Ce à quoi j’adhérais quand j’avais 20 ans et comment j’ai changé d’avis

Quand j’avais une vingtaine d’années, je commençais à m’intéresser au fonctionnement de la société (et donc à la question politique). A l’époque, je me suis réapproprié certains discours ambiants qui me semblaient relever du bon sens. Je croyais à la méritocratie et au self-made man, l’homme qui se fait tout seul grâce à sa seule et unique volonté. Je pensais que le meilleur moyen de lutter contre l’insécurité était d’augmenter la surveillance et de durcir les mesures sécuritaires et répressives. Je voyais d’un mauvais oeil les personnes sans emploi que j’assimilais à des profiteurs. Sur tout cela, j’ai changé d’avis*.

Frans Francken the Younger – Mankind’s Eternal Dilemma, The Choice Between Virtue And Vice (1633)

Concernant la méritocratie

La méritocratie signifie littéralement « la domination des méritants ». Pour réussir et obtenir une bonne position dans la société, il faut le vouloir (volontarisme) et le mériter. Dans un système méritocratique, les personnes qui occupent les meilleures places sont celles qui le méritent le plus, celles qui ont travaillé le plus dur, en l’occurrence.

J’ai beaucoup écrit à propos des mythes du volontarisme et du self-made man, en montrant combien l’imaginaire populaire est martelé de ce type de mythologie (dans mon premier livre sur l’influence des médias, je montre comment des productions populaires comme des clips de rap, par exemple, alimentent ce genre de récit). Dans Eloge de l’oisiveté (1932), Bertrand Russell dénonçait déjà cette tendance fallacieuse (cf. cet article) en montrant que le labeur des masses était en réalité au profit de l’oisiveté de quelques-uns qui refusent de partager ce luxe !

> A ce sujet, lire aussi : « Ils ne croyaient pas que c’était impossible, alors ils sont morts dans d’atroces souffrances en essayant » et Du volontarisme à la culpabilisation des individus : des idéologies qui nous aliènent.

Ce que j’ai appris par ailleurs, c’est que le système scolaire était loin de toujours répondre à l’idéal d’émancipation qu’on lui attribue. Statistiquement parlant, il s’agit plutôt d’une machine à reproduire les inégalités (a fortiori en Belgique, en France…). Les succès de l’école « à la dure » d’antan sont largement fantasmés. Il ne suffit pas de « bien travailler » à l’école ou ailleurs : nous n’avons pas les mêmes chances de réussite, nous ne partons pas toutes et tous de la même ligne de départ (cf. concept d’égalité des chances).

> A ce sujet, lire aussi : Défis de l’éducation, Fiche de lecture de l’ouvrage Les mutations de l’école, Quelques regards sur l’exclusion sociale.

Pour aller plus loin, je vous recommande par ailleurs l’excellent spectacle Kevin, de Arnaud Hoedt et Jérôme Piron. Cf. le teaser ci-dessous et cette chronique sur Arte : « Pourquoi il est nul, Kevin ? » (2024).

En lien avec le concept de méritocratie, j’évoquerais la théorie du ruissellement : c’est l’idée qu’en favorisant l’enrichissement des personnes les plus riches, l’argent va « ruisseler » de haut en bas, vers toutes les catégories sociales. On voit bien suite aux multiples crises qui égratignent l’économie que les bénéfices et dividendes des grands actionnaires et patrons s’accompagnent plutôt d’une austérité croissante pour les catégories de la population les plus précaires. On assiste là encore plutôt à un renforcement des inégalités qu’à un enrichissement équitable (à ce sujet, lire par exemple cette carte blanche dans La Libre sur base du rapport annuel sur les inégalités de Oxfam publié en janvier 2025).

J’ajouterais enfin qu’il ne faut pas confondre une éducation solide et une éducation stricte. Moi-même, d’ailleurs, si j’ai reçu une éducation exigeante, elle n’en était pas moins relativement permissive, ouverte et encourageante. Trop souvent, on fantasme les bienfaits d’une école « à la dure » en se disant que « c’était mieux avant » et que « le niveau baisse » sempiternellement (les articles cités ci-dessus s’attardent aussi sur ces mythes, cf. ces sources de 2014 pour ne citer que celles-là : L’école à Papa ? C’était la cata !, et Bac : le niveau baisse… depuis toujours !).

Concernant les mesures sécuritaires et répressives

On pourrait en effet croire qu’un système strict et coercitif permet de faire régner l’ordre et l’harmonie dans la société.

> Lire aussi Comment comprendre la circulation des thèses réactionnaires ?

En réalité, j’ai appris que l’être humain – et les autres animaux aussi, d’ailleurs – fonctionnent bien mieux « à la carotte » qu’au bâton. L’usage de la force et de la contrainte se révèle bien souvent inefficace, voire contreproductif. Je me suis par exemple beaucoup intéressé au système carcéral (les prisons), et il est bien connu que les prisons ne sont pas des machines à réinsérer les individus, mais plutôt à les isoler de la société en espérant dissuader les autres. On sait que de nombreux individus se mettent à consommer des produits stupéfiants en prison, tandis que d’autres se radicalisent d’un point de vue idéologique. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas sanctionner les infractions, punir les crimes, mais que ces mesures ne suffisent pas, et que certaines façons de punir ne résolvent pas le problème. Pour prendre une illustration, aux USA, on peut liquider autant d’auteurs de tuerie de masse qu’on le veut (c’est souvent le sort qui leur est destiné), mais tant que l’on pourra se procurer des armes aussi facilement dans certains états, cela ne stoppera pas le phénomène.

> Concernant la consommation de drogue, regardez par exemple ce Ted Talk intitulé « Everything you think you know about addiction is wrond », où le conférencier, Johann Hari, explique combien les politiques répressives en la matière sont contreproductives.

> Pour comprendre en quoi ces thèses sont caduques, retrouvez davantage de développements dans l’article Comment comprendre la circulation des thèses réactionnaires ?

De plus, il ne faut pas négliger le coût des politiques répressives, dont le coût sur les libertés. Je me suis notamment intéressé aux risques de la surveillance de masse. J’ai envie de pouvoir me sentir en sécurité et j’adopte des comportements conformes aux lois de mon pays. Mais il ne faut pas oublier que le pouvoir est quelque chose de mouvant et parfois d’arbitraire, et que davantage d’usage de la force et de la contrainte peut toujours se retourner contre la population. En réalité, nous avons tout intérêt à limiter l’usage de la force par l’autorité légitime et à favoriser l’expression de contre-pouvoirs forts. A ce sujet, cf. De l’importance des contre-pouvoirs.

Concernant l’emploi, la lutte contre le chômage et la fraude sociale

Comme je l’ai déjà développé plus haut, en citant notamment Russell, la valorisation du travail comme labeur est le fruit d’un matraquage idéologique de longue date. Dans nos sociétés, nous pourrions aspirer à travailler moins et à allouer davantage notre temps à d’autres activités comme l’art, la culture, les loisirs… Mais cette oisiveté est vue d’un mauvais oeil, car « il faut » travailler, il faut « mériter » son salaire. Mais le travail est parfois la cause de plus de problèmes que leur résolution.

Certains politiciens ou médias agitent souvent le spectre de la fraude sociale, des « profiteurs » qui abusent du système du chômage ou des aides sociales et qui de ce fait sont responsables de tous les maux de la société. Il est compréhensible que ça génère ou alimente un sentiment d’injustice chez les personnes qui travaillent dur et peinent à boucler leurs fins de mois. Mais en réalité, c’est un peu l’arbre qui cache la forêt. D’abord, on ne parle quasiment jamais des citoyens qui seraient éligibles à des aides et qui ne les demandent pas. De plus, quand on compare le coût de la fraude sociale à celui de la fraude fiscale, ou qu’on prend conscience du manque à gagner de l’absence (ou la quasi absence) de taxation sur les transactions financières (spéculation) ou les superprofits, on se rend compte que l’on ne joue pas dans la même cour. Il ne s’agit pas de minimiser la gravité de la fraude sociale, mais de montrer qu’il fait partie d’une rhétorique bien huilée de nous pointer du doigt les « petits fraudeurs » afin de nous distraire de réflexions plus profondes…

> A ces sujets, lire aussi La vérité sur l’emploi, le chômage et la pauvreté et Lutter contre les discours de haine à l’aide des faits et de la logique.

Qu’est-ce qui m’a fait changer de perspective ?

Changer d’avis sur ces questions ne s’est pas fait du jour au lendemain, et il est probable que mes perspectives puissent encore évoluer. Alors que je m’intéresse à la manière de mener des débats constructifs, voici une réflexion sur ce qui a favorisé mon changement d’opinion.

En didactique, on fait référence au concept de conflit cognitif : il ne m’a pas suffi d’apprendre des théories, mais il a fallu que je me rendre compte que mes croyances initiales ne permettaient pas de comprendre effectivement ce qui se passait. Bachelard dit que nos préjugés peuvent être des obstacles à la connaissance :

Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement, rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire le passé.

BACHELARD, G., La formation de l’esprit scientifique, Paris : Vrin, 1967 (1934).

C’est important de constater cela car il serait illusoire de croire qu’il suffit d’apprendre des théories et des connaissances sur la société pour avoir toutes et tous les mêmes opinions. Notre esprit n’est pas vierge à la base et en ce qui me concerne, il était alimenté par un imaginaire politique et médiatique savamment construit. Lorsque l’on débat avec quelqu’un, il ne faut pas oublier qu’il y a probablement des valeurs, des émotions et des préoccupations légitimes derrière ce qu’il affirme. En l’occurrence, me concernant, j’étais persuadé que les idées auxquelles j’adhérais étaient au service de plus d’ordre, d’harmonie, de sécurité, d’égalité, de prospérité, etc. Ceci explique que parfois, je peux avoir des propos durs envers certains progressistes, parce que je constate qu’à l’époque, si je n’avais pas entrepris le parcours qui a été le mien, je n’aurais probablement pas changé d’avis.

Au contraire, j’ai pu côtoyer et discuter avec des personnes ouvertes de différents milieux. Dès l’adolescence, je me suis mis à fréquenter des forums et autres lieux de discussions dans lesquels différentes sensibilités politiques étaient représentées. Je pense que cette expérience du dialogue ouvert et serein (et cependant parfois musclé) m’a profondément marqué sur la forme. De plus, dans mon entourage et dans ma famille, il y a une ouverture qui m’a permis de « trouver ma propre voie » sans risquer de conflit de loyauté.

Par chance enfin, mes opinions préalables ne représentaient pas de trop gros obstacles à l’intégration des réalités factuelles dans mes représentations. Je n’avais pas basé ma vie sur elles, elles étaient encore toutes fraiches lorsque j’ai commencé à étudier à l’université. C’est là que j’ai eu la chance d’entreprendre des études avec de solides apports en sciences sociales (psychologie, anthropologie, sociologie, analyse des médias, sciences politiques, sciences économiques, philosophie, etc.). Ces études ont indéniablement contribué à faire bouger mes opinions.

[*] Cet article ne rend pas compte de toute la complexité des thématiques abordées, mais de grandes tendances dans l’évolution de mes perspectives il y a une vingtaine d’années. Gardez ceci en mémoire en le lisant ou le commentant.

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