? Comment éviter une concentration et des abus de pouvoir dans le chef de ceux qui récoltent, possèdent ou ont accès aux données ?
Surveillance de masse et pouvoir(s) (2013)
Lire aussi : Surveillance de masse et pouvoir(s) (2013).
Nous rendre dépendants : comportements addictifs et virtualisation des relations
Le documentaire multiplie enfin les références et les exemples pour montrer combien les médias sociaux sont conçus pour que nous y passions un maximum de temps. Littéralement, pour nous rendre dépendants de ces produits, comme on le serait par rapport à de l’héroïne.
Les réseaux sociaux répondent à des petites frustrations du quotidien, comme des moments d’ennui, de solitude ou de stress. Ils les résolvent en surface en offrant du divertissement et de la socialisation, au moins en apparence. Toutes les actions sont simplifiées au maximum, afin de les rendre plus faciles et rapides. Cela se passe dans la réactivité : il n’y a pas besoin de chercher. Les réseaux sociaux offrent une récompense variable et aléatoire (comme une machine à sous), ce qui rend potentiellement les comportements plus frénétiques. En effet, les notifications correspondent en quelque sorte à des promesses de plaisir. Exceptionnellement, elles offrent de la satisfaction (sous forme de reconnaissance sociale), mais la promesse de satisfaction, elle, est constante : à tout moment, je pourrais ressentir du plaisir. Enfin, les réseaux sociaux sont conçus pour amener un investissement maximal, de manière progressive souvent : un plus petit investissement amène un plus grand investissement. Dès l’inscription sur un réseau social et avant même de profiter de ses fonctionnalités, on investit du temps, on crée un profil, on ajoute jusqu’à dix amis, etc. Toutes ces étapes sont façonnées afin de favoriser un engagement maximal.
Note : des stratégies similaires sont également utilisées dans le domaine du jeu vidéo, notamment dans le modèle free-to-play / pay to win.
Le documentaire est caricatural à plusieurs égards, et notamment sur cette question.
C’est bien sûr à la fois passionnant et effrayant de constater le zèle déployé pour nous ficher, pour prédire la moindre de nos actions et tirer les ficelles de nos comportements. Le documentaire appuie ce propos à grands renforts d’illustrations durant lesquelles les protagonistes s’emprisonnent dans des activités par écrans interposés plutôt que d’interagir « dans la vraie vie ».
Cependant, j’ai deux nuances par rapport à cette représentation.
La critique schizophrénique des médias sociaux
D’abord, la critique des médias sociaux est une critique sociale facile, et elle est souvent un peu schizophrénique : les nouvelles technologies – au choix, mais vous pouvez faire des combos – abrutissent les masses (les autres, pas moi !), nous déconnectent de “la vraie vie”, rendent nos relations vides de sens, etc. Les réseaux sociaux feraient de nous des esclaves. Ceci mérite d’être fortement nuancé.
Ces saynètes pourraient sortir tout droit d’un mauvais épisode de Black Mirror.
Marie Turcan, « Derrière nos écrans de fumée » sur Netflix : le docu qui fait réfléchir… ou pas (Numerama, 2020)
Par moments, le propos et les images deviennent véritablement oppressants. Même si le documentaire prend des précautions d’usage en début de la vidéo, et que son angle est clair et assumé (il s’agit de traiter des dérives du modèle économique de grandes entreprises du net), je pense qu’il peut être interprété de manière abusive et aboutir de ce fait à alimenter une critique facile qui s’écarte parfois des éléments factuels au profit d’attitudes réactionnaires (« c’était mieux avant »).
Lire aussi : La critique schizophrénique des médias sociaux (2018)
Lire aussi : Stéphane Vial : “Il n’y a pas de différence entre le réel et le virtuel” (2016)
La comparaison avec des drogues « dures » a des limites
Ensuite, dans un article à propos des usages excessifs des jeunes des médias sociaux (2013), j’écrivais ceci :
Le sujet des addictions aux nouveaux médias ou aux jeux vidéo (qui rendent « violents ») chez les jeunes est presque une ritournelle.
Certes, plusieurs pratiques peuvent interroger notre « consommation » des écrans. Spécialiste des médias à la RTBF, Alain Gerlache épinglait notamment le « binge watching », « cette pratique qui consiste à enfiler les épisodes [d’une série, par exemple] les uns après les autres jusqu’à plus soif. L’expression vient d’ailleurs du binge drinking, cette habitude qu’ont beaucoup de britanniques de boire sans limite le samedi soir. En français, on traduit parfois binge watching par « visionnage en rafale » ou « compulsif » ou même « gavage télévisuel ». ».
Ces pratiques peuvent-elles pour autant être assimilées à une utilisation compulsive de produits stupéfiants ? Ces usages nuisent-ils à la santé ou à l’épanouissement de l’individu ? L’empêchent-ils de pratiquer d’autres passe-temps, de socialiser ou autre ? N’avons-nous pas tous des « dépendances » à différents niveaux, plus ou moins problématiques ? Ce sont des questions de ce type qui font que l’on va parler d’usages « excessifs » ou non.
Or, selon la recherche « CLICK », intitulée « Les usages compulsifs d’Internet et des jeux vidéo » (Centre de Référence en Santé Mentale, 2013), les usages excessifs d’Internet représentent 1,2 % des adolescents. On est loin des ados « tous accros », même si cela ne remet pas en cause la place importante des nouvelles technologies dans leur quotidien.
Aussi, j’y ajoutais que « les substances seules ne rendent pas dépendants ». C’est un fait que les nouvelles technologies, les réseaux sociaux en ligne ou encore les applications et les jeux vidéo sont conçus pour que nous y passions un maximum de temps. Intrinsèquement, ces produits rendraient dépendants, comme des drogues « dures ». Toutefois, la relation d’addiction à quelque chose est un phénomène complexe qui ne se limite pas à la sécrétion de dopamine.
Dans une conférence intitulée Everything you think you know about addiction is wrong, le journaliste et écrivain Johann Hari défend la thèse que la dépendance physique aux drogues est une idée reçue. Il argumente : tout d’abord, les gens qui reçoivent de la morphine après un accident pendant vingt jours devraient devenir accros, or ils ne le deviennent pas, alors qu’il s’agit d’héroïne. Il raconte ensuite l’expérience du Professeur Alexander : les rats qui ont une vie sociale heureuse et connectée ne consomment quasiment pas l’eau droguée qui leur est proposée, tandis que ceux qui sont isolés ne consomment que celle-là et meurent d’overdose. Il fait la parallèle avec les survivants de la guerre du Vietnam : 95% de ceux qui prenaient des drogues durant la guerre du Vietnam et qui ont eu un suivi psychiatrique ont simplement arrêté, sans aller en cure de désintoxication.
De ces constats, il retire une hypothèse : c’est le manque d’un lien social de qualité qui est à l’origine de l’« attachement » à d’autres choses. Pour lui, ce n’est pas tant parce que les produits sont intrinsèquement addictifs que parce qu’ils se substituent à un manque de relations épanouissantes.
Pascal Minotte, psychologue et chercheur au Centre de Référence en Santé Mentale (CRéSaM), ajoute : « L’usage excessif des écrans est une « stratégie » – consciente ou non – pour échapper à une souffrance en exprimant certaines dimensions importantes de soi (par exemple, un besoin de contact, un besoin d’être reconnu via jeu vidéo en équipe, etc.) ».
En conclusion : des solutions face à cette emprise ?
Moyennant quelques nuances et clarifications, je recommande le visionnage de The Social Dilemma – Derrière nos écrans de fumée.
Si ce film mérite d’être prolongé, il a le mérite de brasser un grand nombre de sujets complexes en peu de temps, de façon accessible, et le tout en les mettant en lien avec une problématique de fond. Là où l’on pourrait se contenter d’examiner au cas par cas différentes « dérives » des médias sociaux, cette œuvre montre que celles-ci sont au moins en partie le résultat d’un fonctionnement économique particulier. Le documentaire illustre les moyens colossaux que de grandes entreprises mettent en place afin de nous faire passer un maximum de temps sur leurs plateformes. Il met parfois en scène un behaviorisme un peu simplet (stimulus – réponse qui déterminerait absolument tous nos comportements d’un point de vue biologique), mais on peut se dire que c’est de facto celui dans lequel les (anciens) responsables des grandes entreprises qui témoignent ont été baignés.
Je ne pense pas que l’on puisse accuser le documentaire de prôner un déconnexionnisme un peu simplet, même si certains de ses passages peuvent y laisser croire.
Lire aussi : Le « déconnexionnisme » : une nouvelle forme de technophobie ? (Regards sur le numérique, 2018) et Pourquoi la déconnexion est la nouvelle lubie de la Silicon Valley (Le Figaro, 2018)
Il y a bien sûr des solutions que l’on peut mettre en place à un niveau individuel, ou même interpersonnel, en famille par exemple, afin de limiter les sollicitations de nos écrans : désactivation des notifications, autodiscipline dans l’organisation de son temps libre, masquage des applications, recours à des alternatives logicielles, curiosité ouverte en ligne (diversification des types de sources que l’on consulte), etc. On peut également transposer ces recommandations au niveau éducatif (règles en place avec les enfants, par exemple).
Lire aussi : Information, émotions et désaccords sur le web – Comment développer des attitudes critiques et respectueuses ? (2018)
A ce sujet, Marie Turcan ne manque pas d’ironiser dans une chronique pour Numerama. Elle reproche au documentaire de passer sous silence des solutions systémiques au problème posé, en se focalisant sur une culpabilisation des individus. Pire, elle relève que des « ficelles » dénoncées dans The Social Dilemma sont utilisées par Netflix pour susciter de l’engagement autour du film :
Twitter, c’est vraiment nul, et puis Instagram, ça rend triste. Alors on se déteste d’y retourner, et puis on se flagelle parce qu’il faudrait vraiment arrêter. On passe son écran de smartphone en noir et blanc pendant cinq jours pour avoir l’impression de reprendre le contrôle. […] Le sommet de l’hypocrisie est atteint à la fin du documentaire, qui encourage le public à se rendre sur thesocialdilemma.com, un site internet créé spécialement pour l’occasion, et dont une partie des onglets pousse les internautes à… utiliser les réseaux sociaux pour faire parler du documentaire.
« Derrière nos écrans de fumée » sur Netflix : le docu qui fait réfléchir… ou pas (Numerama, 2020)
Lire aussi : Du volontarisme à la culpabilisation des individus : des idéologies qui nous aliènent (2018)
Lire aussi : Netflix coupable des abus qu’elle dénonce ? (2020)
D’autres actions sont évoquées sur d’autres plans qui correspondent peut-être davantage au problème et à son échelle. En l’occurrence, le visionnage de ce documentaire invite à penser et à agir sur les plans économique, politique et juridique : militantisme, boycott et valorisation d’acteurs alternatifs, taxes à échelle supranationale, législation, création de contre-pouvoirs, etc. La critique du marché est bel et bien présente, et l’enjeu de sa régulation n’est pas passé sous silence. On peut déplorer que ces pistes soient proportionnellement moins développées que le discours sur les dérives des réseaux sociaux. En même temps, le documentaire a le bon goût de donner à voir les aspects systémiques des problèmes évoqués, tout en se présentant avant tout comme un support de sensibilisation. Cela laisse de quoi poursuivre et nourrir la réflexion.