Recension critique de l’article « Educations à…. Ya basta ! » écrit par Alain Beitone sur Skhole.fr (2014).
Les « éducations à » sont à la mode : nombreux textes officiels qui recommandent la mise en place de telles démarches, articles dans des revues de sciences de l’éducation, colloques et assises, ouvrages, formations universitaires, etc.
[…]
Les promoteurs des « éducations à » souhaitent aussi motiver les élèves, renouveler les pratiques pédagogiques… Qui pourrait s’y opposer ? D’autant que ces défenseurs des « éducations à » se présentent volontiers comme progressistes et critiques : « c’est dans le courant de l’approche critique sociale, que nous situons nos propres travaux » (Lange et Victor, 2006).
Nous voudrions montrer dans ce qui suit qu’au-delà de cette première approche « sympathique » se dissimule un projet de transformation de l’école qui remet globalement en cause à la fois les savoirs et les apprentissages sur fond d’exaltation de la post-modernité et du relativisme. Plus grave encore peut-être, cette logique, qui relève clairement de la pédagogie invisible, est de nature à créer des malentendus source d’inégalité dans les apprentissages. […]
Ce texte représente une critique très virulente des « éducations à… », avec une réflexion épistémologique extrêmement nourrie.
Contre une forme de relativisme creux
Selon l’auteur, ces courants relèveraient d’un relativisme postmoderniste. Leurs contours seraient flous et impliqueraient une posture normative (qui n’est pas toujours assumée).
Sur ces points, l’article a le mérite de poser un débat trop souvent absent de pas mal de réflexions pédagogiques, à savoir celui des présupposés épistémologiques et moraux des pratiques éducatives.
J’ai pour ma part déjà relevé des « dérives » similaires à celles pointées dans l’article, en ce qui concerne les « apprentis sorciers de l’éducation aux médias » ou encore dans « Pédagogie des formations professionnelles : discours sur la méthode ».
Sous prétexte d’une « ouverture à… », certains ne font en réalité que plébisciter une vision du monde spécifique.
En prétendant rejeter des « certitudes » et « rigidités », ce courant ne ferait en réalité qu’asseoir de nouvelles rigidités, parfois simplistes. Paradoxalement, vouloir asseoir une politique éducative sur du relativisme peut impliquer une posture normative assez radicale.
Enfin, les innovations sont parfois mises sur un piédestal en tant que telles, au détriment parfois d’une approche intégrée qui fasse réellement la part des choses entre ce qui fonctionne ou non. Certains croient à tort qu’ils ont inventé la poudre.
Un tableau très réducteur
Là où je suis en désaccord avec l’auteur, c’est quand il généralise les positions doctrinaires (explicites ou implicites) de certains « défenseurs » des « éducations à… » à toute une communauté qui serait homogène et qui par conséquent se positionnerait de la même façon sur les questions épistémologiques soulevées.
Je crois que quand on creuse, effectivement on peut trouver des postures doctrinaires assez simplistes, mais également une diversité de prises de position rationnelles, ou du moins réfléchies (qui à ce moment-là peuvent d’ailleurs faire droit à une « pensée du complexe » tout en faisant droit à une pensée « moderne »).
Pour ma part, je développe d’ailleurs les questions d’épistémologie appliquées à l’éducation aux médias dans mon cours Enjeux épistémologiques et éthiques des médias et de l’éducation aux médias.
Si l’auteur a raison par exemple quand il pointe des contours flous de certaines approches, je ne pense pas que ce soit nécessairement un caractère rédhibitoire en tant que tel. Je crois par exemple que la philosophie, justement, comme épistémologie ou comme philosophie morale, peut constituer un noyau fédérateur et transversal pour éclairer la question du savoir (information, connaissance, fiabilité…) ou encore celle de l’agir (citoyenneté, relation, responsabilité, etc.). La philosophie n’est pas uniquement un ensemble clos de contenu, une « discipline » : elle peut nourrir sa réflexion à partir des sciences de la nature, des mathématiques, des sciences sociales, de l’art, etc.
Par rapport à l’argumentaire relatif aux disciplines et à leur existence objective, j’ai plusieurs points de désaccords, mais je n’estime pas que ce soit la partie la plus intéressante de l’article, et donc ne m’y attarde pas.
De même, là où il pointe un relativisme, que l’on peut parfois observer en effet, je dirais que le pluralisme n’implique pas nécessairement le relativisme.
Reprenons :
- Il est un fait qu’un certain nombre de prises de position témoignent d’un parti pris idéologique.
- Il est dommageable à mon sens que ce parti pris soit parfois ignoré, tabou ou encore nié avec mauvaise foi.
- Le relativisme n’est cependant pas la seule alternative à un positivisme qui ne raisonnerait que par certitudes, et qui ne représente en réalité pas la majeure partie des penseurs qui se disent aujourd’hui « modernes », d’ailleurs. Il est dommage de critiquer une prise de position dualiste en ne dépassant pas davantage ce dualisme.
Il est notamment possible d’acter que les représentations mentales sont construites (constructivisme) et dépendent des perspectives particulières (perspectivisme) sans toutefois acter le fait que celles-ci sont alors relatives et se vaudraient, en s’accordant sur des postulats pragmatistes et/ou réalistes. De même, ce n’est pas parce que l’on valorise un pluralisme des méthodes ou approches autour d’un objet d’étude que l’on suppose que ces méthodes ou approches « se valent » ou peuvent être « mélangées » n’importe comment.
Je terminerais par dire que l’article sous-estime à mes yeux un des arguments principaux des « défenseurs » d’une « révolution » en didactique, qui est que le système scolaire « actuel » est (lui aussi) lacunaire, partial, inégalitaire, etc. Si ceux-ci sont souvent marqués par un parti pris qui n’est pas nécessairement meilleur, ils se basent également sur une critique d’éléments observables du système scolaire (sur ce point, lire aussi « Faut-il révolutionner les pédagogies ? »).
Il ne s’agit ici que de bribes de réponses à un article très riche.
Cet article « à charge » sera sans doute repoussé d’un revers de la main par celles et ceux qu’il vise, ce qui est dommage étant donné qu’il met le doigt à certains endroits où la discussion mériterait davantage d’être menée que là où elle l’est souvent (à savoir dans une soupe militante de présentation de « bonnes (nouvelles) pratiques » et de slogans selon lesquels la réforme de fond en comble du scolaire est urgente)…
En somme, je dirais que cet article de Beitone fait très bien office de poil à gratter, et qu’il est dans cette mesure une excellente base pour discuter. Il fait un travail de questionnement philosophique auquel ne procèdent pas toujours les « penseurs » qui se revendiquent de l’un ou l’autre courant.
En ce sens, c’est un article sérieux, documenté et argumenté, mais qui reste à lire comme un article « à charge », et donc à enrichir / nuancer.
Mise à jour 2015 : lire aussi les Actes du colloque sur les « Educations à » (aout 2015).