Cet article est issu d’une discussion extrêmement intéressante que j’ai eue avec Christophe Page, un camarade licencié en philosophie. Je me permets ici, avec son autorisation et en accord avec les Creative Commons, de le paraphraser. C’est selon moi la base d’une critique virulente envers ceux qui se pensent « critiques », qui pensent « détenir l’esprit critique ». Idem pour ceux qui pensent détenir « la Raison » et, par extension, la tolérance. Selon moi, on pose des actes qui sont tolérants, mais ce n’est pas une qualité que l’on détient. Ces propos relèvent d’un existentialisme modéré : on peut au mieux prendre l’habitude d’exercer certaines facultés comme la raison ou le jugement moral, comme le pense Hannah Arendt, mais ces qualités ne sont jamais acquises une fois pour toutes.
Le cas de l’ULB, l’Université Libre de Bruxelles, selon Christophe Page (lui-même issu de l’ULB) :
« [C’est] l’espèce d’orgueil des athées rationalistes par rapport à ces obscurantistes superstitieux et dangereux que sont les catholiques. Au point qu’ils ont érigé la Raison et le Libre Examen en dogme, qui du coup en ont perdu toute leur essence. Moi ça m’a frappé dès l’entrée à l’ULB : le hall des inscriptions lui-même voit ses murs parsemés de cadres avec des citations du dogme (« la pensée ne se soumet à aucun dogme », etc.). Au final ça devient : « La pensée ne se soumet à aucun dogme. La pensée ne se soumet à aucun dogme. Répète après moi ! » Et si tu oses remettre en cause la Raison, alors là, c’est l’hérésie, on te traite d’obscurantiste. C’est la raison pour laquelle Stengers fait vraiment office de rebelle, elle qui donne aux pensées païennes des critères de validité. Exactement le même principe que Jean Bricmont à l’UCL, qui y défend un radicalisme scientifique qui n’aurait pas dénoté à l’ULB ».
Le fait de s’auto-proclamer « rationnel » (et on va le voir : « tolérant »), d’ériger ces notions en règles, principes, comme « Répète après moi : je suis libre de mes choix et de ma pensée » est une auto-contradiction flagrante (on condamne tout dogme en érigeant un dogme) et la véritable critique, le véritable esprit critique est réduit à néant. Même la raison ne peut plus se fonder elle-même, ne peut plus être remise en cause.
Le point de vue de Stengers concernant la question de la tolérance
De même, prétendre que l’on doit tout tolérer est une sorte d’hypocrisie, qui revient à se forcer, au lieu de discuter avec celui qui choque ; au lieu de tenter de comprendre ce qui choque ; de prendre, selon Stengers, le risque de la confrontation avec ce qui nous dérange et de pratiquer réellement l’échange. Quand je prône le respect et la tolérance dans mon blog, il faut entendre cela dans ce contexte.
Christophe Page résume la pensée de la philosophe Isabelle Stengers de cette manière :
« Dans Cosmopolitiques 7 : Pour en finir avec la tolérance, elle critique la notion de tolérance en disant que décider a priori de « tolérer », c’est s’immuniser a priori à toute mise en risque dans la rencontre de l’autre : quoiqu’il arrive, on va le tolérer, donc même ce qui devrait nous déranger ne nous dérange plus. Du coup, on ne s’ouvre pas vraiment à l’autre. En somme, la « tolérance », c’est décider à l’avance d’être indifférent à l’autre, c’est ne pas laisser à l’autre la possibilité de me toucher. C’est méprisant ».
C’est aussi en tenant compte de telles considérations, auxquelles j’adhère, qu’il faut lire ma critique du « politiquement correct ». L’idée qu’on retrouve est celle du combat contre dogmatisme et relativisme, contre la pensée « préconçue »… Pour une rencontre, en quelque sorte. Pour une « attention » et une attitude d’ouverture et de remise en question au quotidien, contre l’idée qu’on est une fois pour toutes « intelligent », « rationnel », « humble », etc. (existentialisme, perspectivisme et pluralisme modérés (2012)).
Cf. aussi Karl Popper – Le paradoxe de la tolérance. Source : Pictoline.com. Pour en savoir plus : Wikipédia – Faut-il tolérer l’intolérance ? (Philomag, 2017)
En lisant votre commentaire sur la tolérance .. je n’ai pas pu me retenir de penser à l’interdiction de « mariage homosexuel » du Conseil constitutionnel en déclarant vendredi que l’interdiction du mariage homosexuel conforme à la Constitution. Parler de mariage me choque ..je suis choqué et je ne suis pas pour autant non-tolérant. La notion de mariage et le mariage comme institution social est d’au autre ordre « social » et qui fait partie d’une conception de la relation entre un couple est totalement décalée de ce que les homosexuels veulent « gay -ement » institutionnalisée. Je suis choqué par l’approche gay de vouloir faire accepter et reconnaître leur sexualité à la société et faire admettre ce qui est reste du fait de l’inertie de la société et sa résistance au changement.
Alors je suis choqué aussi parles personnes qui « pensent » que montrer qu’on est choqué est le refus de la différence et un manquement à la liberté de l’Autre. Il faut bien dire que je n’ai jamais pu comprendre cette ouverture d’esprit qui admet le différent sans se pencher sur le comment et le pourquoi au nom de la sacro-sainte TOLERANCE..Qui devient comme un préjugé et un obstacle épistémologique pour connaître ce qui fait la l’essence m^me de la tolérance.
Merci pour ce commentaire.
C’est un débat à la fois très complexe et très concret que vous soulevez là.
Dans mes commentaires çà-et-là sur « la tolérance », comme vous l’avez compris, je n’élabore pas un plaidoyer contre la tolérance, mais en effet contre une attitude de « non-rencontre », de « non-réflexion », en quelque sorte. Il est dommage, selon moi, de « tolérer pour tolérer », tout comme on pourrait vouloir instaurer un relativisme des valeurs.
En effet, l’essence de la tolérance, selon moi, c’est autre chose, c’est une attitude d’accueil, une volonté de compréhension et de respect : c’est littéralement un acte et non une sorte d’acquis par étiquette.
Au sujet de la question de l’homosexualité, vous êtes libre d’exprimer que vous êtes choqué. Je pense qu’il ne faut pas museler les personnes, et laisser libre cours à l’échange constructif d’idées. Je ne pense pas cependant qu’un « ordre social », encore moins une « institution sociale », soient des choses figées, avec une « essence » bien définie : tout ce qui est humain est mouvant, même s’il faut le temps que certaines choses changent. Je ne dis pas qu’il faut que ça change, mais simplement que cela change effectivement, et donc qu’il est faux de dire qu’une chose instituée est ou doit être immuable. Je crois aussi qu’il faut se garder de parler d’une « approche gay » univoque : il y a fort probablement autant d’approches qu’il y a d’individus gays, et certains sont probablement moins entendus que d’autres (tout comme les immigrés dont on parle à la télé ne représentent peut-être pas l’ensemble des immigrés)…
Ces réserves mises à part, et pour ce qui est de mon avis, je voulais simplement souligner que la critique d’une « tolérance aveugle » (qui nie toute différence) n’est pas un plaidoyer pour un « rejet aveugle », au contraire. Ce sont à mes yeux deux attitudes dommages et parfois dommageables. Ainsi, comme vous, on peut être choqué et pointer des différences, ainsi qu’exprimer son avis, mais cela ne peut justifier la haine, le déni, le mépris, voire une volonté quelconque de nuire : il s’agit de reconnaître la différence, et c’est à partir de cette différence que l’on respecte (même sans l’accepter, c’est-à-dire même sans vouloir la différence pour soi) l’autre. On peut ne pas être d’accord avec un choix et toutefois le respecter. Pourquoi certains auraient-ils cette liberté de choix, et d’autres non ?
L’un des propos de ce blog est une « critique du rejet ». Ce n’est que ce rejet en tant que tel que je me permets de critiquer, en somme.
Ainsi, je critiquerais qu’une communauté impose dogmatiquement sa façon de penser à une autre, mais certainement pas la façon de penser en tant que telle (pour peu que celle-ci ne soit pas constitutivement empreinte de rejet : par exemple, les communautés « anti-… »). Je me positionne assez fortement sur la question des communautarismes.
Je ne pense pas dans ce cas-ci que la majorité des personnes homosexuelles veuille imposer sa vision des choses et son mode de vie aux autres : elles souhaitent juste vivre comme elles l’entendent, entre adultes consentants.