Ce 25 février 2016, Facebook a déployé cinq nouvelles réactions en plus du traditionnel « J’aime » (toutes symbolisées par des pictogrammes) : « J’adore », « Ha ha » (amusement), « Wouah » (surprise), « Grrr » ou « Triste ». On n’imagine pas toujours le nombre d’injonctions à « réagir » de manière impulsive à une nouvelle.
« J’aime » un statut sur Facebook. Cela vous semble probablement anodin. Pourtant, le réseau social vous incite à réagir et à exprimer un état émotionnel. Twitter lui a emboîté le pas l’an dernier en modifiant son étoile signifiant « ajouter aux favoris » en un cœur beaucoup moins équivoque : « j’aime ».
Facebook vous exhorte également à poster des statuts : « exprimez-vous », tandis que Twitter demande « Quoi de neuf ? ». Facebook vous invite par ailleurs à signifier comment vous vous sentez lorsque vous publiez une nouvelle, notamment à l’aide de smileys. Le tout se perd dans ces « fils d’actualités » où un « événement » en chasse un autre, et où les réactions des uns sont noyées dans celles des autres.
Tous ces paramètres anodins en apparence contribuent à nous faire réagir dans l’immédiateté, sur le mode émotionnel. En un clic, en une phrase, en un smiley, frénétiquement. Pour les réseaux sociaux en ligne, il y a des raisons financières à cela, dans la mesure où il est relativement connu que l’acte d’achat (et dans une moindre mesure, le fait de manifester de l’intérêt pour un produit commercial ou une marque) est quelque chose d’avant tout pulsionnel. En nous mettant dans une posture de « réactivité pulsionnelle », un des objectifs est de nous rendre plus perméables à la publicité.
Néanmoins, cette tendance n’est pas neuve ou encore propre aux médias sociaux. Ainsi, un certain nombre de médias d’information jouent sur la fibre émotionnelle, voire optent pour la carte du sensationnalisme.
Sur les plateaux télés, les hommes et les femmes politiques se relaient pour s’indigner les uns des autres : « cette posture est intolérable », « ce que vous dites est choquant, immoral ! »… Dans des émissions comme « Des paroles et des actes » ou encore « On n’est pas couchés », les chroniqueurs ou les invités se livrent à des joutes verbales teintées d’une rhétorique minimaliste, cristallisant les positions des uns et des autres.
D’autres médias ne sont pas en reste, avec ces titres d’articles racoleurs : « ce qui arrive ensuite va vous surprendre ! » (lire l’article de Vincent Glad à ce sujet), « cette vidéo va vous étonner ! », « les résultats de ce sondage vont vous scandaliser ! ».
La faute également aux formats, peu propices à des grands développements. Le public applaudit ou hue. Il « réagit » sur les réseaux sociaux ou dans son canapé. Il aime ou il déteste.
Pour prendre une dernière illustration, ce n’est pas pour rien qu’en 2010, le « Indignez-vous ! » de Stéphane Hessel a pu prétendre au titre de « best-seller » parmi les essais.
En soi, susciter une réaction émotionnelle n’est pas critiquable. Par contre, le fait de privilégier cette posture n’est peut-être pas un acte désintéressé : lorsque les individus se sentent concernés, touchés, ils passent à la caisse (lire notamment Le web des émotions : vers une économie de l’affect ?). De plus, et surtout, l’engagement par l’émotionnel peut être risqué, voire dangereux, lorsqu’il ne laisse aucune place à la réflexion et à la raison.
« Pleurer un petit noyé, haïr des violeurs en bande, s’offusquer d’un dessin choquant… Toujours s’émouvoir : ça dispense de penser », caricature Xavier Gorce.
L’émotion est normale, naturelle, et l’exprimer est quelque chose de sain. Ceci peut cependant s’avérer dommageable lorsque l’on n’en reste qu’à l’émotion (d’autant plus lorsque celle-ci est « subie », brute, voire « brutale »). A un moment donné, pour agir, il est aussi possible de se poser, d’analyser ou encore d’échanger des idées et de construire.
On ne peut pas faire l’impasse sur cette dimension émotionnelle, elle est inhérente à l’action humaine et représente un gros moteur d’engagement, d’action. Il serait contreproductif de refuser ou négliger l’émotion au profit de la raison, de les opposer. Si nous ne parvenons pas à nous mettre en empathie avec ceux qui souffrent, sont choqués ou indignés, alors nous ne pourrons pas « nous connecter » pour discuter et construire ensemble.
Un discours, aussi rationnel soit-il, peut manquer complètement de pertinence face à un public dont le vécu émotionnel n’a pas été pris en considération (cf. Lutter contre la haine de l’autre (2015), La logique face aux mauvais arguments (2014) et Pour une éthique de la discussion (2013)). L’émotion brute peut, quant à elle, être accueillie et dépassée. Elle fait d’ailleurs partie des choses à expliquer et à comprendre (dans sa diversité, ses raisons, ses impacts…).
En somme, je crois que nous avons tout intérêt à ne pas délaisser la raison au profit de la seule réactivité émotionnelle immédiate. Le risque serait de nous faire dépasser par celle-ci et d’agir de manière inadéquate. De même, je pense qu’il est judicieux que la raison ne néglige pas les émotions. Un discours déconnecté des vécus subjectifs risquerait de n’être qu’une coquille vide, ne « touchant » et n’impliquant finalement personne.
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