Les agences de presse occupent un rôle central dans la circulation de l’information. Associated Press (AP), Agence France Presse (AFP), Belga ou encore Reuters : vous avez certainement déjà croisé l’un ou l’autre de ces noms, en consultant un article dans votre journal ou sur un site de presse. Comment les agences de presse fonctionnent-elles ? Quels sont leurs impacts sur les contenus diffusés dans les médias ?
Selon Wikipédia, une agence de presse est « une organisation qui vend aux médias de l’information (textes, photos, vidéos, etc.) à la manière d’un grossiste fournissant des détaillants ».
Autrement dit, les agences de presse fournissent du contenu « brut » aux médias d’information, qui le diffusent ensuite via leurs propres canaux de publication.
Les articles de presse communiqués par ces agences prennent souvent la forme de dépêches. Selon le CNRTL, une dépêche est une « information, communication le plus souvent brève, transmise par les moyens techniques les plus rapides ».
Certains journaux reprennent les contenus bruts tels quels. Sur les sites de presse écrite ou pour des quotidiens gratuits, par exemple, il n’est pas rare que les articles soient en fait simplement des dépêches copiées-collées. D’autres les retravaillent ou les investiguent.
Lire aussi : Histoire des agences de presse (Wikipédia)
Fonctionnement et financement des agences de presse
Toutes les agences de presse ne fonctionnent pas de la même manière. Certaines agences sont spécialisées dans un domaine particulier, d’autres sont généralistes ; elles sont nationales ou internationales ; elles vendent leurs contenus exclusivement à la presse d’information officielle ou non, etc. Leurs sources de financement sont également diversifiées. Nous nous limitons ici à une présentation de quelques modèles, à titre exemplatif.
Lire aussi : La grande bibliothèque du droit (lagbd) – Agence de presse – Lagbd – Financement de l’AFP
L’Agence France Presse (AFP) est assez transparente à ce sujet. Entre 2015 et 2018, environ un tiers de son financement est public (État français), ce qui correspond à 130 millions d’euros sur plus de 300 millions de chiffre d’affaires annuel.
Le reste de ses rentrées provient des abonnements des éditeurs de presse (qui lui achètent donc du contenu), ainsi que d’une part croissante de contenus de diversification hors-media (à ce sujet, lire : Stéphane Marcovitch : « Notre ambition, conquérir 1000 nouveaux clients en 5 ans » (AFP.com – rapport annuel 2016)).
En Belgique, Belga fonctionne de manière relativement similaire, mais également avec des différences notoires. Dans un article du CRISP daté de 2005, Michel Gassée évoquait des aides directes à la presse :
« L’arrêté royal du 14 novembre 1978 modifie tout d’abord la répartition des subsides en introduisant un nouveau venu : l’agence de presse Belga. Il est précisé que celle-ci percevra 6 % de la somme globale allouée à l’aide directe. On notera au passage que cet arrêté royal impose aux entités de presse de contracter un abonnement aux services d’information de l’agence Belga pour bénéficier de l’aide directe à la presse. Or, cette agence appartient précisément, pour l’essentiel, aux journaux eux-mêmes » (Gassée, 2005).
Depuis, toutefois, la compétence relative aux aides à la presse a été communautarisée et Belga ne jouit plus d’aide à la presse au sens technique du terme, mais d’un « contrat de services » emporté par marché public auprès du service de la communication externe de la chancellerie du premier ministre, et d’abonnements négociés avec les gouvernements des entités fédérées et avec les différentes assemblées parlementaires du pays.
Tout comme pour l’AFP qui compte des éditeurs de presse français parmi ses clients, Belga vend ses contenus aux principaux éditeurs de presse belges. La plupart des éditeurs de presse belges en sont actionnaires. Belga News Agency précise également sur son site que la presse représente 65% de ses clients. Comme l’AFP, Belga diversifie son offre en démarchant entre autres les pouvoirs publics (16%) et des acteurs privés (entreprises, notamment des banques, également à environ 16%). L’agence déclare employer « 135 personnes : 100 journalistes et 35 employés ».
Selon l’Echo (« Agence Belga, de la dépêche aux services en communication », 2011), les revenus de Belga s’élevaient en 2011 à 19 millions d’euros.
Une critique de l’économie des contenus, uniformisés et formatés
Dans un article de Jeff Jarvis, traduit de l’anglais par Laurent Mauriac en 2016 sur le site du Nouvel Obs, l’auteur critique la décision d’Associated Press (AP) d’entamer une « chasse aux sites qui reprennent son contenu sans autorisation ».
[Mise à jour 2022/01] A ce sujet, lire aussi cet article de Alexandre Lazarègue (2021), avocat au barreau de Paris.
« Le blogueur Jeff Jarvis vient de lancer sur son blog un réquisitoire contre AP à qui il reproche de se tromper d’époque et de rater le virage de « l’économie du contenu » vers « l’économie du lien » […]
Les entreprises de presse ont besoin de se réunir – pas de couper leur contenu de l’Internet ou de se lancer dans des cabales antitrust – mais simplement de mettre au point un nouveau standard de métadonnée identifiant l’information originale » (Jarvis, traduit par Mauriac, NouvelObs.com, 2016).
L’auteur y accuse AP de contribuer à une homogénéisation de l’info la transformant en commodité, au lieu de valoriser les informations originales :
« Si AP voulait véritablement aider à soutenir le journalisme original, il construirait cette place de marché – et il arrêterait de réécrire, d’homogénéiser et d’anonymiser les informations de tous ses membres [AP est une coopérative dont les membres sont aussi les clients, ndt]. Ou, lorsqu’il le fait, il donnerait au moins la mention et les liens des sources, une nécessité morale dans l’économie du lien » (Jarvis, traduit par Mauriac, NouvelObs.com, 2016).
Jeff Jarvis en tire une conclusion pour le moins radicale :
« La seule conclusion ici est que l’existence même d’AP est le principal contributeur au fléau de l’information gratuite » (Jarvis, traduit par Mauriac, NouvelObs.com, 2016).
Le fonctionnement des agences de presse pose en effet de nombreuses questions : indépendance et « neutralité » dans le traitement de l’information, uniformisation des contenus (tant du fond de ce que publient les journaux, tous abonnés à ce service, que de la forme, la dépêche), tension entre mercantilisation et missions publiques…
Uniformisation : le règne du copier-coller
Dans un article intitulé The Production of Information in an Online World publié dans The Review of Economic Studies en 2019, Julia Cagé, Marie-Luce Viaud et Nicolas Hervé étudient la propagation de l’information en ligne, sur base d’un corpus massif de données, à savoir l’ensemble des articles publiés en ligne par les éditeurs de presse en France. Ils montrent que les contenus sur Internet sont massivement copiés-collés, et estiment que cela peut constituer une menace pour la viabilité économique des médias d’information :
« First, we document high reactivity of online media: one quarter of the news stories are reproduced online in under 4 min. We show that this is accompanied by substantial copying, both at the extensive and at the intensive margins, which may constitute a severe threat to the commercial viability of the news media » (Cagé, Hervé, Viaud, 2019).
Ils émettent enfin des recommandations visant à valoriser un retour aux contenus originaux, qui rejoint l’appel lancé par Jeff Jarvis. En 2017, dans un autre article publié sur le site INAGLOBAL, les mêmes auteurs expliquaient que 64 % de ce qui est publié en ligne est du copié-collé pur et simple.
« Même quand l’AFP n’est pas le news breaker, les médias préfèrent souvent faire référence à l’agence plutôt qu’au média qui a originellement sorti l’information. Plus de la moitié des citations sont des références à l’AFP. Et dans la majorité des articles publiés en ligne, on ne trouve pas une seule référence à un média concurrent […] Nous venons de souligner la reprise automatique de contenus AFP ; à l’autre extrême, le temps de réaction est le plus long quand le news breaker est un pure internet player » (Cagé, Hervé, Viaud, 2017).
Les auteurs montrent donc par ailleurs que les éditeurs de presse ont tendance à copier-coller machinalement les contenus diffusés par l’AFP, sans prendre la peine de creuser davantage les informations, d’en questionner la fiabilité par exemple.
Lire aussi : Paysage médiatique belge : y a-t-il trop de médias d’info ? (2013)
Ce phénomène est problématique en termes d’uniformisation des informations. Pour évaluer la fiabilité des documents, une recommandation est de diversifier ses sources d’information. Or, si toutes ces sources donnent le même son de cloche, peut-on vraiment parler de diversification ?
« Par ailleurs, comme le note le Conseil supérieur de l’audiovisuel [CSA, Avis n°3/2001, Le pluralisme des médias, 2001], « la diminution du nombre de titres ou d’éditions, leur dilution progressive dans d’autres titres, l’impression sur de mêmes presses ou le partage de pages rédactionnelles et publicitaires en sont autant de facteurs. Les titres quotidiens se sont regroupés en deux pôles pour la collecte de la publicité nationale […] Ils partagent l’amont de l’activité éditoriale (les sources d’information, via leur participation et leur abonnement à l’agence de presse Belga ou leur dépendance à l’égard des agences de presse étrangères pour les informations internationales). Ils partagent enfin la présence ou des investissements dans les développements éditoriaux, audiovisuels, multimédias ou autres […] » (Gassée, 2005).
Diversification et fonction d’agenda : les médias orientent davantage ce à quoi nous devons penser que ce que nous devons en penser
Dans un article intitulé Le style agencier et ses declinaisons thematiques publié dans la revue Réseaux en 2002, Eric Lagnaux explique que les agences possèdent « une fonction d’agenda pour les médias en les alertant sur les événements ou sujets qui méritent leur attention et en opérant en amont un premier tri dans le flux événementiel » (Lagneaux, 2002). Autrement dit : les agences disposent du pouvoir de mettre le focus sur des événements plutôt que d’autres dans la transmission des informations.
Lire aussi : Financement et indépendance de la presse : la fiabilité et le pluralisme sont-ils menacés ? (2017)
Formatage versus investigation, originalité et fiabilité
De plus, le contenu des dépêches est formaté, tant sur le fond que sur la forme. Il s’agit de contenus « prêts-à-publier ». Pour les médias d’info dont le modèle économique serait basé essentiellement sur la publicité, la question de la valeur ajoutée de ces contenus se pose principalement du point de vue économique. En gros, il faut que le contenu rapporte de l’argent, et donc des clics ou de l’audience. Or, pour maximiser les profits, il est intéressant de minimiser les coûts. Si le meilleur contenu est le plus rentable, et non le plus vraisemblable ou le plus qualitatif, alors cela peut s’avérer dommageable pour la circulation des informations. A court terme, de ce point de vue, il est en effet beaucoup plus rentable de copier-coller des dépêches le plus rapidement possible que d’investir du temps et de l’argent dans un travail plus poussé d’enquête, de vérification, de nuance, etc.
A ce sujet, nous faisons l’analogie avec le régime alimentaire : dans une vision à court terme, il est plus rentable de produire à la chaine des hamburgers de faible qualité, de privilégier l’économie « fast food ». Une alimentation saine et éthique n’est-elle cependant pas également souhaitable ?
« S’informer, c’est comme se nourrir. Les fast foods proposent de la nourriture à bas prix, plaisante pour les papilles gustatives, et force est de constater que cela est très rentable… Toutefois, on constate des mouvements sociaux qui s’élèvent entre autres pour des raisons éthiques ou de santé publique contre ce type d’alimentation et qui préconisent un autre rapport à la nourriture. C’est la même chose pour l’information. Si l’on reste dans un rapport cynique à notre régime informationnel, on peut se borner au constat que “les gens en redemandent” et que c’est vraiment rentable à court terme. Mais au niveau de la santé publique, c’est vraiment problématique. La proposition que je fais, ce n’est pas de bannir les fast foods, mais de diversifier le régime informationnel » (Business des médias : quels modèles économiques pour (sauver) la presse ? (2020)).
Lire aussi :
Indépendance et financements
Enfin, la question de l’indépendance de la presse mérite d’être soulevée.
Dans Business des médias : quels modèles économiques pour (sauver) la presse ? (2020) et d’autres articles similaires, j’explique qu’il existe différents modèles économiques pour les médias d’info. Ces derniers peuvent être financés en tout ou partie notamment par les pouvoirs publics (Etat, Communautés, etc.), par leurs ventes et abonnements (particuliers, clients) ou encore par la publicité (annonceurs)…
On pourrait s’interroger sur la dépendance des médias à l’égard de chacune de ces sources de financement, et sur leur fiabilité en conséquence. Un média peut-il critiquer ouvertement le pouvoir en place si ses subsides dépendent dudit pouvoir ? Un éditeur de presse peut-il diffuser des informations compromettantes sur l’un de ses actionnaires ? De quels modèles socioéconomiques un média est-il emprunt, dès lors que celui-ci est dirigé par de riches industriels ? Un média financé essentiellement par la publicité doit-il vraiment se soucier de la véracité de ses propos, tant que ses contenus sont vendeurs ?
Concernant les financements publics, il convient de relativiser la pression dont ils s’accompagnent, surtout dans le cas de médias d’information dont ce n’est pas la seule source de financement. Marc de Haan (2013), directeur de BX1, exprime ce point de vue de la sorte :
« Cela me fait toujours un peu rigoler quand quelqu’un dit que nous avons plus de pressions politiques. Je voudrais bien voir des journalistes qui n’ont pas de pressions politiques, que ce soit dans le secteur public ou le privé. Ce sont des débats dépassés. On les a connus, ça a été un combat et j’y ai été mêlé, mais pour moi ce sont vraiment des questions dépassées. Au contraire, ma vision des choses aujourd’hui consiste à considérer que le service public est justement une protection pour l’indépendance des rédactions, plus que jamais et de plus en plus dans le contexte de crise économique – voire structurelle – dans lequel on se trouve ».
En effet, désormais, il existe plusieurs garde-fous en termes de séparation des pouvoirs, ainsi que des missions de service public bien identifiées. Un éditeur de presse n’est pas nécessairement davantage soumis à des pressions que n’importe quel autre organisme (une association, par exemple) qui reçoit des aides des pouvoirs publics. Pour Marc de Haan, les financements publics constituent au contraire une garantie face aux pressions de rentabilité économique, qui sont devenues la norme. De plus, les journalistes sont aussi des humains, guidés par leurs propres valeurs : il est important de démystifier la production de l’information et de ne pas tirer de conclusions hâtives. Il reste qu’une conscience des sources de financement est toujours utile pour interroger la fiabilité et la qualité d’une information.
Originalité, fiabilité et pluralisme : pour une « économie du lien »
Pour Jeff Jarvis (2008), il faut passer d’une « économie du contenu » à une « économie du lien ». Selon lui, il est important de valoriser davantage les contenus originaux, en utilisant par exemple des algorithmes qui mentionnent automatiquement les sources initiales et y lient leurs contenus.
Comme lui, je suis pour la circulation libre des œuvres intellectuelles et des informations. En même temps, il m’importe que le travail original soit rétribué à sa juste mesure (Cf. par exemple mon point de vue dans cet article à propos du (non) financement de Philomedia.be).
Jarvis (2008) parle carrément d’une éthique du lien et de la citation, proche à certains égards de la logique des Creative Commons. Pour cet auteur, la meilleure valorisation de l’originalité des contenus à travers une éthique du lien permettrait également de revaloriser le statut des créateurs – les auteurs, tant du point de vue financier que symbolique. En effet, au niveau financier, les agences prennent le relais des auteurs en payant leurs contributeurs et employés en échange de la monétisation de leurs œuvres à plus large échelle. Au niveau symbolique, comme le fait remarquer Jarvis lorsqu’il parle d’anonymisation (cf. supra), les noms des journalistes, photographes ou autres contributeurs sont parfois simplement effacés au profit de la simple mention de l’agence en tant que source…
En somme, pour Jeff Jarvis, certaines de ces agences (de même que d’autres intermédiaires de la chaine de production des industries culturelles) sont devenues de grandes entreprises dont les contenus (infos) sont avant tout des produits, des marchandises dont la valeur est principalement monétaire. Or, si l’on veut favoriser la circulation d’une information originale et de qualité (qui soit non seulement davantage au service des auteurs, mais aussi au service du public et de son émancipation), alors il faut repenser le modèle économique de ces entreprises.